Roland Lombardi est cadre en entreprise, consultant indépendant et analyste chez JFC-Conseil. Par ailleurs doctorant à l’Institut de recherches et d’études sur le monde arabe et musulman (IREMAM) d’Aix-Marseille Université, il est également membre actif de l’association Euromed-IHEDN. Il est l’auteur d’ "Israël au secours de l’Algérie française, l’État hébreu et la guerre d’Algérie : 1954-1962" (Éditions Prolégomènes, 2009). Il collabore régulièrement au blog RiskEnergy et au site Esprit Corsaire, Observatoire de la Défense et de la Sécurité. Il est l’auteur d’articles et de publications notamment pour la Revue de la Défense Nationale et la revue Moyen-Orient. Ses dernières publications : « Quel avenir pour l’armée dans la nouvelle Égypte », in Moyen-Orient, n° 17, janvier 2013, « La résilience du régime de Damas et les perceptions israéliennes des évolutions syriennes », in EurOrient, n°41, mai 2013 et « Les évolutions du conflit syrien : la vision israélienne » in Confluences Méditerranée n° 89, Printemps 2014. Il est spécialiste des relations internationales, particulièrement sur la région du Maghreb et du Moyen-Orient, ainsi que des problématiques de géopolitique, de sécurité et de défense.
Les cahiers de l'Islam : Chuck Hagel, le secrétaire américain à la Défense, a déclaré le 21 août : « L’Etat islamique est plus qu’un simple groupe terroriste. Il allie idéologie et sophistication militaire. Il est incroyablement bien financé. Cela va au-delà de tout ce qu’il nous a été donné de voir » (Source JOL Press). Selon vous, ces affirmations sont-elles fondées ? Si c’est le cas, comment peut-on expliquer que cette dynamique de violence ait pu émerger et se développer presque à l’insu des observateurs internationaux et des puissances occidentales qui n’ont pas donné, visiblement à temps, le signal ?
Roland Lombardi : Comme depuis déjà quelques décennies, mais plus particulièrement depuis le « printemps arabe » puis le chaos libyen ou encore la tragédie syrienne, les dirigeants occidentaux, mais surtout américains et français, ont démontré une désespérante incompétence quant à comprendre les réalités du monde arabe et du Moyen-Orient. Soumis à la « dictature de l’opinion et de l’émotionnel », ils n'ont fait qu'écouter les analyses de "conseillers" et de "spécialistes" dotés d’une incommensurable méconnaissance de la région et de ses habitants, et bourrés de partis pris, de mythes ou d’idéologies dépassés, mais qui n’ont aucune place dans la géopolitique et la diplomatie.
Cependant, depuis un an, après tant d'errements, il semblerait que le réalisme et le pragmatisme reviennent à l'honneur dans les chancelleries occidentales...C'est très bien, en espérant que cela ne soit pas trop tard...
