Dimanche 7 Avril 2013

Rencontre avec Nicolas Dot-Pouillard


Dans le cadre de notre dossier thématique sur l'aprés "printemps arabe", nous sommes allés à la rencontre de Nicolas Dot-Pouillard, chercheur, Docteur en sciences politiques. Répondant à nos questions, il en vient à dresser un panorama des forces en présence prenant en compte les différents facteurs sous-jacents aux crises en cours et nous montre in fine qu’aucun déterminisme ne semble vraiment applicable pour prédire le devenir « des Printemps Arabes ».



Nicolas Dot-Pouillard

Nicolas Dot-Pouillard est aujourd’hui Chercheur à l’Institut français du Proche-Orient (IFPO), à Beyrouth. Ses recherches sont consacrées à « La Palestine internationalisée. Les mobilisations transnationales autour de la question palestinienne ». Docteur en sciences politiques diplômé de l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS), il a également enseigné à l’Université Saint-Esprit de Kaslik (USEK), au Liban, et a été Senior Analyst pour l’International Crisis Group (ICG) en Tunisie.
Son dernier ouvrage « Tunisie : la révolution et ses passés » vient de paraître aux éditions L'Harmattant. Dans le cadre du présent dossier nous vous proposons l'avant propos de cet ouvrage.


Les Cahiers de l'Islam : L’Égypte et la Tunisie, deux pays symboles du « printemps arabe », sont traversés de nos jours par des crises politiques profondes, avec d’une part, en Égypte des manifestations quotidiennes contre le pouvoir des Frères musulmans et, d’autre part, en Tunisie l’assassinat de Chokri Belaïd et des divisions politiques apparues au sein du parti Ennahada à la suite de ce meurtre ; sans même parler des divergences sur le plan religieux que connaissent ces pays. Etait-ce prévisible ?

