Mardi 1 Décembre 2015

Réponse à Olivier Roy : les non-dits de « l’islamisation de la radicalité »

François Burgat Directeur de recherches au CNRS.



François Burgat
François Burgat, spécialiste de l’islam, répond à Olivier Roy et à son texte intitulé « Le djihadisme est une révolte générationnelle et nihiliste ». Au cœur de ce débat d’experts, les attentats du 13 novembre commis par des djihadistes français.

Les contributions académiques se multiplient, et c’est une bonne chose, pour tenter de cerner au plus près les causalités – et donc les responsabilités – de la tragédie que la France a une nouvelle fois vécue le 13 novembre.

Olivier Roy propose  un éclairage donné pour novateur qui remporte une forte adhésion. Parce qu’il redit brièvement l’inanité de l’approche culturaliste dominante (c’est la faute à l’islamisme, « des Omeyyades à Daech »… comme vient de titrer Marianne).
Mais surtout parce que contre l’impasse de la « radicalisation de l’islam », il propose de penser une alternative, « l’islamisation de la radicalité », à laquelle tous ceux qui cherchent désespérément un antidote aux prises de position bellicistes et liberticides que génère le discours culturaliste dominant s’empressent d’adhérer.

La perception de l’islam politique

Si louables les intentions de l’auteur puissent-elles être, le coût analytique et donc stratégique d’une telle approche me paraît néanmoins élevé.
J’y vois en effet une énième expression de ce mal qui ronge depuis des décennies notre capacité à construire une perception rationnelle de cet islam que l’on dit « politique » mais dont on s’évertue ensuite, sous d’innombrables prétextes, à dépolitiser – comme le fait l’approche culturaliste – les motivations supposées de ses acteurs !
Si la thèse de l’« islamisation de la radicalité » peut séduire, le diagnostic de pathologies, sociale ou mentale, tout comme la vieille et opaque accusation de « nihilisme » (dont les décembristes russes, déjà, étaient la cible), pour expliquer l’origine de la radicalité de « nos » djihadistes posent à mes yeux bien plus de problèmes qu’ils n’en résolvent.
Car cette thèse de « l’islamisation de la radicalité » ne s’en prend pas principalement à la lecture culturaliste. Elle condamne surtout, avec dédain, en la qualifiant de « vieille antienne » « tiers-mondiste », une approche dont – sans en reprendre la désignation péjorative – nous sommes nombreux à considérer que, bien au contraire, elle constitue l’alpha et l’oméga de toute approche scientifique du phénomène djihadiste.
Le discrédit du « tiers-mondisme » consiste ici ni plus ni moins qu’à refuser de corréler – si peu que ce soit – les conduites radicales émergentes en France ou ailleurs avec... selon les termes mêmes de Roy, « la souffrance post-coloniale, l’identification des jeunes à la cause palestinienne, leur rejet des interventions occidentales au Moyen-Orient et leur exclusion d’une France raciste et islamophobe ». 

Contre-performances de la République

Compte tenu du profil de ceux qui les actionnent, les bombes qui ont explosé chez nous n’auraient, dans cette hypothèse, que très peu de choses à voir avec les contre-performances de la République en matière d’intégration, son passé colonial ou les errements de ses politiques dans le monde musulman.
Cette posture s’inscrit chez Roy dans une vraie continuité qui, depuis plus de vingt ans déjà, le conduit à exclure du champ des dynamiques politiques une partie significative des expressions de la poussée islamiste.
Sans aucun souci de polémiquer, il me paraît donc nécessaire de dire les limites d’une approche qui n’est pas si nouvelle que cela. Elle partage en réalité avec sa concurrente culturaliste un biais particulièrement mortifère : celui qui nous exonère d’à peu près toute responsabilité. « Bombardez tant que vous voulez », risque t-on, si l’on y prend garde, de lire ainsi entre les lignes : « Leurs bombes n’ont aucun rapport avec les nôtres. »

De jeunes « rebuts » de la société française, musulmans par héritage dans leur grande majorité, saisissent seulement ce prétexte – comme ils pourraient saisir n’importe quel autre – pour sortir de la grisaille de leur échec social.

Ils n’ont pas connu la colonisation ?

Dans la thèse de l’islamisation de la radicalité, outre la noblesse des intentions, nombre d’arguments peuvent fugitivement séduire. Mais le fait que « nos » djihadistes ne soient qu’« un nombre infime » à se rebeller permet-il de préjuger avec certitude de l’absence d’un identique malaise ressenti par tous ceux qui, quand bien même ils condamneraient leurs méthodes, n’en font pas autant ?
Ils n’ont pas connu la colonisation ? Mais oserait-on appliquer ce raisonnement aux états d’âmes et aux luttes des descendants de juifs ou d’Arméniens qui n’ont pas vécu le martyr de leurs ancêtres ?
La fracture générationnelle les séparant de leurs parents est la preuve qu’ils sont coupés des sociétés musulmanes. Mais qu’est-ce qui permet d’affirmer avec une telle certitude que cette fracture générationnelle est la règle absolue ? Lire la suite sur Rue89 .




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