Quant à la déclaration de Chuck Hagel, elle est un véritable appel à la mobilisation générale. Pour cela, il décrit l’Etat islamique (EI) comme une menace sérieuse. Et il l’est ! Dans une guerre, la dernière chose à faire, c’est de sous-estimer l’adversaire ! L’EI représente un réel danger pour la stabilité de la région. Sa force repose d’abord dans ses sources de financement (trafics en tous genres, soutien directe ou indirect de certains pays du Golfe, prises de guerre…) et sur le fanatisme et la détermination de ses troupes. Toutefois, sur le plan strictement militaire, l’EI a aussi de nombreuses faiblesses : l'absence d'aviation et d'armes anti-aériennes, et ses troupes (estimées entre 10 000 et 30 000 combattants), même bien équipées, sont éparpillées et assez hétérogènes. Surtout, chose inédite dans l’histoire, les djihadistes de l’EI sont sur le point de mettre toute la région et les grandes puissances d’accord sur un point : le combattre ! Face à lui se dressent donc : le pouvoir irakien (surtout que la crise politique semble prendre fin depuis que Nouri al-Maliki a quitté ses fonctions sous la pression de ses parrains iraniens), le Kurdistan et ses redoutables Peshmergas, la Jordanie, l’Egypte, Israël (dont les pétroliers, les instructeurs et le Mossad sont très présents au Kurdistan) et l’Iran (très impliqué comme soutien du régime syrien et « protecteur » des 60 % de chiites qui composent la population irakienne). Ajoutons aussi la Russie (pourtant en « froid » avec Washington et très « occupée » en Ukraine mais qui est la principale alliée de l’Iran et du régime syrien) et enfin les Etats-Unis, la Grande-Bretagne et la France, tous trois frappés par un sursaut de réalisme géopolitique fort opportun. Demain, assurément, et aussi incroyable que cela puisse paraître, Assad et même l’Arabie Saoudite (qui se sent menacée et qui commence à réaliser les méfaits de jouer aux apprentis sorciers…) rejoindront ce véritable front anti-djihadistes, pourtant si improbable il y a encore un an de cela !
Les cahiers de l'Islam : Comme nous l’avons vu à travers la presse et les témoignages de nombreux de musulmans sunnites à travers le monde ainsi que par la déclaration de certains oulémas, le califat auto-proclamé d’Abu Bakr al Baghdadi voit sa légitimité religieuse et politique fortement contestée. Selon vous, est-ce que l'État islamique peut continuer sa marche en faisant fi de cette crédibilité dans le monde musulman ? N’y a-t-il pas antinomie avec le califat qui prône une certaine idée d’unité ?
Roland Lombardi : L'idée d'une certaine unité prônée par l'EI est totalement illusoire. Comme l'ont prouvé l'histoire ou le panarabisme, l'unité du monde arabe et musulman ne peut être que symbolique et artificielle. Dans la réalité et les faits, le monde arabe et musulman est fortement divisé et risque de le rester encore longtemps...
Le 19 août, le grand mufti d'Arabie saoudite, Abdel Aziz Al-Cheikh, a dénoncé violemment les djihadistes de l'État islamique et d'al-Qaida, les qualifiant d'"ennemi numéro un de l'islam". C'est un message très fort dans le monde musulman. Par ailleurs, et jusqu'à présent, l'EI avait une capacité importante de mobilisation et de recrutement (surtout envers les autochtones) qui était moins basé sur le fait religieux que sur l'aspect financier. En effet, si des Syriens ou des Irakiens ont rejoint les djihadistes, ce sont d'abord et surtout des jeunes désoeuvrés et miséreux qui y voyaient un moyen facile de gagner de l'argent, tout simplement. L'argent fut d'ailleurs aussi une des principales raisons des alliances ponctuelles entre l'EI et certaines tribus sunnites... Enfin, comme cela se produit en Syrie et ailleurs, la « gestion » des régions, tombées sous le joug de l’EI, se révèlera à terme catastrophique sur le plan économique comme humain. Il n’y a qu’à voir le sort tragique réservé aux chiites, aux Yazedis et aux chrétiens. De plus, les populations sunnites, soumises par la terreur des islamistes, finiront par se rebeller inévitablement. On a déjà pu assister, ces dernières semaines, aux défections de plusieurs tribus sunnites qui avaient fait allégeance au "Califat"...
Les cahiers de l'Islam : L’Etat islamique semble gagner du terrain sur le plan géographique, il arrive sur le territoire syrien. Est-ce que cette présence peut avoir une influence directe sur la guerre civile qui sévit en Syrie ? De par la proximité territoriale, peut-elle en avoir une de façon directe ou indirecte sur le Liban et le conflit israélo-palestinien ?