Nicolas Dot-Pouillard : Ce qui était sans doute prévisible dès le départ des révolutions arabes, c’est bien la force propulsive de l’islam politique. Si celui-ci est bel et bien contesté aujourd’hui, on ne peut pas dire qu’il en est pour autant à son dernier souffle. Les Frères musulmans  ont remporté une série de batailles électorales en 2011 et 2012 – en Tunisie, en Egypte, au Maroc. En Jordanie, le Front d’action islamique  compte encore s’appuyer sur la dynamique de l’insurrection syrienne pour contester la monarchie hachémite. La variable militaire et le registre de la violence politique ont enfin permis à la mouvance islamiste syrienne, notamment au Jabahat an-Nusra , de devenir peu à peu un acteur majeur et incontournable de la contestation du régime de Bashar al-Assad. Une certaine téléologie démocratique libérale, à l’œuvre dans les milieux académiques, mais aussi parfois dans les milieux progressistes arabes, avaient cru voir dans les insurrections égyptiennes et tunisiennes une fin annoncée de l’islam politique : la variable sociale du soulèvement tunisien, avec le rôle central de l’Union générale tunisienne du travail (UGTT) dans les premières mobilisations, favorisait cette lecture. C’était alors sous-estimer les « remontées de l’histoire », selon la belle formule de l’historien Dominique Chevallier. Le discours islamiste fonctionne pour trois raisons : il fait figure, en termes de cycle de contestation, de « dernier résistant » aux régimes autoritaires postcoloniaux, après la fin du cycle des contestations de gauche des années 1970. Son discours de refus de la « colonisation culturelle » occidentale reste encore performatif, et fait écho aux luttes décoloniales du dix-neuvième et du vingtième siècle, notamment dans leur versant panislamiste. Son référent temporel central, à savoir celui d’un âge prophétique originel idéalisé, peut faire figure de résistance – avec aussi une part d’illusion -  aux aspects les plus dévastateurs  d’une mondialisation débridée et des logiques d’accélération du capital et de la modernité tardive, pour reprendre les concepts du sociologique allemand Hartmut Rosa [1] .
Ceci dit, il ne faut pas substituer une erreur  à une autre - la sous-estimation du fait islamiste qui était à l’œuvre aux débuts des révolutions arabes - et créer une nouvelle téléologie de l’histoire qui ferait des mouvements islamistes les seuls sujets des révolutions arabes. Ils restent en effet contestés. Les islamistes ont sans doute mésestimé deux facteurs, en Egypte comme en Tunisie : premièrement, une question sociale qui ne peut se reconnaître dans les orientations les plus néolibérales des Frères musulmans, et donc une logique de polarisation accrue avec les mouvements sociaux et syndicaux. L’opposition entre l’Union générale tunisienne du travail et le mouvement Ennahda en est un exemple flagrant. Deuxièmement, ils ont sans doute surestimé leur propre degré d’hégémonie : être la première force électorale ne signifie pas qu’on maîtrise la totalité d’un pays. D’où une difficulté à gérer leur rapport aux autres forces politiques qui ont participé aux processus révolutionnaires : en Egypte, la décision du président Muhammed Morsi de limoger le Procureur général de la République, un ancien fouloul , à la fin 2012,  aurait pu certes être applaudie dans les rangs des jeunes révolutionnaires de la Place Tahrîr. Le renforcement des pouvoirs présidentiels et la volonté de se placer au-dessus de l’instance judiciaire ont néanmoins provoqué une contestation populaire d’ampleur, contre un présidentialisme renforcé de sinistre mémoire.
Il faut enfin compter sur un dernier facteur, qui démontre tout à la fois les forces et les faiblesses de l’islam politique aujourd’hui : un islam politique contesté veut parfois dire un islam politique renforcé. La contestation des Frères musulmans, en Egypte comme en Tunisie, peut certes en partie profiter aux forces de gauche, à certains éléments des anciens régimes, mais elle peut aussi renforcer d’autres courants de l’islam politique. Avec la démocratisation, le marché de l’islam politique s’est de fait élargi : c’est aussi dire que la crise que peut vivre le mouvement Ennahda en Tunisie, où les Frères musulmans égyptiens, peut aussi être capitalisé par les mouvements salafistes, qui se posent en troisième pôle, très critique de l’islamisme des Frères : on le voit avec l’émergence du mouvement Ansâr ash-Shâria’ de Abou Ayyadh en Tunisie, ou des partis al-Watan (la patrie) ou an-Nour (la lumière) en Egypte. Au Yémen, le mouvement al-Islâh (la réforme) se voit concurrencé par la Ligue pour la renaissance et le changement de Aqil al-Maqtari , tandis que les formations jihadistes peuvent maintenir un haut niveau de tension sécuritaire dans les gouvernorats du sud. En somme, ces mouvements reprochent aux Frères musulmans d’avoir abandonné l’idéal d’une cité islamique ici et maintenant. Leurs poids politique pèse désormais sur les débats internes des Frères musulmans, qui sont face à un dilemme : soit poursuivre une voie réformiste et d’acclimatation aux schèmes issus de la modernité politique, ce qui exige des alliances  avec certains de leurs adversaires, y-compris laics, soit penser à une grande alliance islamique, plus conservatrice et tournée vers les salafistes, ce au risque d’accroître certaines divisions sociales et identitaires.
 

Les Cahiers de l'Islam : Compte tenu de ces crises, certains craignent pour "l’avenir" du printemps arabe qui serait, selon eux, un « automne islamiste », et d’autres parlent déjà d’une usurpation de la volonté « populaire » par les partis politiques –laïques ou religieux. Dans ce contexte, quelle analyse faites-vous de l’état actuel et du devenir du printemps arabe ?

