Le premier ouvrage de Saba Mahmood, Politics of Piety..., dont la traduction française est parue aux éditions La Découverte en septembre 2009, se veut un effort de décentrement. En s’intéressant à l’implication des femmes à l’intérieur du mouvement islamique, Saba Mahmood amorce une vaste réflexion sur les concepts qui balisent notre compréhension de l’islam, de l’éthique et du politique. L’objectif ? Ébrécher le cadre normatif à travers lequel l’action féministe, la résistance et la liberté sont actuellement envisagées ; et donner un sens réellement anthropologique à la notion d’agencéité (agency).
Nous publions ici l'entretien de Saba Mahmood réalisé par Jean -Michel Landry et publié par la revue Anthropologie et Sociétés.
Avec les aimables autorisations de Jean- Michel Landry (qui a rédigé pour l'occasion l'introduction du présent article), de Saba Mahmood et enfin de la revue Anthropologie et Sociétés.
Jean-Michel Landry est candidat au doctorat au département d’anthropologie de l’Université de Californie à Berkeley. Ses recherches portent sur la vie sociale de la charia chiite (jaafarite) au Liban. Il est doctorant associé à l’Institut Français du Proche-Orient et research fellow à l’Orient Institute de Beyrouth.
Introduction
De part et d’autre, ce qu’on retient de ce livre, c’est d’abord le traitement de la question de l’« agencéité » (agency). L’auteure souligne d’ailleurs dans la préface à la seconde édition de 2012 qu’il s’agissait d’élaborer « un vocabulaire analytique pour penser les modalités de l’agencéité qui excèdent le cadre des projets politiques d’émancipation (qu’ils soient féministes, libérales ou de gauche) » (p. x). Le présent entretien approfondit cette question. Mais on aurait tort d’en rester là. Car le thème de l’agencéité, poursuit l’auteure dans cette même préface, est secondaire vis-à-vis de l’étude de la manière dont certaines conceptions de la pratique (religieuse) contribuent à la formation de sujets humains (p.xii).
La remarque est capitale. Car si l’on associe le travail de Saba Mahmood (en France notamment) aux questions de genre et d’agencéité; si l’on situe Politics of Piety dans le prolongement des analyses de Michel Foucault et celles de Judith Butler, on apprécie plus rarement le traitement original réservé aux notions de « traditions » et de « pratiques » religieuses. Sur ce point pourtant, la rupture vis-à-vis du discours dominant est tout aussi franche. Seulement, cette dernière prend sa source dans une tradition de pensée (allant, grosso modo, d’Aristote à Talal Asad en passant par Alasdair MacIntyre) dont les plus récents développements[4] attendent toujours d’être traduits en français. Si le présent entretien apporte à cet égard un éclairage somme toute limité, cette courte introduction se veut une invitation à apprécier les multiples ruptures dont recèle Politics of Piety, par delà la seule question de l’agencéité.
Anthropologie et Sociétés – En 2005 est paru Politics of Piety..., ouvrage dans lequel vous portez un regard sur la participation des femmes au mouvement islamique égyptien. Fondé sur une étude ethnographique minutieuse des pratiques éthiques et religieuses, votre livre a permis de renouveler notre compréhension de l’islam, du féminisme, du libéralisme et, surtout, de la notion d’agencéité. Politics of Piety... est désormais considéré comme une importante contribution à la théorie féministe ainsi qu’aux études religieuses et postcoloniales. Comment ce projet a-t-il commencé?
Saba Mahmood – La place grandissante des mouvements islamiques dans l’ensemble du monde musulman m’intéressait beaucoup. Comme je l’ai souligné dans la préface de mon livre, l’essor de ces mouvements a, au cours des vingt dernières années, ébranlé mes convictions personnelles sur le féminisme, le sécularisme et la pensée progressiste. Je souhaitais saisir le mouvement islamique ni comme une pathologie des sociétés musulmanes, ni comme l’effet idéologique des circonstances économiques difficiles (comme plusieurs études ont cherché à le montrer dans les années 1980). Mon objectif était plutôt de voir quelle sorte d’éclairage les pratiques discursives de ce mouvement jettent sur les concepts que l’on utilise pour analyser les phénomènes islamiques. Mon livre est donc à la fois une ethnographie du mouvement islamique égyptien – c’est-à-dire une exploration des concepts et des pratiques qui fondent le mouvement – et une remise en question de plusieurs des idées reçues qui balisent notre compréhension de ce type de mouvements ; je pense à la relation entre politique, éthique et moralité, de même qu’au type de sujet présupposé lorsqu’il est question de religiosité et de politique. Je voulais ébranler les jugements normatifs qui sont portés lorsque les mouvements que le libéralisme considère comme menaçants, inintéressants ou rétrogrades sont analysés.
Ce livre constitue en quelque sorte une conversation avec moi-même, un moyen de remettre en question mes propres conceptions du religieux, du politique, de l’agencéité et de la liberté ainsi que mes croyances politiques sur ce que signifie vivre en contexte d’inégalité. Comme je le montre dans mon livre, ces croyances et conceptions ne sont pas uniquement les miennes ; elles sont le produit de la pensée libérale et progressiste, qui est constitutive de la formation intellectuelle de plusieurs générations de militants et d’intellectuels postcoloniaux (comme moi). L’emprise de la pensée politique libérale dans le monde universitaire est encore plus forte lorsque l’on considère l’analyse des mouvements politico-religieux (tels que l’islamisme) qui mettent à l’épreuve l’hégémonie politique occidentale et qui sont profondément conservateurs. Politics of Piety... constitue un double effort : faire l’ethnographie d’un courant du mouvement islamique et nous obliger à revoir le vocabulaire analytique, conceptuel et politique à travers lequel ces mouvements sont souvent mis en cause.
