Diplômé en sociologie, anthropologie et sciences des religions, Rachid ID YASSINE est docteur de l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS). Chercheur associé au Centre d'analyse et d'intervention sociologiques(CADIS) et à l’Institut catalan de recherche en sciences sociales (ICRESS), il enseigne au Centre d'étude des religions (CER) de l'université Gaston Berger de Saint-Louis (UGB) et au département de sociologie de l’université Perpignan Via Domitia (UPVD) depuis 2007. Il coordonne l’Observatoire des mondes de la Méditerranée et du Moyen-Orient (OMEMO). Ses travaux portent actuellement sur les « islamités francophones » et les régionalismes (européens et africains). Consultant, membre de diverses associations scientifiques et auteurs de plusieurs articles, il a publié aux éditions Halfa, L’Islam d’Occident ? Introduction à l’étude des musulmans des sociétés occidentales (2012) et Repenser l'identité. Essai de sociologie critique du fait identitaire (2014).
Les cahiers de l'Islam : Le tragique assassinat d’Hervé Gourdel, otage français en Algérie, a provoqué une vive indignation en France et dans le monde. Des membres de la communauté musulmane française ont tenu à rappeler publiquement que ce meurtre était contraire à l’Islam et ont exprimé leur profonde condamnation. Ce drame et la campagne de solidarité qui s’en est suivie ont, d’une certaine manière, ravivé le débat de l’identité nationale en France. Le politologue Eric Fassin a déclaré dans les colonnes du site les InROCKS : « Le principal responsable, ce serait le contexte politique récent en France : la loi sur le voile de 2004, le débat sur l’identité nationale, le débat sur le voile intégral… Les musulmans sont toujours sommés de faire la démonstration de leur intégration et de leur soumission à l’identité nationale ». En tant que sociologue, quel est votre regard sur la question des musulmans français et de l’identité nationale ?
Rachid ID YASSINE : De Charles Martel à Charles de Gaulle, cela fait bien longtemps que la question de l’identité française est lue à travers celle de l’islam. Et inversement, la question des musulmans de ce pays est posée à partir de celle de l’identité nationale. Il faut déjà dire que ce n’est pas une exception, même s’il est vrai que la rigidité et l’engourdissement avec lesquels le débat public français s’empare de ces questions, sont assez exceptionnels. On peut regretter que les élites intellectuelles et politiques de ce pays n’aient guère eu la sagesse de tirer parti de cette vielle relation qu’a la France avec l’islam. On aurait pu éviter aux générations actuelles d’hériter d’une discussion ankylosée par tant d’approximations réductrices et d’imprécisions préétablies qu’on a le sentiment d’être systématiquement confronté à une impasse toute aussi reproduite qu’inavouée. On continue infatigablement à se poser cette question du rapport des musulmans français à leur propre identité nationale. L’un des trois principaux écueils est cet arrière-fond historique qui n’aide donc pas à dépassionner cette question.
Certes, Éric Fassin a raison de pointer du doigt l’irresponsabilité de la classe politique au pouvoir ces dernières décennies, pour avoir en la matière mené une action législatrice faite de stigmatisation et de répression. Au moment où les citoyens français de confession musulmane exigent un traitement égalitaire conformément aux principes républicains, on invoque la défense des valeurs républicaines pour justifier un traitement d’exception avec lequel, clairement, on cherche à exclure des écoles, des universités, des entreprises jusque dans l’espace public, toute expression visible de l’islamité que peuvent représenter le « voile » simple ou intégral, les prières collectives, les minarets ou la viande halal... La sociologue canadienne, Sherene Razack a analysé ces mécanismes d’« éviction des musulmans de l’espace politique ». Cette politique prohibitionniste va élargir le fossé entre les institutions de la République et les musulmans (français ou non), mais aussi entre la classe politique et l’ensemble des Français (musulmans ou non). Si les plus lucides et les moins dupes peuvent toujours éviter le piège des communautarismes ethniques ou sociaux et celui des intégrismes religieux et laïcs qu’on oppose, certains - en particulier chez les jeunes - peuvent plus facilement se laisser tenter par un radicalisme primaire où des identités prétendument épurées s’affrontent : Gaulois contre Sarrazins, Francs contre Maures, Français contre musulmans... Les imaginaires sont pré-configurés et entretenus de façon à dessiner assidûment une ligne de conflit aussi redoutablement évidente que dangereuse. Il est donc difficile de faire entendre définitivement que des Français sont tout aussi musulmans que des musulmans sont français, sans à chaque événement tragique suspecter que le mariage de ces deux identités soit blanc. C’est là le second écueil de cette question qui ne trouve pas de réponse politique forte susceptible de rivaliser avec un populisme qui a le besoin vital de polariser le débat et d’assigner chacun à un camp, celui des Français ou celui des musulmans : les musulmans français étant du coup invités - sans, par définition, jamais pouvoir y parvenir - à faire montre d’une allégeance ne souffrant aucun doute possible. Ce ne sont là, à mon avis, que les soubresauts symptomatiques d’un nationalisme cafardeux et déclinant devant une mondialisation effrénée et comminatoire...