Nicolas Dot-Pouillard : Il y a eu deux phases des révolutions arabes. La première est assez traditionnelle et idéaliste : elle est fondée sur le paradigme démocratique, et oppose simplement les régimes au peuple. Dans ce cadre, islamistes et non-islamistes pouvaient d’ailleurs être unis : c’est le cas en Tunisie, où le Conseil supérieur pour la réalisation des objectifs de la révolution voyait une partie de l’extrême-gauche, l’UGTT et le mouvement Ennahda militer ensemble pour la démission du gouvernement de Muhammed Ghannoushi, en février 2011. La seconde phase, dans laquelle nous sommes, a vu une série progressive de scission du social et du politique : c’est le temps non-idéaliste des révolutions arabes. L’arrivée des islamistes au pouvoir, en Egypte et en Tunisie, a permis d’obscurcir les premières revendications des révolutions – sociales et démocratiques – en faisant réintervenir dans le champ politique la variable identitaire. C’est la première césure. La seconde intervient avec la guerre libyenne, puisqu’elle commence à diviser les acteurs révolutionnaires arabes autour d’un débat fondamental : faut-il soutenir ou non l’intervention des troupes de l’OTAN auprès des révolutionnaires libyens ? La troisième césure est la crise syrienne, qui fait office de division de l’ensemble des acteurs politiques du monde arabe, y-compris des islamistes eux-mêmes : le Hezbollah  ou le Mouvement du Jihad islamique en Palestine (MJIP)  se retrouvent plus proches de Bashar al-Assad, alors que l’ensemble des Frères musulmans, dont le Hamas, qui pourtant avait élu domicile à Damas pendant de longues années, se retrouve clairement du côté de la rébellion. La crise syrienne a réveillé un ensemble de contradictions régionales : celles opposant l’Iran aux Pays du Golfe, celles, confessionnelles, faisant de la division sunnites/chiites une véritable base de la politique régionale. La crise syrienne a également réactivé un clivage de type nationalitaire et tiers-mondiste : les gauches arabes, dans leur majorité, se retrouve plus proche du régime et d’un Hezbollah libanais, au nom de la lutte contre « l’intervention occidentale » en Syrie, alors qu’au contraire, ce sont les islamistes de type Frères musulmans qui tendent à relativiser ce clivage « orient »/ »occident », « impérialisme »/ »anti-impérialisme », en appelant à un soutien militaire occidental contre l’armée régulière syrienne.
L’intuition de Robert Malley et de Hussein Agha, en ce sens, est juste, mais si je suis en désaccords avec leur conclusion – qui est de dire « qu’il n’y a pas de révolution » [2] . Les révolutions arabes pourraient bien combiner trois crises en même temps : un affrontement peuple contre régimes, un affrontement de régimes à régimes, et un affrontement de peuple à peuple. On voit en effet, dans les révolutions arabes, un ensemble de crises se superposer et se conjuguer les unes aux autres : il y a crise identitaire (entre les partis séculiers et les mouvements islamistes), il y a crise sociale (entre des mouvements sociaux et syndicaux et les Etats), crise confessionnelle (typifiée par l’exemple syrien et ses répercussions profondes sur les espaces libanais et irakiens), mais aussi crise de l’Etat-nation sous sa forme actuelle : les revendications régionalistes ont fait une formidable remontée avec les révolutions arabes. L’autonomisme kurde, revendiqué par le Parti de l’union démocratique (PYD) syrien, a pu faire une percée réelle sur le front de la lutte armée en Syrie, profitant de l’écroulement de la machine étatique baathiste. Il y a réémergence d’une revendication irrédentiste sudiste au Yémen. En Jordanie, le mouvement de contestation a vu s’établir une polarisation  de plus en plus prégnante entre transjordaniens de la bande est du pays, au cœur des mobilisations de 2011, et jordaniens d’origines palestiniennes, parmi lesquels les Frères musulmans restent majoritaires.
Les révolutions arabes ont enfin ceci de paradoxal qu’elles ont vu les catégories même de révolutionnaires et de contre-révolutionnaires être profondément brouillées. En somme, on choisit sa révolution, et on peut être tout à la fois « pro » et « anti » révolution. Le Hezbollah libanais peut applaudir le mouvement de contestation à Bahrein, ou saluer les révolutions égyptiennes et tunisiennes. Il se tiendra néanmoins aux côtés de Bashar al-Assad concernant le cas syrien. Au contraire, les monarchies du Golfe participeront de l’écrasement du soulèvement bahreini, pour appuyer celui à l’œuvre en Syrie. De manière provocatrice et caricaturale, je dirais qu’on peut être révolutionnaire et monarchiste, tout comme on peut être de gauche et antirévolutionnaire. Ces paradoxes sont pour l’essentiel du, comme je l’ai dit, à la concentration d’un ensemble de crises politiques, identitaires, confessionnelles et régionales qui s’accumulent en même temps, mais qui ne convergent pas et ne concordent pas sur leurs objectifs et leurs revendications. La concept de crise révolutionnaire est donc ici à mettre systématiquement au pluriel.