Le mouvement de piété
A. et S. – Politics of Piety... est entièrement consacré à l’étude du mouvement de piété, un mouvement de femmes qui a vu le jour au Caire, en Égypte. Comment décririez-vous ce mouvement? Quels en sont les principaux objectifs?
S. M. – Avant de répondre, il me semble important de préciser que le mouvement islamiste dont il est question ici est un mouvement très diversifié. Malheureusement, depuis les attentats du 11 septembre 2001, l’islamisme est associé le plus souvent à l’activisme et à ce que l’on appelle communément le « fondamentalisme ». Il est primordial que ceux qui s’intéressent aux questions de religion et de politique (ou encore à l’islam contemporain) prennent conscience de l’immense diversité de ce mouvement.
On pourrait dire, en schématisant un peu, qu’il existe trois principaux courants au sein du mouvement islamiste. Le plus connu, quoique très étroit et limité en réalité, est celui dont on entend tout le temps parler : le courant activiste. Un autre courant, bien plus important, est constitué par les partis politiques islamiques, qui ne sont pas que des mouvements déviants et avides de pouvoir que de nombreux intellectuels libéraux associent aux groupes évangéliques chrétiens que l’on retrouve aux États-Unis. Dans bien des cas, ces partis représentent les voix démocratiques les plus importantes du monde musulman. Je pense ici aux Frères musulmans en Égypte, au parti Ennahda en Tunisie et au parti islamique turc. Malheureusement, la presse occidentale a tendance à les dépeindre comme des partis politiques fondamentalistes qui veulent instituer la loi islamique et priver les femmes et les minorités de leurs droits. Ce que l’on observe sur le terrain est beaucoup plus complexe : ces partis constituent une voix importante pour la démocratisation de ces sociétés soumises au contrôle de régimes autoritaires qui parlent fréquemment au nom du sécularisme. Enfin, le troisième courant en importance du mouvement islamiste est ce que j’appelle le « mouvement de piété » (« mouvement da‘wa »). Ce courant est formé d’un large éventail d’organismes non gouvernementaux, d’associations de quartier et de réseaux de gens qui travaillent sous les auspices de la mosquée locale pour offrir des services d’assistance sociale et apprendre aux musulmans comment adopter des comportements quotidiens qui respectent les principes et préceptes islamiques.
La participation des femmes au mouvement de piété est selon moi particulièrement intéressante, notamment du fait que c’est un mouvement indépendant des centres d’autorité établis (des établissements religieux comme al-Azhar, des partis politiques ou de l’État). Il s’agit d’un mouvement de base qui a émergé de lui-même. Ce mouvement était déjà actif depuis vingt ans lorsque l’État a commencé à le réglementer (au milieu des années 1990) et que divers organismes religieux non gouvernementaux ont commencé à contribuer à son développement. Depuis, son autorité et son indépendance continuent d’être perçues comme une menace aux principales institutions religieuses et gouvernementales du pays.
Féminisme et islam : une tension
A. et S. – Vous faites remarquer dans votre livre que le mouvement de piété met au défi d’une manière très particulière l’ordre politique libéral et séculier défendu par l’État égyptien. Pourriez-vous nous en dire plus?
S. M. – J’analyse les défis que ce mouvement pose à la conception libérale séculière de la politique à travers la lunette du féminisme libéral. Comme on le sait, les mouvements piétistes de ce type (c’est-à-dire qui prescrivent la soumission aux commandes divines) ne sont pas particuliers à l’islam ; on en trouve partout dans le monde et ils sont associés à diverses traditions religieuses. Ce qui m’étonne à propos de la littérature existante sur ces mouvements (et tout particulièrement dans la littérature féministe), c’est que ces derniers sont souvent analysés en termes structuro-fonctionnalistes. Les objectifs qui les caractérisent, comme la formation de la piété ou la soumission à Dieu, ne sont pas analysés en fonction de ce qu’ils représentent pour les participants eux-mêmes (en tant que forme d’épanouissement), mais sont souvent expliqués en termes économiques ou structuro-fonctionnalistes. Par exemple, la majorité des chercheurs féministes reconnaissent que les femmes musulmanes portent de plus en plus le voile, mais ils diront qu’il s’agit là d’une forme de fausse conscience et que ces femmes adoptent une pratique qui va fondamentalement à l’encontre de leur propre épanouissement. Les chercheurs et militants qui défendent ce point de vue posent souvent la question suivante : « comment et dans quelle mesure les femmes voilées reconduisent-elles leur propre domination en s’appropriant des comportements et des notions de genre correspondant à un idéal masculin? ». On prend pour acquis que les femmes voilées ont internalisé les idéaux masculins (symbolisés par le voile) et que cette pratique rend impossible leur épanouissement personnel. Je soutiens dans mon livre que cette manière de comprendre la signification du voile pour les femmes musulmanes est inadéquate et qu’elle ne permet pas non plus de saisir les formes d’émancipation où le voile constitue un marqueur important de ce qu’« être humain » signifie.