Pourtant aussi ordinaire soient-elles, l’identité française de certains musulmans et l’identité musulmane de certains français constituent une réalité qui fait voler en éclat les représentations culturelles binaires, paradoxalement aussi rassurantes que conflictogènes, sur lesquelles s’appuient, tant par commodité que par opportunité, bon nombre de politiques et de médias à l’adresse d’un électorat et d’un lectorat peu exigeants. La simplicité de ces grilles de lecture fait écho à une paresse intellectuelle qui refuse de sanctionner ces discours publics car ceux-ci offrent l’illusion confortable de comprendre la complexité des enjeux. Aussi en va-t-il de la responsabilité de l’ensemble des citoyens de se réapproprier les termes du débat public et d’investir pleinement celui-ci. Et la question de l’islam n’en est qu’une parmi tant d’autres où une certaine démission démocratique participe des tensions internes à ce pays, du climat délétère et de la morosité ambiante qui y règnent. Dès lors, il n’est tout aussi pas suffisant que juste d’incriminer uniquement les acteurs politiques et médiatiques dominants, car dans le jeu de nos sociétés de consommation - et même si l’offre l’a fabrique en grande partie - la demande existe. C’est pourquoi il appartient à chacun des citoyens français, et plus particulièrement aux musulmans d’entre eux, de cesser de réagir au gré d’agendas qu’ils subissent, pour ensemble imposer leur propre agenda, celui que la société civile de ce pays élabore dans les interactions quotidiennes où se mêlent et s’entremêlent les destins de chacun. Les mariages mixtes, les initiatives entrepreneuriales, les réussites dans la fonction publique, les relations de voisinage, la confiance des amitiés non-confessionnelles démontrent chaque jour le caractère dépassé voire dévoyé de cette question paravent. Car si la place de la religion musulmane dans la société française interroge encore, il n’est en réalité pas plus question de loyauté à la nation que de rapport postmoderne au sacré. C’est ici, je crois, que se situe l’un des plus importants facteurs qui aujourd'hui désarme le politique devant bon nombre des enjeux de société. En effet, les faits confortent la thèse que j’ai maintes fois eu l’occasion d’exposer, d’une sécularisation inachevée qui, après l’art, la science, la politique et le droit, s’évertue aujourd'hui - toujours dans la douleur et pour cause - de séparer le religieux du culturel. On réinterroge ainsi ce qui, pour chacun certes, mais aussi et surtout pour tous, est ou n’est plus sacré. L’illustration la plus flagrante et navrante de ce troisième écueil pourrait ainsi être le fourvoiement progressif et provisoire du principe politique de laïcité en une valeur culturelle, à la fois et paradoxalement, promue comme universelle et constitutive de l’identité nationale française.
Les cahiers de l'Islam : Ces questions sociales sont souvent exacerbées avant chaque calendrier électoral ou à la suite d’un acte terroriste commis « au nom de l’islam », voir d’un fait divers impliquant un membre présumé de la communauté musulmane française. Selon vous, est-ce que les politiciens peuvent aborder efficacement ce sujet nonobstant les diverses polémiques ou ces dernières sont au contraire l’occasion d’annihiler les préjugés et d’avancer de façon significative dans le débat national en vue de répondre aux disparités et aux malaises sociaux propres à certaines composantes de la population française ?