Roland Lombardi : Il faut rappeler que l'EI est déjà présent en Syrie depuis plusieurs mois voire des années. Mais sur le territoire syrien, le « califat » d’Abou Bakr al-Baghdadi doit faire face, dans l’est du pays, à la fois à l’armée d’Assad, aux rebelles de l’ASL mais aussi à d’autres milices islamistes. C'est d'ailleurs face à la résistance du régime syrien et à la déliquescence du pouvoir irakien que les troupes du calife Ibrahim avaient jeté leur dévolu sur l’Irak depuis le début de l'été.
Mais, aussi impressionnantes et inquiétantes qu’elles soient, les victoires de l'EI ne sont que relatives. En effet, le 17 août dernier, avec l'appui aérien américain et le soutien de l'armée irakienne ainsi que de tribus sunnites, les Kurdes ont repris le barrage de Mossoul en 24 h !
Encerclé et aux abois, l'EI pourrait alors frapper dans les endroits les plus vulnérables, comme au Liban. Au début du mois d'août, à Ersal, une petite ville frontalière du nord-est du pays, les Libanais ont déjà repoussé de violentes attaques djihadistes... Mais si l'EI intensifiait ses agressions au Liban, on assisterait sûrement à une "union sacrée" libanaise (entre le Hezbollah, l'armée libanaise et d'autres milices, druzes et chrétiennes) pour le combattre. La France a, quant à elle, promis des livraisons d'armes à l'armée libanaise...
Concernant, le conflit israélo-palestinien, Israël, la Jordanie et l'Autorité palestinienne sont bien sûr très inquiéts de l'effet que pourrait avoir l'emprise de l'EI sur la population palestinienne.
Mais l'EI n'aurait une réèlle influence, qu'à une seule condition : que la Jordanie "tombe"! Pour l'instant, c'est peu probable. Le Roi de Jordanie bénéficie du soutien de son peuple, de son armée et des principaux chefs de tribus jordaniennes. De plus, en cas de menace plus concrète, il aurait inévitablement le soutien et la protection militaire des Etats-Unis, de l'Egypte...et d'Israël !
Les cahiers de l'Islam : Après les bombardements américains en Irak, quelles autres stratégies politiques et militaires, selon vous, les puissances occidentales vont-elles adopter pour enrayer ce phénomène ?
Depuis quelques semaines, avec l’approbation de la communauté internationale et de l’ONU, Washington a lancé des frappes contre l’EI.
Même s’il est vrai qu’au début les Etats-Unis protégèrent avec leurs frappes, leurs ressortissants, leurs sociétés et leurs intérêts pétroliers, Washington a aussi très bien compris les dangers que représente le « Califat » pour la stabilité de la région…
De leur côté, Français, Britanniques, Allemands et Italiens ont promis l’envoi d’armes aux Peshmergas kurdes. A l'automne, lorsque les conditions climatiques seront plus propices, les raids américains vont s'intensifier, sans pour autant que soit déclenchée une intervention occidentale terrestre de grande envergure. Des forces spéciales, des conseillers et de nombreux "mercenaires" des sociétés militaires privées sont déjà en Irak et suffiront pour l'instant, à contenir la menace.
D'autant plus que le scénario idéal pour les Etats-Unis, appuyés par les Occidentaux (et pourquoi pas les Russes), sera d'encercler et d'asphyxier progressivement l'EI avec l'aide officielle du gouvernement irakien et des Kurdes du Kurdistan irakien mais aussi avec l'aide, tacite celle-là, du régime syrien et de l'Iran.
L'EI a donc réussi à liguer contre lui tous les protagonistes du Moyen-Orient. Ainsi, toute la géopolitique de la région risque d'être modifiée en profondeur. Mais pour l'instant, les dangers restent grands. Face à un EI déterminé, très bien organisé et très bien équipé, les combats seront encore très difficiles. Sans oublier les risques certains d’attentats visant les intérêts occidentaux dans le monde et surtout en Europe, grâce aux nombreux djihadistes européens qui l'ont rejoint depuis ces dernières années...