Les Cahiers de l'Islam : Ne faut-il pas voir dans ces crises multiples et diverses qui traversent le monde arabe (notamment l’Égypte et la Tunisie) des événements qui s’inscrivent dans la marche « normale » de nations à la recherche d’une identité politique nouvelle capable de garantir les idéaux de « liberté », de « justice sociale », etc. ? Faut-il s’en inquiéter ?

Nicolas Dot-Pouillard : L’expression de « printemps arabe » suivi « d’hiver islamiste » est assez symptomatique d’un raisonnement traitant l’histoire sous la forme récurrente du normal et du pathologique : il y aurait les bonnes révolutions arabes, celles des premiers débuts chantants, et puis les mauvaises, celles du désenchantement dont les islamistes seraient les premiers responsables. Le propre des processus révolutionnaires, comme le rappelait le philosophe Daniel Bensaîd, reprenant les concepts de Walter Benjamin, c’est bien de casser cette vision homogène et linéaire de l’histoire. Les révolutions ne se lisent pas selon l’ordre des saisons, des travaux et des jours, qui se succèdent les uns aux autres selon une chronologie ennuyeuse. Elles sont par principe état d’exception, soumises à l’aléatoire, à la crise, à l’évènement, et leur devenir n’est pas donné d’avance. Il doit cependant toujours y avoir  inquiétude d’un possible « thermidor » : elle réside selon moi dans le fait que les polarisations identitaires et confessionnelles sont peut être à même d’obscurcir les premières revendications, démocratiques et sociales, des mouvements révolutionnaires. L’exemple tunisien est significatif. Le débat islamistes/non-islamistes est venu se substituer aux débats fondamentaux de la révolution : celui sur la rédaction de la Constitution, celui sur la justice transitionnelle et sur les réparations financières et morales à accorder aux familles des « martyrs » et blessés de la révolution, celui sur une meilleure répartition des richesses nationales, et sur un rééquilibrage des clivages entre la côte et les régions intérieures, ces dernières étant au cœur du soulèvement de décembre 2010 et janvier 2011. La seconde inquiétude à avoir est celle d’un schéma hobbsien inversé, où l’on passerait directement du « Léviathan », soit de l’autoritarisme pur, à un « état de nature » absolu, soit à une désintégration totale des corps sociaux et des espaces politiques selon des lignes de fracture régionalistes, identitaires et confessionnelles et une logique de la guerre de tous contre tous. Les processus révolutionnaires actuels, dans le monde arabe, vont sans doute s’étirer dans un temps long, avec beaucoup de surprise : l’essentiel pour en saisir l’essence n’est pas de leur trouver un sens déjà donné. Les lectures gauchisantes, islamistes, libérales, démocratiques des révolutions arabes ont ceci de commun qu’elles cherchent toutes à donner une direction déjà présente à l’histoire, chacune avec leur sujet propre. Pour les uns ce sont les syndicats et les nouveaux mouvements sociaux, pour les autres ce sont les islamistes, pour les derniers ce sont les armées arabes. C’est là mésestimer en quoi les processus révolutionnaires sont justement en train d’affecter profondément la nature de ces forces, leurs orientations,  et leurs directions futures. 

 


[1] Hartmut Rosa, Accélération. Une critique sociale du temps, Editions La Découverte, Collection Théorie critique, Paris, 2010.
[2] Hussein Agha and Robert Malley, « This is not a revolution », The New York Review of Books, November 8, 2012.



Dans la même rubrique :