Rachid ID YASSINE : Votre question est franchement bienvenue. Car si, comme je viens de le dire, il convient de ne pas se limiter à réagir au gré de l’actualité que l’on fabrique, il ne faut pas non plus négliger le fait que celle-ci fabrique à son tour « l’opinion publique ». Dès lors, on doit en effet s’interroger sur les postures à adopter devant la mise en épingle de faits divers ou l’insistance propagandiste sur tel ou tel acte en temps de guerre. Aussi, les polémiques autour de la délinquance ou du terrorisme - en somme la violence illégitime - ne doivent pas empêcher les « politiciens » d’assumer leurs responsabilités de la manière la plus efficace, d’autant plus que le peuple leur confie le monopole de la violence légitime pour garantir sa sécurité. Parmi ces responsabilités, on pourrait relever celle de mettre un terme à ces polémiques au lieu, trop souvent, de les alimenter et de s’en servir pour combler la vacuité de leurs propositions politiques, voire pire, dans une instrumentalisation mutuelle avec les médias, d’en être même à l’initiative, indirectement en amont et directement en aval. Le niveau du débat politique en France est lamentablement inquiétant devant la gravité des enjeux et défis qui exigent des réponses conçues avec sérieux, sagesse et lucidité.
Face à la délinquance ou au terrorisme, il serait bon de rappeler que les Français non musulmans n’ont pas le monopole de l’inquiétude et de l’insécurité et qu’au contraire, les musulmans (français ou non) sont même les premières victimes de ces fléaux et ne sont pas comptables des dérives marginales de certains de leurs coreligionnaires, tout comme les Français (musulmans ou non) ne le sont pas à l’égard de celles de certains de leurs concitoyens. Ces phénomènes n’ont strictement aucun lien direct avec l’identité nationale ni même avec l’identité religieuse. C’est tout juste s’ils peuvent être mis en lien avec l’identité sociale dans les cas de la délinquance des pauvres et celle moins stigmatisée des riches, ou avec l’identité politique dans les cas du terrorisme d’État et celui moins justifié d’individus ou de groupes.
Ce malaise n’est donc pas uniquement celui de « certaines composantes de la population française » dont le sentiment d’insécurité serait supposé être plus important que celui de certaines autres composantes qui elles, en seraient plutôt « présumées coupables », mais bien celui de l’ensemble de la population française, les musulmans y compris. Qu’il y ait donc des inquiétudes collectives sur des violences commises « au nom de l’islam » par un ou plusieurs membres de la communauté musulmane, est une chose ; que ces inquiétudes soient uniquement celles d’une partie de la population en est une autre, erronée qui plus est. Car encore une fois, les musulmans de France regrettent et condamnent eux-mêmes ces violences délictueuses, misogynes ou terroristes qui les affectent d’autant plus qu’elles sont perpétrées au nom de leur foi...
Il appartient donc à l’ensemble de nos concitoyens de porter un regard critique sur les mécanismes qui régissent nos représentations sociales et nous conduisent à avoir tel ou tel sentiment, à adopter telle ou telle opinion pour enfin se comporter de telle ou telle manière. L’ethnicisation et la racisation du fait religieux sont des processus subtiles nous exhortant à recourir à certains réflexes qui participent eux-mêmes du problème pour finalement souscrire à des logiques institutionnalisées d’exception et d’exclusion dont on atténue l’extrême violence. Pourtant cette même violence institutionnelle va servir à nourrir celles que l’on espère combattre avec. Ces polémiques donc, dans la mesure où elles offrent un espace empathique de conflits, peuvent en effet être l’occasion de contrer toutes ces formes de violence, et de réajuster à chaque fois le regard que la société porte sur ces phénomènes pour véritablement les prendre à charge, à la racine. Et celle-ci est avant tout socio-économique, que cela soit à l’échelle nationale ou mondiale...