L’autre problème fondamental que ces mouvements posent à la pensée féministe libérale séculière concerne la naturalisation de la notion de « liberté ». Dans divers courants de la théorie et de la pratique féministes, cette notion tire ses origines des conceptions « positive » et « négative » de la liberté, conceptions issues de la théorie politique libérale [5]. Bien que la notion de liberté ait été valorisée dans un certain nombre de traditions prémodernes, le libéralisme présuppose une anthropologie du sujet très particulière : une anthropologie dans laquelle la liberté est d’abord comprise comme la capacité individuelle d’agir de manière autonome selon ses propres désirs et intérêts (intérêts qui sont largement définis en termes économiques). Or, en considérant l’autonomie comme un attribut « naturel » de l’être humain, on introduit aussitôt un antagonisme entre l’individu et le social ; les intérêts de l’individu s’opposent aux valeurs et aux intérêts du groupe. La maxime libérale selon laquelle une « bonne vie » est nécessairement celle qui résulte d’un choix libre et celle dans laquelle l’individu acquiert des capacités correspondant à ses « propres volonté et intérêts » est sans contredit la formulation éthique dominante de notre époque.
Dans mes travaux, j’ai tenté de montrer que cette distinction entre le social et l’individu ne saurait être considérée comme universellement valide. En effet, celle‑ci sous-entend une anthropologie particulière du sujet qui ne peut être attribuée à tous, en tous lieux et à toutes les époques. En outre, la remise en question du concept libéral de l’autonomie individuelle par les philosophes post‑structuralistes (tels que Foucault, Derrida et Butler) nous oblige à tenir compte des racines idéologiques tout comme des limites de cette conception. Dans mon livre, je mets en doute la présupposition voulant que toutes les femmes – quelles que soient leurs origines culturelles ou leur époque – soient animées par le désir de se libérer des rapports de domination, en particulier de la domination masculine. Dans la mesure où le féminisme, comme d’autres mouvements de libération, cherche à réaliser les conditions nécessaires à la maximisation de la liberté des femmes, on retrouve chez les féministes une tendance à naturaliser le désir des femmes de se libérer de leur statut de subordonnées dans telle ou telle autre société. Lorsque l’on constate que des femmes, islamistes par exemple, n’incarnent pas ce désir de liberté, on considère qu’elles sont victimes d’une fausse conscience, prisonnières de l’idéologie patriarcale contre laquelle elles devraient pourtant lutter. Cette ligne d’analyse est rarement, voire jamais, contestée : pourquoi devrions-nous, en première instance, prendre pour acquis que les femmes (ou tout autre groupe subordonné d’une société) sont nécessairement motivées par le désir de liberté? Existe-t-il d’autres désirs, aspirations et projets qui pourraient avoir préséance sur le désir de liberté? Et si la réponse est affirmative, comment faut-il comprendre ces projets et la place qu’ils occupent dans la vie des gens? Enfin, comment cette analyse peut-elle nous aider à repenser l’idée que c’est le désir de liberté qui caractérise l’âge moderne et ses sujets? Il apparaît clairement à tous que, malgré l’omniprésence de l’idéologie de la liberté, la plupart des aspects de nos vies ne peuvent être saisis à l’aune de cet idéal, pas plus d’ailleurs qu’ils ne sauraient être expliqués par la notion de « coercition ». Nous n’analysons pas nos vies à partir de catégories aussi étroites. Alors pourquoi persistons-nous à expliquer les aspirations de millions de musulmans en termes si simplistes?
Voyons maintenant quelles sont les incidences de ce cadre d’analyse sur la question de la politique libérale séculière. Au cours des deux dernières décennies, la montée des mouvements islamiques dans un certain nombre de sociétés postcoloniales a incité les universitaires et les décideurs politiques à réinstituer le sécularisme à la fois comme doctrine et comme éthique politique. La montée des mouvements religieux étant considérée comme un signe de l’échec de la modernisation de ces sociétés, la solution consiste à mettre en oeuvre un programme de sécularisation plus solide et efficace. Dans cette optique, le sécularisme est entrevu non pas comme une cause, mais comme une cure contre les maux de ces sociétés. Cette compréhension des choses diffère grandement de celle que proposent les hommes et les femmes du Renouveau islamique avec lesquels j’ai travaillé lors du terrain qui a précédé la rédaction de mon livre. Ces derniers envisagent le sécularisme comme une force destructrice qui dissout peu à peu un monde vécu particulier et ses pratiques éthiques, lesquelles ont une valeur chère à leurs yeux et méritent par conséquent d’être préservées. Ils évoquaient en particulier l’effet corrosif de la conception moderne et séculière de la religiosité – comme système de croyances privées qui n’a que peu d’influences sur la manière dont on organise nos conduites quotidiennes – sur leur compréhension de l’islam comme ensemble de vertus morales et éthiques. Leur engagement dans un ensemble de rituels et de pratiques (tels que le respect formel des obligations islamiques, les modes de conduite personnels et sociaux et la création d’une communauté éthico-politique) est perçu, du point de vue d’une conception normative de la religiosité moderne, comme rétrograde, régressif et traditionnel, voire carrément dangereux. J’aimerais préciser ici que les gens avec lesquels j’ai travaillé ne cherchent pas à investir l’État. Ils visent plutôt la création d’une sociabilité islamique pieuse dans laquelle l’islam n’est pas véhiculé du haut vers le bas par l’entremise de l’État, mais pratiqué au sein d’une communauté vertueuse où l’accent est porté sur la façon dont chacun vit sa vie (plutôt que sur ce que chacun croit). Pour eux, le sécularisme est une force nocive qui rend impossible la pratique d’une forme de vie de ce genre.
