En dissociant l’idéal (moral) du contingent (historique), Rahman s’oppose à la visée salafiste visant à reproduire, dans ses moindres détails, aussi contingents fussent-ils, un islam originel fantasmé et qui n’est pas passé par le filtre de la pensée critique [4]. Rahman reproche aussi aux orientalistes leur approche du Coran, trop soucieux qu’ils sont de retracer les parts d’influence juive et chrétienne sur lui, de se contenter d’en reconstruire l’ordre chronologique ou de décrire ses contenus.
Nous publions ce compte rendu avec l'aimable autorisation de notre partenaire : Le Quotidien des livres et des idées .
Date de parution : 04/12/2017
Editeur : Albouraq
Collection : Etudes
ISBN : 979-10-225-0227-6
Nb. de pages : 135 pages
Peu de lecteurs français connaissent Fazlur Rahman, dont la pensée réformatrice de l'islam est au cœur de ce livre. Né dans une famille pieuse, il étudie à Oxford, enseigne au Canada et revient au Pakistan rejoindre l’Institut Central pour la Recherche Islamique, dont le but est d’aider les autorités pakistanaises dans leur volonté de réformer la société dans l’esprit de Muhammad Iqbal. Mais pour avoir dit que Le Coran était « entièrement la Parole de Dieu et, en même temps, entièrement la parole du prophète », il est contraint à l’exil en 1968 aux USA, où il occupe jusqu’à sa mort des postes de professeur à l’université. Puis l’auteur expose la vision de l’Islam de Rahman, en partant du texte coranique pour arriver à l’exigence de réforme en islam, en passant par la question de la tradition musulmane.
Le Coran entre historicité et universalité
Rahman écrit donc que « Le Coran est entièrement la Parole de Dieu et, en même temps, entièrement la parole du prophète ». Cette affirmation apparaît scandaleuse. Que signifie-t-elle ? En s’appuyant sur un certain nombre de passages coraniques, Rahman estime que comme la Révélation « était descendue sur le cœur du prophète, elle ne pouvait lui être étrangère » (p. 27). L’idée de faire du prophète un réceptacle passif pour garantir en quelque sorte la pureté intacte du message divin [1] est une construction de la tradition, mais n’est pas conforme avec le Coran. Pour Rahman, la tradition n’a pas réussi à penser et l’intégrité objective de la Révélation et la non-extériorité du prophète à ce message, qui est pourtant formellement énoncée par le Coran [2]. En soutenant sa thèse, Rahman s’appuie sur la pensée de Mulla Sadra qui distinguait dans la Révélation les « formes extérieures » (les mots dits par le prophète) des « réalités spirituelles » (imprimées sur le cœur du Prophète). Y. T. Sangaré nous invite à remarquer le souci de Rahman de ne pas être novateur à tout prix, mais de reprendre des thèses ou des arguments déjà élaborés par la tradition.
Quel est l’enjeu d’une telle affirmation de la non-extériorité du prophète à la Révélation ? En défendant cela, Rahman peut soutenir que « le Coran est la réponse divine, à travers l’esprit du prophète, à la situation socio-morale de l’Arabie » (p. 33). Il est donc impératif de connaître, et même de comprendre, quelle était cette situation pour trouver le sens du message coranique. Ce sur quoi insiste Rahman, c’est sur la nécessité de comprendre le Coran comme message divin, certes, mais comme révélation divine à travers le prisme de la situation concrète à laquelle était confronté l’homme Muhammad. C’est à partir de cette situation qu’il convient d’interpréter le Coran, en partant de l’hypothèse que ce qui y est dit l’est en rapport avec une situation singulière. Si d’un côté, en tant que Révélation divine, le Coran a un message universel et vaut pour tous les musulmans de chaque pays, c’est, d’un autre côté, lorsque son contenu aura été dégagé de la gangue particulière, historiquement socialement déterminée, que le message universel, différent du contenu littéral, sera découvert.
Comment, alors, l’interprétation du Coran, à laquelle nous invite Rahman, peut être à la fois historique et apporter des réponses aux questions que se pose, à chaque époque, le lecteur ? Rahman propose alors une méthode pour lire le Coran, qui est une herméneutique baptisée du nom de « double mouvement », qu’explicite très précisément Y. T. Sangaré. Il s’agit pour un thème donné, comme le statut de la femme ou l’esclavage, de procéder à une enquête historique permettant de comprendre dans quel contexte singulier le Coran traite ce thème.