Rachid ID YASSINE : Votre question est franchement bienvenue. Car si, comme je viens de le dire, il convient de ne pas se limiter à réagir au gré de l’actualité que l’on fabrique, il ne faut pas non plus négliger le fait que celle-ci fabrique à son tour « l’opinion publique ». Dès lors, on doit en effet s’interroger sur les postures à adopter devant la mise en épingle de faits divers ou l’insistance propagandiste sur tel ou tel acte en temps de guerre. Aussi, les polémiques autour de la délinquance ou du terrorisme - en somme la violence illégitime - ne doivent pas empêcher les « politiciens » d’assumer leurs responsabilités de la manière la plus efficace, d’autant plus que le peuple leur confie le monopole de la violence légitime pour garantir sa sécurité. Parmi ces responsabilités, on pourrait relever celle de mettre un terme à ces polémiques au lieu, trop souvent, de les alimenter et de s’en servir pour combler la vacuité de leurs propositions politiques, voire pire, dans une instrumentalisation mutuelle avec les médias, d’en être même à l’initiative, indirectement en amont et directement en aval. Le niveau du débat politique en France est lamentablement inquiétant devant la gravité des enjeux et défis qui exigent des réponses conçues avec sérieux, sagesse et lucidité.
Face à la délinquance ou au terrorisme, il serait bon de rappeler que les Français non musulmans n’ont pas le monopole de l’inquiétude et de l’insécurité et qu’au contraire, les musulmans (français ou non) sont même les premières victimes de ces fléaux et ne sont pas comptables des dérives marginales de certains de leurs coreligionnaires, tout comme les Français (musulmans ou non) ne le sont pas à l’égard de celles de certains de leurs concitoyens. Ces phénomènes n’ont strictement aucun lien direct avec l’identité nationale ni même avec l’identité religieuse. C’est tout juste s’ils peuvent être mis en lien avec l’identité sociale dans les cas de la délinquance des pauvres et celle moins stigmatisée des riches, ou avec l’identité politique dans les cas du terrorisme d’État et celui moins justifié d’individus ou de groupes.
Ce malaise n’est donc pas uniquement celui de « certaines composantes de la population française » dont le sentiment d’insécurité serait supposé être plus important que celui de certaines autres composantes qui elles, en seraient plutôt « présumées coupables », mais bien celui de l’ensemble de la population française, les musulmans y compris. Qu’il y ait donc des inquiétudes collectives sur des violences commises « au nom de l’islam » par un ou plusieurs membres de la communauté musulmane, est une chose ; que ces inquiétudes soient uniquement celles d’une partie de la population en est une autre, erronée qui plus est. Car encore une fois, les musulmans de France regrettent et condamnent eux-mêmes ces violences délictueuses, misogynes ou terroristes qui les affectent d’autant plus qu’elles sont perpétrées au nom de leur foi...
Il appartient donc à l’ensemble de nos concitoyens de porter un regard critique sur les mécanismes qui régissent nos représentations sociales et nous conduisent à avoir tel ou tel sentiment, à adopter telle ou telle opinion pour enfin se comporter de telle ou telle manière. L’ethnicisation et la racisation du fait religieux sont des processus subtiles nous exhortant à recourir à certains réflexes qui participent eux-mêmes du problème pour finalement souscrire à des logiques institutionnalisées d’exception et d’exclusion dont on atténue l’extrême violence. Pourtant cette même violence institutionnelle va servir à nourrir celles que l’on espère combattre avec. Ces polémiques donc, dans la mesure où elles offrent un espace empathique de conflits, peuvent en effet être l’occasion de contrer toutes ces formes de violence, et de réajuster à chaque fois le regard que la société porte sur ces phénomènes pour véritablement les prendre à charge, à la racine. Et celle-ci est avant tout socio-économique, que cela soit à l’échelle nationale ou mondiale...
Les cahiers de l'Islam : Vous venez de publier un ouvrage intitulé « Repenser l’identité. Essai de sociologie critique du fait identitaire » aux Editions Halfa, pouvez-vous nous en dire davantage ?