Critiquant le sécularisme, en tant que logique sociale, gouvernementale et culturelle, les participants du mouvement de piété avec lesquels j’ai travaillé sont souvent accusés par le système de gouvernance de violer le principe de division entre moralité et politique, une division qui selon leurs détracteurs séculiers était essentielle à la subsistance d’une communauté politique moderne. Or, beaucoup d’hommes et de femmes du Renouveau islamique sont tout à fait conscients que cette division, décrite comme étant « naturelle » dans la rationalité politique libérale, est en fait une division putative que l’État enfreint constamment au moyen d’un ensemble de mesures disciplinaires dans le but de réguler le fait religieux. Comment, autrement, comprendre l’histoire des réformes religieuses, celle des pratiques culturelles par lesquelles les normes séculières sont véhiculées et maintenues, ainsi que les violations actuelles dont sont victimes les groupes culturels et politiques islamiques? Pour les participants du Renouveau islamique, la violence inhérente aux réformes et projets séculiers est souvent ignorée par les tenants du sécularisme, qui y voient un sacrifice nécessaire à la création d’une communauté politique séculière.
On peut ici évoquer la critique acerbe que Marx a faite du capitalisme. Tout en en reconnaissant la force et le potentiel libérateur, il dénonçait la violence et l’injustice de ce système pour les humains et la nature. En condamnant le capitalisme, Marx statuait clairement que les sociétés « traditionnelles et féodales » devaient subir ce processus de violence précisément pour devenir plus malléables et plus ouvertes à la possibilité d’une véritable libération. Marx, c’est bien connu, envisageait la colonisation britannique de l’Inde de manière positive : elle constituait une étape nécessaire en vue de la réalisation d’une communauté politique communiste. Je pense que c’est une attitude similaire qui caractérise la tolérance libérale et progressiste envers la violence du sécularisme, laquelle est souvent considérée comme un sacrifice nécessaire à l’établissement d’une « communauté politique libérale tolérante ». Il s’agit là, j’en ai peur, d’un point de vue problématique qui, dans le monde d’aujourd’hui, engendre la violence plus qu’il ne la combat.
La notion d’agencéité (agency)
A. et S. – Quel lien faites-vous entre cette incapacité à aborder les mouvements non libéraux de façon positive et la conception de l’agencéité dominante dans la pensée féministe libérale?
S. M. – Un des angles d’analyse les plus souvent adoptés par les théoriciens du genre pour aborder les mouvements socioreligieux conservateurs est celui de l’opposition entre subordination et résistance. Il s’agit aussi de l’approche la plus favorisée en anthropologie pour analyser ces mouvements. On soutient fréquemment que les femmes qui participent à ces mouvements résistent en partie aux normes masculines, dans la mesure où elles se réapproprient le vocabulaire patriarcal et mettent en oeuvre leurs propres désirs et objectifs au moyen de ce vocabulaire. Par exemple, si une femme se lève et se met à prononcer un sermon (un rôle qui lui a été historiquement interdit), elle subvertit le rôle attribué aux femmes dans l’islam traditionnel en même temps qu’elle reconduit les normes islamiques qui maintiennent sa soumission dans un contexte d’inégalité de genre. Ce faisant, les prédicatrices musulmanes résistent aux normes islamiques (en agissant de leur plein gré) en même temps qu’elles s’y soumettent.
Dans mes travaux, je soutiens que ce couple subordination-résistance est problématique, car à travers lui l’agencéité est présentée comme consubstantielle à la résistance. L’agencéité apparaît comme la capacité de l’individu à contester le pouvoir – de façon consciente ou inconsciente. En d’autres termes, la déconstruction ou la remise en question des normes est considérée comme le paradigme dans lequel s’inscrit l’agencéité. Je défends dans mon livre l’idée que cela constitue une compréhension infiniment étroite de l’agencéité. Dans beaucoup de traditions philosophiques, l’agencéité est pensée comme l’aptitude à opérer ou à introduire des changements dans le monde. Or, opérer des changements dans le monde ne signifie pas nécessairement contester le pouvoir ou défaire des normes. Il est tout à fait possible d’articuler des changements en mettant en acte les normes existantes. Dans mon livre, je donne l’exemple d’une pianiste virtuose qui se soumet à une structure d’autorité afin d’acquérir la capacité de jouer du piano avec brio. Cette personne se soumet à un pouvoir disciplinaire dans le but de cultiver une forme d’agencéité qui lui permettra de jouer du piano avec virtuosité. La subordination et la réalisation de soi sont ici intrinsèquement liées, la première constituant la condition de possibilité de la seconde. Autrement dit, il est impossible de penser la réalisation de soi sans saisir le rapport nécessaire que celle-ci entretient à la subordination. La capacité d’une pianiste virtuose à défaire les normes est conditionnelle à la maîtrise d’une série de normes préexistantes, et ce, dans un domaine souvent dominé par les hommes. En un mot, je soutiens qu’il nous faut détacher la notion d’agencéité de celle de résistance pour enfin élargir notre manière de penser l’agencéité.