Il faut alors recenser tous les passages du Coran qui traitent de ce thème et étudier les circonstances qui ont motivé la révélation de ces passages. Cette démarche exclut la simple juxtaposition d’extraits et de passages, mais on doit se référer à une lecture globale du Coran. Comme le dit Y. T. Sangaré, « partant d’une étude sur le moment coranique, il faut arriver à identifier l’intention universelle qui justifiera tel ou tel passage du Coran, et, plus globalement, le message de Muhammad dans le contexte singulier de l’Arabie. C’est cette intention universelle qui permettra de penser, par la suite, l’universalité du discours coranique » (p. 37). Puis, dans un deuxième moment, il faut voir comment, à travers l’histoire de la réception et de la lecture du Coran, ce message a été compris, « afin de confronter la Révélation originelle aux lectures et constructions historiques des auteurs musulmans » (p. 37). Le résultat de cette opération est appelé par Rahman « l’islam pur », dégagé des scories des interprétations historiques pour qu’apparaisse l’enseignement moral universel du Coran. En effet, le Coran n’est pas d’abord un document législatif, même s’il est bien trop souvent ainsi considéré aujourd’hui, mais un texte à finalité morale [3]. Et c’est cet idéal moral qui doit guider celui qui lit le Coran, quelle que soit son époque.
Il faut alors recenser tous les passages du Coran qui traitent de ce thème et étudier les circonstances qui ont motivé la révélation de ces passages. Cette démarche exclut la simple juxtaposition d’extraits et de passages, mais on doit se référer à une lecture globale du Coran. Comme le dit Y. T. Sangaré, « partant d’une étude sur le moment coranique, il faut arriver à identifier l’intention universelle qui justifiera tel ou tel passage du Coran, et, plus globalement, le message de Muhammad dans le contexte singulier de l’Arabie. C’est cette intention universelle qui permettra de penser, par la suite, l’universalité du discours coranique » (p. 37). Puis, dans un deuxième moment, il faut voir comment, à travers l’histoire de la réception et de la lecture du Coran, ce message a été compris, « afin de confronter la Révélation originelle aux lectures et constructions historiques des auteurs musulmans » (p. 37). Le résultat de cette opération est appelé par Rahman « l’islam pur », dégagé des scories des interprétations historiques pour qu’apparaisse l’enseignement moral universel du Coran. En effet, le Coran n’est pas d’abord un document législatif, même s’il est bien trop souvent ainsi considéré aujourd’hui, mais un texte à finalité morale [3]. Et c’est cet idéal moral qui doit guider celui qui lit le Coran, quelle que soit son époque.
Fazlur Rahman (m. 1988)/© Phillip Berman
A titre d’exemple d’utilisation de cette méthode herméneutique, Y. T. Sangré examine la question de la polygamie, le statut de la femme et de l’esclavage. Le Coran tient compte de la société dans laquelle il est révélé. Aussi propose-t-il une amélioration du statut de la femme ou de l’esclave. Certes, il n’affirme pas l’égalité de l’homme et de la femme ou l’interdiction de l’esclavage ou de la polygamie, mais, d’après Rahman, le message du Coran est tel qu’en composant avec les mentalités de la société dans laquelle il est reçu, il trace le chemin vers un idéal qui n’est pas affirmé, parce que sa réalisation serait impossible, mais visé. Comme l’écrit Rahman : « [en tant que solution immédiate], le Coran accepte l’institution de l’esclavage sur un plan légal. Aucune alternative n’était possible tant que l’esclavage était enraciné dans la structure de la société, et son abolition du jour au lendemain aurait posé des problèmes qu’il aurait été impossible de résoudre, et seul un rêveur aurait pu proposer une telle solution.
Mais en même temps, un effort juridique et moral était entrepris pour libérer les esclaves et créer un milieu dans lequel l’esclavage serait destiné à disparaître » (p. 43). De plus, Rahman refuse l’idée de certains penseurs musulmans, les juristes du IX-Xème siècle de notre ère, selon laquelle le Coran vise à établir une législation universelle valable partout et tout le temps. Par rapport à la situation dans laquelle vivait le prophète, le message coranique est subversif et libérateur, mais son message a été perverti, et son aspect légaliste érigé en norme, car après la mort du prophète, les clercs et les pouvoirs politiques avaient plus intérêt à « museler les masses qu’à promouvoir l’enseignement subversif du prophète » (p. 46).