Rachid ID YASSINE : Tout le monde parle d’identité et on en parle à telle enseigne que, malgré les réserves ou même la vindicte savante dont le terme a fait l’objet, on n’oserait se poser la question de savoir ce que c’est sans prendre le risque de passer pour un inculte. C’est comme avec l’islam, tout le monde en parle sans trop savoir ce que c’est, et au fond qu’importe, son usage est strictement instrumental. Aussi, l’identité fascine tout autant qu’elle révulse. Elle obsède. Pourtant très concrètement, on ne saurait guère vous dire à quelle réalité renvoie le terme. On se contentera de vous citer maints exemples de ce qu’on croit être concrètement l’identité : un drapeau, un sexe, une couleur de peau, un culte, une gastronomie, un sport ou un métier... Mais on ignorera toujours ce que les identités nationale, sexuelle, ethnique, religieuse, culturelle ou professionnelle ont en commun pour être toutes autant les unes que les autres une identité.
Au-delà des enjeux épistémologiques liés à la définition du mot, le livre essaie donc de mettre en évidence la réalité du fait identitaire. Comme tout fait, l’identité dispose d’un rythme, d’une temporalité, relève de dimensions distinctes et concomitantes à la fois, prend des formes aux aspérités plus ou moins franches. L’identité n’est donc pas uniquement une idée ou une représentation d’autre chose qu’elle-même. Elle est bien réelle. Et refuser de l’admettre en espérant ainsi se prémunir de ses dangers est non seulement risqué mais suicidaire. À la tête de l’opposition aux identitarismes en tout genre, les discours progressistes contemporains sont contradictoires et finissent par servir involontairement d’alliés objectifs aux idéologies identitaristes qu’ils cherchent pourtant à combattre. En même temps que ces discours promeuvent et défendent les droits de minorités sexuelles, ethniques ou religieuses, ils récusent ceux des majorités dont une frange va se radicaliser en s’appuyant sur les frustrations générées par un certain sentiment de dépossession.
Il suffit d’observer le cours des choses pour s’en convaincre. Crescendo mais sûrement, on assiste à un durcissement grandissant des identités devenues des sources intarissables de violence. Si on peut en soi leur reconnaître un droit de citer, les nationalismes ou les régionalismes, les communautarismes ou les fondamentalismes prennent des tournures de plus en plus austères et acerbes. Et au lieu d’être des supports d’échanges et d’ouverture, les appartenances deviennent des lieux de refuge et de repli. Dès lors être français comme être musulman se conjugue à l’impératif et sous un mode défensif. Il ne s’agit plus d’offrir et de partager ce que l’on est mais de le garder et de le protéger. Les identités sont quasi-exclusivement traduites en des injonctions normatives et négatives. Non pas que le normatif soit superflu, il est au contraire nécessaire...
On ne sait donc plus faire vivre nos multiples identités ensemble et avec celles des autres, sans que l’une ne domine ou n’écrase les autres. Or il n’est d’identité qu’à travers l’altérité. On cède ainsi à la peur de les voir diluées ou tout simplement ramollies alors même que leur survie dépend de notre capacité de les faire interagir. Non seulement il n’est aucune identité pure, mais personne ne peut parvenir à une pureté identitaire. Le pluriel est toujours de rigueur, chacun d’entre nous dispose de plusieurs identités à la fois, de nature aussi diverse que diversifiée. On n’est jamais seulement français, comme on ne peut jamais être seulement musulman. Il y a des registres et des dimensions différentes à ne pas confondre, tout comme il est une quête d’ordonnancement et de cohérence que chaque individu ou groupe entreprend plus ou moins laborieusement. L’épanouissement de l’individu comme celui de la société passe alors par l’évanouissement de tout essentialisme et réductionnisme. Si l’imaginaire peut tenter de nous convaincre du contraire, le pluralisme est la condition de l’humanité comme le lui rappelle la biodiversité dont elle dépend elle-même. Ce livre tente donc de fournir des clefs de compréhension et d’appréhension scientifiques du fait identitaire, car le défi de nos sociétés reste et sera encore et toujours celui de permettre, à chacun et à tous, de tout à la fois devenir invariablement soi-même et se découvrir continuellement.