Bien sûr, on dira : « une femme qui veut devenir une pianiste virtuose le fait par choix, alors qu’une femme qui décide de revêtir le voile ou de devenir une musulmane virtuose prend cette décision sous le poids d’une tradition, d’une culture et d’une religion ». La notion de choix, dans la mesure où il s’agit d’une notion libérale survalorisée, doit, je crois, être examinée de beaucoup plus près. Le choix, comme l’ont montré la plupart des théoriciens post-structuralistes, n’est rien d’autre qu’une illusion. Dès lors que l’on réfléchit à la manière dont le sujet est constitué, à comment il acquiert ses propres désirs (ou même l’habileté à comprendre ses propres désirs), on constate qu’il n’est pas possible d’opposer simplement le choix à l’absence de choix, une idée qui n’est pas défendue uniquement par les post-structuralistes, mais également par Freud et Lacan. Dans quelle mesure peut-on affirmer que les femmes qui se soumettent à des protocoles esthétiques (comme la liposuccion et d’autres formes de chirurgie plastique) le font davantage par choix que les femmes qui décident de porter le voile? Il est clair que les relations que l’on entretient avec ces pratiques sont bien plus complexes que ne l’est la notion de choix. Le libéralisme entrevoit souvent la liberté comme une question de choix, les sociétés ayant « plus de choix » étant nécessairement « plus libres » que celles qui en ont moins. Un tel calcul doit être rejeté d’emblée, précisément en raison de la manière dont le choix est devenu un instrument de domination dans les sociétés libérales capitalistes. Non seulement cette manière de voir les choses fait renaître la fiction du sujet souverain et autonome, mais encore elle masque les procédés de pouvoir qui produisent ce type de sujet.
Revenons aux notions d’agencéité et de résistance. Dans mon livre, je soutiens que les féministes doivent absolument détacher la notion de résistance de celle d’agencéité et envisager cette dernière comme la capacité de produire un changement dans le monde. Or, la question « comment produit-on un changement dans le monde? » doit être étudiée sous un angle anthropologique et ethnographique. En d’autres termes, l’agencéité entendue comme la capacité à générer un changement dans le monde est un concept très large qui débouche sur un ensemble de questions : « Quelle est la nature du changement produit? » ; « Comment est-il produit? » ; « Dans quel champ de pouvoir est-il produit? » ; « Quel est le sujet normatif qui étaye les différentes formes d’agencéité? ». Nous sommes jusqu’ici parvenus à comprendre la complexité de l’agencéité à travers l’étude d’un certain nombre de pratiques communes aux sociétés libérales. Un des exemples les plus intéressants est l’étude des pratiques sadomasochistes. Nous savons par exemple que chez les adeptes de ces pratiques, la poursuite du plaisir sexuel dépend aussi d’une soumission à la douleur. Douleur et plaisir sont ici fondamentalement liés. Les écrits les plus intéressants sur le sadomasochisme ne sont pas ceux qui analysent les pratiques sadomasochistes sur la base du consentement et du choix. Dans ce cas-ci, l’acte même de soumission à la douleur constitue précisément le moyen par lequel une certaine forme de plaisir peut être expérimentée. Autrement dit, les notions de consentement et de choix ne fonctionnent pas selon les règles habituelles à partir desquelles on comprend le type d’agencéité qui est en jeu dans cette pratique.
En détachant la notion d’agencéité de celle de résistance, je crois qu’on ouvre de nouvelles pistes de réflexion dans l’analyse du genre. Dans mon livre, j’avance que l’agencéité n’est pas une capacité générique distribuée inéquitablement entre les hommes et les femmes. Il s’agit plutôt d’une condition dont la particularité provient des projets moraux vers lesquels elle est dirigée. Par exemple, quand les femmes du mouvement de piété défient les restrictions imposées par leurs parents masculins, leur raisonnement ne se fonde pas sur une critique de l’inégalité de genre, mais sur le projet moral dont l’objectif ultime est de servir Dieu, un projet qui suppose la subordination des femmes à l’autorité masculine dans de nombreux domaines de leur vie quotidienne. Pour ces femmes, cette forme précise d’inégalité de genre constitue la condition de possibilité de l’exercice d’un mode distinct d’agencéité morale et éthique.
Repenser la norme : au-delà du post-structuralisme
S. M. – Les travaux de Judith Butler représentent pour moi un point de départ fécond, car ils nous permettent d’échapper à l’impasse théorique posée par le cadre dichotomique « subordination/résistance ». Butler étend la critique post‑structuraliste des notions de liberté, d’autonomie et de sujet pour l’introduire dans le domaine des études de genre, ainsi que dans celui de la théorie féministe et de la théorie queer. Il s’agit d’une percée majeure en ce qu’elle nous permet de repenser, (a) la valorisation de l’individu autonome comme sujet normatif de la théorie féministe libérale, et (b) l’agencéité comme simple capacité de l’individu à contester le pouvoir.
Les travaux de Butler montrent que toute pratique qui défait ou défie les normes sociales est simultanément une pratique qui met en acte ces mêmes normes. Aucun acte de résistance ne se situe en dehors des structures de pouvoir. Car tout acte de résistance est rendu possible par des relations de pouvoir. Le concept de « subjectivation », qu’elle reprend de Michel Foucault, est ici central. Ce terme a chez elle un double sens : les processus et conditions qui assujettissent le sujet sont aussi ce par quoi celui-ci acquiert une identité et une capacité d’agir [6]. En d’autres termes, on peut dire que les qualités propres à un sujet (c’est-à-dire les qualités qui définissent ses modes d’agencéité) ne sont pas le substrat d’un soi échappant à toute domination qui préexisterait au travail du pouvoir ; elles sont elles-mêmes les produits de ce travail.