Contre l’herméneutique de Gadamer, qui affirme qu’on ne peut pas remonter au sens originel d’un texte, Rahman essaie de retrouver le sens du message coranique ; car si ce sens originel était impossible à retrouver, cela invaliderait son herméneutique du « double mouvement ». En recherchant le sens originel du Coran, « l’islam pur », Rahman, comme le montre bien Y.T. Sangaré, ne se rapproche pas du salafisme littéraliste. Bien au contraire, l’islam salafiste est un islam du mythe et pas de l’histoire. En dissociant l’idéal (moral) du contingent (historique), Rahman s’oppose à la visée salafiste visant à reproduire, dans ses moindres détails, aussi contingents fussent-ils, un islam originel fantasmé et qui n’est pas passé par le filtre de la pensée critique [4]. Rahman reproche aussi aux orientalistes leur approche du Coran, trop soucieux qu’ils sont de retracer les parts d’influence juive et chrétienne sur lui, de se contenter d’en reconstruire l’ordre chronologique ou de décrire ses contenus.
Mais en même temps, un effort juridique et moral était entrepris pour libérer les esclaves et créer un milieu dans lequel l’esclavage serait destiné à disparaître » (p. 43). De plus, Rahman refuse l’idée de certains penseurs musulmans, les juristes du IX-Xème siècle de notre ère, selon laquelle le Coran vise à établir une législation universelle valable partout et tout le temps. Par rapport à la situation dans laquelle vivait le prophète, le message coranique est subversif et libérateur, mais son message a été perverti, et son aspect légaliste érigé en norme, car après la mort du prophète, les clercs et les pouvoirs politiques avaient plus intérêt à « museler les masses qu’à promouvoir l’enseignement subversif du prophète » (p. 46).
Contre l’herméneutique de Gadamer, qui affirme qu’on ne peut pas remonter au sens originel d’un texte, Rahman essaie de retrouver le sens du message coranique ; car si ce sens originel était impossible à retrouver, cela invaliderait son herméneutique du « double mouvement ». En recherchant le sens originel du Coran, « l’islam pur », Rahman, comme le montre bien Y.T. Sangaré, ne se rapproche pas du salafisme littéraliste. Bien au contraire, l’islam salafiste est un islam du mythe et pas de l’histoire. En dissociant l’idéal (moral) du contingent (historique), Rahman s’oppose à la visée salafiste visant à reproduire, dans ses moindres détails, aussi contingents fussent-ils, un islam originel fantasmé et qui n’est pas passé par le filtre de la pensée critique [4]. Rahman reproche aussi aux orientalistes leur approche du Coran, trop soucieux qu’ils sont de retracer les parts d’influence juive et chrétienne sur lui, de se contenter d’en reconstruire l’ordre chronologique ou de décrire ses contenus.
De la tradition islamique à l’échec du réformisme
Y. T. Sangaré ne veut pas seulement montrer comment Rahman prend part à un débat philosophique sur l’herméneutique en général et, à partir de là, sur la légitimité de donner un autre sens au Coran que le sens littéral, mais également comment Rahman se soucie de montrer que cette herméneutique basée sur la morale est déjà, en partie, pratiquée en partie dans la tradition musulmane. C’est cette tradition qu’il faut alors examiner. Rahman distingue dans ses écrits deux islams : un Islam normatif et un Islam historique. Cette opposition « vise à différencier l’enseignement moral immuable et efficient du Coran (ce qui représente l’Islam normatif) de la production historique des auteurs musulmans (ce qui constitue l’Islam historique) » (p. 79). L’Islam normatif n’est pas donc pas chez lui réductible au droit islamique. Cette distinction est rapprochée avec pertinence de celle, proposée par M. Arkoun entre « le fait coranique » [5] et « le fait islamique » [6].
La distinction de ces deux islams est rendue nécessaire par l’histoire des conflits idéologiques ayant fini par obscurcir l’idéal moral du Coran. Il s’intéresse également à la tradition prophétique, la Sunna, à laquelle il accorde une place importante. De sa conception qu’un idéal moral porterait la révélation coranique, Rahman déduit que les hadiths devraient être examinés à l’aune de l’enseignement global du Coran. En effet, si le prophète devait servir l’idéal coranique, ce que l’on retient comme ses propos authentiques devrait ne pas contredire le message coranique. Il faut retrouver un message cohérent dans le Coran, et consécutivement, ne considérer comme valables que les hadiths dont le message ne soit pas contradictoire avec ce message éthique du Coran.