Rachid ID YASSINE : Tout le monde parle d’identité et on en parle à telle enseigne que, malgré les réserves ou même la vindicte savante dont le terme a fait l’objet, on n’oserait se poser la question de savoir ce que c’est sans prendre le risque de passer pour un inculte. C’est comme avec l’islam, tout le monde en parle sans trop savoir ce que c’est, et au fond qu’importe, son usage est strictement instrumental. Aussi, l’identité fascine tout autant qu’elle révulse. Elle obsède. Pourtant très concrètement, on ne saurait guère vous dire à quelle réalité renvoie le terme. On se contentera de vous citer maints exemples de ce qu’on croit être concrètement l’identité : un drapeau, un sexe, une couleur de peau, un culte, une gastronomie, un sport ou un métier... Mais on ignorera toujours ce que les identités nationale, sexuelle, ethnique, religieuse, culturelle ou professionnelle ont en commun pour être toutes autant les unes que les autres une identité.
Au-delà des enjeux épistémologiques liés à la définition du mot, le livre essaie donc de mettre en évidence la réalité du fait identitaire. Comme tout fait, l’identité dispose d’un rythme, d’une temporalité, relève de dimensions distinctes et concomitantes à la fois, prend des formes aux aspérités plus ou moins franches. L’identité n’est donc pas uniquement une idée ou une représentation d’autre chose qu’elle-même. Elle est bien réelle. Et refuser de l’admettre en espérant ainsi se prémunir de ses dangers est non seulement risqué mais suicidaire. À la tête de l’opposition aux identitarismes en tout genre, les discours progressistes contemporains sont contradictoires et finissent par servir involontairement d’alliés objectifs aux idéologies identitaristes qu’ils cherchent pourtant à combattre. En même temps que ces discours promeuvent et défendent les droits de minorités sexuelles, ethniques ou religieuses, ils récusent ceux des majorités dont une frange va se radicaliser en s’appuyant sur les frustrations générées par un certain sentiment de dépossession.
Il suffit d’observer le cours des choses pour s’en convaincre. Crescendo mais sûrement, on assiste à un durcissement grandissant des identités devenues des sources intarissables de violence. Si on peut en soi leur reconnaître un droit de citer, les nationalismes ou les régionalismes, les communautarismes ou les fondamentalismes prennent des tournures de plus en plus austères et acerbes. Et au lieu d’être des supports d’échanges et d’ouverture, les appartenances deviennent des lieux de refuge et de repli. Dès lors être français comme être musulman se conjugue à l’impératif et sous un mode défensif. Il ne s’agit plus d’offrir et de partager ce que l’on est mais de le garder et de le protéger. Les identités sont quasi-exclusivement traduites en des injonctions normatives et négatives. Non pas que le normatif soit superflu, il est au contraire nécessaire...
On ne sait donc plus faire vivre nos multiples identités ensemble et avec celles des autres, sans que l’une ne domine ou n’écrase les autres. Or il n’est d’identité qu’à travers l’altérité. On cède ainsi à la peur de les voir diluées ou tout simplement ramollies alors même que leur survie dépend de notre capacité de les faire interagir. Non seulement il n’est aucune identité pure, mais personne ne peut parvenir à une pureté identitaire. Le pluriel est toujours de rigueur, chacun d’entre nous dispose de plusieurs identités à la fois, de nature aussi diverse que diversifiée. On n’est jamais seulement français, comme on ne peut jamais être seulement musulman. Il y a des registres et des dimensions différentes à ne pas confondre, tout comme il est une quête d’ordonnancement et de cohérence que chaque individu ou groupe entreprend plus ou moins laborieusement. L’épanouissement de l’individu comme celui de la société passe alors par l’évanouissement de tout essentialisme et réductionnisme. Si l’imaginaire peut tenter de nous convaincre du contraire, le pluralisme est la condition de l’humanité comme le lui rappelle la biodiversité dont elle dépend elle-même. Ce livre tente donc de fournir des clefs de compréhension et d’appréhension scientifiques du fait identitaire, car le défi de nos sociétés reste et sera encore et toujours celui de permettre, à chacun et à tous, de tout à la fois devenir invariablement soi-même et se découvrir continuellement.