Butler nous permet donc de rompre avec la figure du sujet individuel et autonome qui serait extérieur aux relations de pouvoir. Elle montre que la conception même que le sujet a de lui-même est le produit de relations de pouvoir, et que sa capacité à défier les normes de pouvoir découle, paradoxalement, de sa soumission à celui-ci. On voit ici toute l’importance des écrits de Butler pour mon propre travail : il est primordial de comprendre que subordination et résistance ne sont pas des notions opposées l’une à l’autre, mais fondamentalement liées. D’une certaine manière, elles constituent deux dimensions essentielles de l’émergence du sujet. Je tiens cependant à mentionner qu’en dépit de l’importance que revêtent les analyses de Butler pour ma propre réflexion, je vise également à me distancier de certains des présupposés qui orientent ses travaux. L’anthropologie est selon moi une discipline cruciale qui permet entre autres de repenser de manière critique le langage universel des normes sous-jacent au travail de Judith Butler. Je suis tout à fait d’accord avec elle lorsqu’elle dit que la capacité à « faire » les normes correspond en même temps à la capacité à « défaire » les normes. Toutefois, je pense que le concept même de « norme » doit être repensé ; il doit être repensé contextuellement et anthropologiquement. L’idée qu’il existe quelque chose qui s’appelle « norme », que l’on peut étudier ici et là comme s’il s’agissait toujours de la même chose, doit être remise en question. Je pense que les « normes » peuvent prendre des sens complètement différents selon les configurations sociales – j’entends par là non seulement les configurations culturelles, mais aussi les configurations discursives.
Par exemple, on peut aisément concevoir que les normes du plaisir sexuel dans un contexte sadomasochiste soient profondément différentes de celles que l’on retrouve dans le contexte victorien de la pratique du sexe. En fait, ces deux séries de normes peuvent très bien coexister au sein d’une même société ou d’une même culture. Seulement, elles appartiennent à des formations discursives différentes. Autrement dit, je crois que la compréhension des normes mise de l’avant par Judith Butler ainsi que la relation qui est établie entre la construction et la déconstruction des normes doivent être resituées dans le contexte de la tradition discursive à laquelle ces normes appartiennent.
Vers une nouvelle conception de l’agencéité : l’exemple du voile
A. et S S. – Vous dites que votre objectif n’est pas de formuler une nouvelle théorie de l’agencéité afin d’en garder le sens ouvert. Quels sont les avantages et les limites de cette posture théorique?
S. M. – Permettez-moi de vous répondre en utilisant des exemples précis. J’ai exploré cette question en réfléchissant notamment au port du voile. Comme on le sait, un nombre croissant de femmes choisissent de porter le voile dans le monde musulman. Ce qui m’a semblé intéressant, ce sont les différentes compréhensions que les femmes voilées ont de cette pratique ainsi que des objectifs atteints par cette pratique. Mon interrogation ici n’est pas une interrogation de type geertzienne ; je ne cherche pas à décoder les différentes « compréhensions culturelles » du voile. Je pose la question de savoir ce que le voile fait en tant que pratique dans le monde. Il s’agit d’une question d’inspiration foucaldienne : quel effet politique et éthique le voile produit-il dans le monde?
Dans mon livre, j’expose deux manières très différentes de comprendre le voile. La première consiste à considérer le voile comme une expression de l’identité des femmes musulmanes. Il s’agit d’une manière très répandue de comprendre le port du voile : le voile est pensé comme symbole de l’identité des femmes musulmanes et, en cela, il est comparable au port du turban chez les sikhs ou de la kippa chez les juifs orthodoxes.
Il existe toutefois une autre manière de comprendre le voile, laquelle est largement adoptée par les femmes avec lesquelles j’ai travaillé. Le voile est dans ce cas-là considéré à la fois comme un moyen de réalisation de la piété et comme une fin en soi. Pour elles, le voile n’a en fait pas grand-chose à voir avec l’identité. Le port du voile est d’abord et avant tout un commandement divin, sans toutefois se limiter à cela. Beaucoup de femmes considéraient au départ le port du voile comme une pratique « non naturelle », mais ont décidé de porter le voile en sachant qu’elles pourraient ainsi acquérir bon nombre des vertus de modestie et d’autres formes de comportements corporels, de telle sorte que cesser de le porter serait pour elles « non naturel ». Autrement dit, le voile constitue un procédé disciplinaire grâce auquel un certain type de sujet – un sujet pieux – peut prendre forme. Selon cette conception, le voile agit comme un moyen et comme une fin : une fois que les vertus de piété sont acquises, le voile ne peut être abandonné. Car le port du voile, en tant que pratique, permet à la fois de cultiver des dispositions pieuses et d’en manifester l’acquisition. On retrouve cette conception de la pratique dans le domaine de la musique. Même une virtuose du violon continuera de s’exercer. La pratique offre à la fois un moyen d’atteindre la virtuosité et une preuve de celle-ci. La relation entre le moyen et la fin est fondamentalement liée à la pratique elle-même.
En ce qui concerne la première compréhension du voile (selon laquelle le voile est une expression identitaire), il ne faut pas perdre de vue le fait que l’identité musulmane peut être exprimée de maintes façons ; le port du voile n’est pas essentiel à l’expression de l’identité musulmane. On peut, par exemple, adhérer à un parti musulman ou envoyer ses enfants dans une bonne école musulmane. L’identité musulmane peut aussi prendre une forme nationaliste (égyptienne, syrienne, etc.) dans la mesure où ces nations représentent la culture musulmane. Ces identités musulmanes peuvent être acquises et vécues de différentes manières ; le voile compte parmi ces dernières, mais il n’est en aucun cas – et j’insiste – nécessaire à la construction de l’identité musulmane.