La distinction de ces deux islams est rendue nécessaire par l’histoire des conflits idéologiques ayant fini par obscurcir l’idéal moral du Coran. Il s’intéresse également à la tradition prophétique, la Sunna, à laquelle il accorde une place importante. De sa conception qu’un idéal moral porterait la révélation coranique, Rahman déduit que les hadiths devraient être examinés à l’aune de l’enseignement global du Coran. En effet, si le prophète devait servir l’idéal coranique, ce que l’on retient comme ses propos authentiques devrait ne pas contredire le message coranique. Il faut retrouver un message cohérent dans le Coran, et consécutivement, ne considérer comme valables que les hadiths dont le message ne soit pas contradictoire avec ce message éthique du Coran.
Rahman s’oppose aussi au projet visant à « refondre l’ensemble de l’héritage de la connaissance humaine à partir du point de vue de l’Islam », à l’islamisation de la connaissance. En effet, pour lui, le Coran n’interdit pas l’accumulation de la connaissance. La connaissance est bonne en soi, et la manière dont l’homme l’emploie n’est pas liée à son ancrage géographique, mais à ses règles morales. Pour trouver un remède à la situation d’inertie du monde musulman face à l’interprétation du Coran, il faut d’après Rahman reconstruire l’éducation islamique, bien trop souvent divisée entre deux types d’éducations opposées, façonnant quasiment deux nations opposées. Il a pu ainsi observer, au Pakistan, la dichotomie entre le système éducatif traditionnel – les madrasas – et le système moderne. Le premier resté fermé à toute évolution ne pouvait pas dynamiser et stimuler la créativité des fidèles musulmans mais seulement fournir des agents prolongeant la sclérose de ce système. En revanche, le deuxième type d’éducation semblait dominé par la volonté de moderniser, affichant de façon autoritaire et comme d’une position de surplomb à leur société ce qui leur semblait, sans contestation possible, la seule bonne voie pour se développer.
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[1] L’idée sous-jacente est qu’en ne faisant pas du prophète un être extérieur à la Révélation, on ne pourrait pas garantir son origine strictement divine, car on pourrait toujours soupçonner le Coran d’être, au moins partiellement, œuvre d’homme.
[2] Cf. en particulier Cor 42,24, où on lit que « si le Coran était le fruit de l’initiative personnelle du prophète, Dieu aurait pu le rendre incapable de poursuivre son entreprise en scellant son cœur. » (p.27).
[3] On obtient l’intention universelle du Coran, résolument morale, en le débarrassant des prescriptions circonstancielles du Coran qui ne viennent que répondre aux problèmes particuliers de la société du prophète.
[4] Comme l’écrit Y. T. Sangaré : « il n’est pas question de retourner à la praxie ou à des lectures idéalisées d’une génération mythique ou mythifiée. Puisque l’idéal coranique est à conquérir et à renouveler par chaque génération » (p.66).
[5] qui désigne « un événement linguistique, culturel et religieux », comme il l’écrit dans La Pensée arabe.
[6] qui renvoie aux résultats du passage des « significations virtuelles » du texte coranique à leurs « projections historiques concrètes » dans « les différents milieux socioculturels de ce que l’on nomme le monde musulman », comme il le dit dans Pour une critique de la raison islamique.
[1] L’idée sous-jacente est qu’en ne faisant pas du prophète un être extérieur à la Révélation, on ne pourrait pas garantir son origine strictement divine, car on pourrait toujours soupçonner le Coran d’être, au moins partiellement, œuvre d’homme.
[2] Cf. en particulier Cor 42,24, où on lit que « si le Coran était le fruit de l’initiative personnelle du prophète, Dieu aurait pu le rendre incapable de poursuivre son entreprise en scellant son cœur. » (p.27).
[3] On obtient l’intention universelle du Coran, résolument morale, en le débarrassant des prescriptions circonstancielles du Coran qui ne viennent que répondre aux problèmes particuliers de la société du prophète.
[4] Comme l’écrit Y. T. Sangaré : « il n’est pas question de retourner à la praxie ou à des lectures idéalisées d’une génération mythique ou mythifiée. Puisque l’idéal coranique est à conquérir et à renouveler par chaque génération » (p.66).
[5] qui désigne « un événement linguistique, culturel et religieux », comme il l’écrit dans La Pensée arabe.
[6] qui renvoie aux résultats du passage des « significations virtuelles » du texte coranique à leurs « projections historiques concrètes » dans « les différents milieux socioculturels de ce que l’on nomme le monde musulman », comme il le dit dans Pour une critique de la raison islamique.