Nous nous retrouvons donc devant deux conceptions différentes du voile, deux conceptions différentes des pratiques corporelles, deux conceptions différentes de ce que veut dire être musulman dans le monde et, enfin, deux conceptions différentes du sujet. Pour revenir à votre question, je dirais que deux types d’agencéité sont en jeu dans ces deux compréhensions de la pratique du port du voile. La seconde explication (le voile comme moyen et comme fin) suppose une forme d’agencéité distincte, une agencéité éthique, c’est-à-dire fondée sur la particularité des pratiques corporelles. Le seul fait de défaire les pratiques corporelles équivaudrait à défaire la capacité d’action éthique. Cette dimension est présente dans de nombreuses traditions religieuses. Dans certaines mouvances du judaïsme orthodoxe, on ne peut par exemple demeurer une personne morale et éthique si l’on n’est pas capable de vivre selon les prescriptions de la loi juive. Et ce n’est pas parce que ces gens sont abrutis ou encore parce qu’ils n’ont pas embrassé la modernité, mais parce que la possibilité même de l’action éthique dépend de la capacité à accomplir et à maintenir certaines pratiques. Or, une telle tradition éthique ou religieuse suppose une conception différente du sujet et de l’agencéité. La conception libérale de la religion comme croyance donne à penser que, nonobstant mon comportement corporel, je demeure une personne éthique et morale en vertu de ma juste croyance. Cette analyse ne nous permet pas de comprendre ce qui est en jeu lorsque ces deux visions du monde se rencontrent. Affirmer que dans un cas, on est en présence d’agents, mais pas dans l’autre, c’est mécomprendre ce que l’agencéité signifie sur le plan philosophique, et ce dont sa réalisation dépend.
Le sujet foucaldien et l’agent souverain
A. et S S. – Votre description de la participation des femmes au mouvement de piété tout comme votre réflexion théorique sur l’agencéité prennent appui sur la notion de sujet de Michel Foucault. Dans votre livre, vous opposez la conception foucaldienne du sujet à la notion d’agent souverain. Pourriez-vous expliquer les différences entre ces deux cadres d’analyse?
S. M. – Michel Foucault a remis en question l’idée d’un agent souverain maître de ses actions. Il a remis en question cette idée en montrant comment elle a été naturalisée historiquement au fil d’une série de mutations pratiques et idéologiques. Foucault a voulu examiner de façon critique les conditions de pouvoir qui ont donné forme à la conception normative du sujet souverain et montrer, (a) les limites inhérentes à une telle conception, et (b) son incapacité à rendre compte des différentes conceptions du soi que l’on retrouve dans les sociétés occidentales modernes. Il en est venu à défendre l’idée dorénavant célèbre selon laquelle le sujet n’est pas simplement une forme de conscience qui existerait en dehors des relations de pouvoir ; le sujet, dit-il, est fondamentalement inscrit et produit dans des relations de pouvoir. Dans la mesure où le sujet est le produit de relations de pouvoir, il nous faut analyser l’organisation du pouvoir et les différentes opérations par lesquelles certains types de sujets sont formés. Il est important d’ajouter que même si Foucault était un théoricien du pouvoir moderne, il n’a jamais cherché de fournir une analyse définitive du pouvoir. Son objectif consistait plutôt à analyser les techniques et stratégies à travers lesquelles le pouvoir opère. On tend aujourd’hui à oublier qu’en tant que théoricien, Foucault ne nous a pas légué un « modèle » de fonctionnement du pouvoir ; il n’a jamais dit que le pouvoir moderne, c’est X, Y, Z, et qu’en cherchant tel type de relations de pouvoir, vous trouverez tel type de formation du sujet. Je pense que c’est mécomprendre Foucault que de dire qu’il offre une matrice du pouvoir qui produit automatiquement un type particulier de sujet. Dans ses derniers travaux sur l’éthique du soi, il a soulevé tout un éventail de questions qui, selon lui, méritent d’être considérées lorsqu’on réfléchit à la manière dont le sujet est formé [7]. Parmi ces questions figurent celles de savoir, (a) « Quel type de relation le sujet entretient-il avec lui-même, ainsi qu’avec les structures d’autorité? » ; (b) « Vers quelle sorte d’idéal le sujet est-il orienté? » ; (c) « Quel est le modus operandi avec lequel le sujet exerce une série d’actions sur lui-même pour atteindre ces idéaux? ». Ces questions se sont avérées très utiles pour mes travaux, en plus de nourrir une certaine ligne de pensée en anthropologie. On sait que l’anthropologie possède une tradition de pensée très riche à propos des diverses organisations et conceptions du soi et des relations qui existent entre le sujet et les formes structurelles, sociales et culturelles d’autorité. On peut remonter jusqu’à Marcel Mauss, qui a défendu l’idée selon laquelle il existe différentes conceptions du soi et que chacune d’elles suppose une relation différente avec les structures sociales d’autorité [8]. Les travaux de Marilyn Strathern nous ont par ailleurs permis de voir comment des types particuliers de personnes sont produits et organisés dans différentes sociétés, et enfin comment ces personnes en viennent à s’engager dans différentes sortes d’arrangements sociaux et de formes d’autorité [9]. Il y a donc en anthropologie une tradition très riche de travaux particulièrement ouverts aux questions soulevées par Foucault.
Foucault revisite donc cette ancienne question anthropologique en y introduisant la question du pouvoir. Je crois que cela nous éloigne de l’idée d’une culture per se, mais nous rapproche des notions de régime de pouvoir, de vérité et de formation discursive. Les anthropologues, comme on le sait, en sont venus à remettre en question et à critiquer le concept même de « culture » – c’est-à-dire l’idée selon laquelle il existe une culture arabe, musulmane, hindoue, chrétienne, etc. On a montré que les « cultures » ne sont pas des compartiments étanches, mais plutôt des ensembles ayant pris forme à travers des interactions historiques et des pratiques d’hybridation. Le travail de Foucault nous oblige également à tenir compte du fait que, dans une même culture, de nombreuses conceptions de l’autorité sociale, de même que différentes formes de subjectivité, coexistent de manière simultanée.
Un même sujet – une même personne – peut revêtir différentes conceptions de soi en fonction des formes de vérité auxquelles il s’adresse. Par exemple, différentes conceptions de soi et de l’action éthique sont à l’oeuvre dans un régime de vérité et de pratique juridique ou médical. Le travail de Foucault nous rend plus sensibles à toutes ces différences que l’on retrouve dans une même société.
Pour Foucault, cependant, le rapport entre codes moraux et modes de subjectivation n’est pas prédéterminé, dans le sens où le sujet ne fait pas que se conformer (ou résister) aux codes moraux. À ses yeux, il existe différentes façons de se rapporter à un code moral, chacune d’elles établissant un lien particulier entre les capacités du soi (la volonté, la raison, le désir, l’action, etc.) et une norme spécifique. La forme corporelle que prend l’obéissance à un code moral est un élément nécessaire, et non contingent, de l’analyse de l’éthique, car elle permet de décrire la façon dont se constitue le sujet éthique. Autrement dit, c’est seulement par l’analyse de la forme et du caractère des pratiques éthiques que l’on peut comprendre le type de sujet qui est formé. Il s’agit, pour Foucault, de pratiques techniques qui incluent les techniques corporelles, les exercices spirituels et les conduites de soi. Elles sont toutes « positives » en ce qu’elles se manifestent dans la vie quotidienne et lui sont immanentes. Surtout, l’importance de ces pratiques ne se situe pas dans le sens qu’elles ont pour leurs auteurs, mais dans le travail qu’elles font en constituant l’individu. De même, le corps n’est pas l’instrument de la signification, mais la substance et l’outil nécessaire par lequel le sujet incorporé est formé.
Je trouve cette analyse de la formation éthique particulièrement utile pour comprendre l’agencéité au-delà du modèle binaire de la mise en acte et de la subversion des normes. Plus particulièrement, elle attire notre attention sur le rôle des éléments extérieurs dans le développement de capacités éthiques humaines et de l’agencéité. Au lieu de réduire cette dernière à un acte de transgression du pouvoir, le travail de Foucault nous encourage à penser l’agencéité, (a) comme l’ensemble des capacités et des qualités requises pour mener à bien certains types d’action morale, et (b) comme étant nécessairement liée aux disciplines historiquement et culturellement situées à travers lesquelles un sujet est formé.
Entretien réalisé par Jean-Michel Landry à Berkeley le 25 juin 2007.
Entretien inédit, traduit de l’anglais par Fabienne Boursiquot
[1] Jean-Michel Landry, 2010, « Repenser la norme, réinventer l’agencéité : entretien avec Saba Mahmood », trad. française par Fabienne Boursiquot, Anthropologie et Sociétés, 34, 1 : 217-231.
[5]. Voir Berlin (1969 : 118-172).
[6]. Voir Butler (2002, 2009) et Foucault (1982).
[7]. Voir Foucault (1984a, 1984b, 2001).
[8]. Voir Mauss (1965 [1934]).
[9]. Voir Strathern (1988).
Références
Berlin I., 1969, « Two Concepts of Liberty » : 118-172, in I. Berlin, Four Essays on Liberty. Oxford, Oxford University Press.
Butler J., 2002, La Vie psychique du pouvoir. Paris, Leo Scheer.
—, 2009. Ces corps qui comptent. De la matérialité et des limites discursives du sexe. Paris, Éditions Amsterdam.
Foucault M., 1982, « Le sujet et le pouvoir » : 1041-1061, in M. Foucault, Dits et Écrits III. Paris, Gallimard.
—, 1984a, Histoire de la sexualité II. L’usage des plaisirs. Paris, Gallimard.
—, 1984b, Histoire de la sexualité III. Le souci de soi. Paris, Gallimard.
—, 2001, L’herméneutique du sujet. Cours au Collège de France 1981-1982. Paris, Le Seuil-Gallimard.
Mahmood S., 2005, Politics of Piety. The Islamic Revival and the Feminist Subject. Princeton, Princeton University Press.
—, 2009, Politique de la piété, trad. française par Nadia Marzouki. Paris, La Découverte.
Mauss M., 1965 [1934], « Les techniques du corps » : 365-386, in M. Mauss, Anthropologie et sociologie. Paris, PUF.
Strathern M., 1988, The Gender of the Gift : Problems with Women and Problems with Society in Melanesia. Berkeley, University of California Press.