Lundi 11 Mai 2015

Sophie Guérard de Latour, Vers la république des différences

Par Lucas Scrive,



Publication avec l'accord du Réseau Minerve (le réseau social des philosophes).



Sophie Guérard de LatourVers la république des différences. Presses Universitaires du Mirail : Toulouse,  2009, 305 pages.
 
Vers la république des différences de Sophie Guérard de Latour est une contribution au débat philosophique sur le multiculturalisme à travers laquelle l'auteur défend la possibilité d'un « multiculturalisme républicain ». 

La diversité ethnique des sociétés modernes a en effet conduit un pays comme le Canada, imité plus tard par la Suède et l'Australie, à développer depuis les années 1970 une politique multiculturaliste. L'auteur rappelle ainsi que le Canada a subventionné des cours d'alphabétisation à destination de ses immigrés et qu'il a introduit des exemptions juridiques pour les jours fériés ou les codes vestimentaires. Ce type de politique, souvent associée à tort aux États-Unis – ce qui n'arrange rien –, suscite en France des attaques virulentes : on accuse le multiculturalisme de rompre l'égalité des citoyens en accordant aux minorités culturelles un traitement particulier et de réintroduire une politique raciste en reconnaissant la notion d'ethnicité.

Il y a en France un véritable « front républicain », mené par des intellectuels comme Régis Debray, qui n'envisage pas d'autre alternative que l'assimilation culturelle aux défis posés par les sociétés multiculturelles. La formule que le député Clermont-Tonnerre prononça en 1789 au sujet des Français de confession juive, « refuser tout aux Juifs comme Nation dans le sens de corps constitué et accorder tout aux Juifs comme individus » (p. 85), résume parfaitement la spécificité de l'universalisme à la française. C'est cette conception de l'universalisme qui explique que la France ait ainsi refusé de ratifier la Charte européenne des langues régionales et minoritaires en 1999 et qu'elle ait interdit toute mention de l'origine ethnique ou religieuse dans les documents officiels. En France, le débat sur le multiculturalisme reste ainsi perçu comme un débat entre défenseurs du communautarisme et il est à ce titre purement et simplement rejeté comme « non-Français » (p. 87).

Comme le rappelle l'auteur, il est pourtant urgent de s'attaquer en profondeur à ce débat. Urgent, car la question de l'identité nationale se retrouve désormais au premier plan au sein d'une société multiculturelle comme la France. En l'absence d'un débat sérieux, cette question risque fort de renforcer la xénophobie. Urgent ensuite, car exiger des immigrés français comme c'est le cas aujourd'hui qu'ils renoncent en grande partie à leur culture d'origine pour « s'intégrer » constitue un sacrifice qu'il serait hypocrite d'ignorer.


C'est donc d'abord à un rappel des termes du débat philosophique autour du multiculturalisme que s'attaque Sophie Guérard de Latour dans la première partie de son ouvrage. Ce débat est né de la critique par des auteurs « communautariens » comme Taylor et Walzer de la théorie de la justice sociale défendue par John Rawls. Si Taylor et Walzer ont le mérite de souligner le caractère abstrait de l'individu dont part Rawls et s'ils insistent avec raison sur l'importance du contexte culturel et sur la dimension historique des institutions politiques, l'auteur montre qu'on ne trouve pas chez ces derniers les éléments théoriques nécessaires à l'analyse des sociétés multiculturelles. L'auteur se tourne donc dans cette première partie de l'ouvrage du côté de Will Kymlicka et de sa théorie « libérale » (au sens rawlsien du terme) du multiculturalisme afin d'en fournir une analyse critique.

Pour le philosophe canadien, l'idéal démocratique ne peut pas être dissocié d'une réflexion sur l'identité et la culture nationale. Tout État démocratique est en effet également un État-nation, c'est-à-dire le résultat d'une histoire. Comme le montre, par exemple, le nombre important de célébrations chrétiennes qui rythment le calendrier national des Français, il est en effet illusoire de croire que l'État puisse être neutre. Ce caractère historique des États-nations remet-il en cause la prétention des États démocratiques à l'universalité ? Voilà qui est difficile à nier lorsqu'un État torture des minorités linguistiques pour imposer une langue nationale comme l'ont fait les gouvernements français ou canadiens. Les minorités culturelles au sein d'un État démocratique peuvent facilement devenir les victimes de la « tyrannie de la majorité » (p. 207) et c'est la raison pour laquelle Kymlicka estime qu'il faut instaurer de véritables droits collectifs, des « droits culturels » afin de protéger ces minorités. La conception française de la laïcité, que des auteurs français comme Renaut et Touraine qualifient d'« intégriste » (p. 303), fournit ici une bonne illustration du propos de Kymlicka : doit-on comme Régis Debray en appeler au caractère sacré de la loi de 1905 sur la séparation des Églises et de l'État alors qu'elle est le produit d'une lutte menée contre le clergé catholique pour libérer les institutions politiques de son influence ? la virulence de l'anticléricalisme républicain ne devient-elle pas déplacée à l'égard d'une religion minoritaire comme l'Islam ? Que la loi française sur la laïcité – que ses défenseurs assimilent à un principe universel fondateur – puisse refléter une expérience historique donnée et qu'à ce titre elle puisse être réinterprétée de façon critique est un débat qui mérite d'être posé.

Sophie Guérard de Latour, à travers cette analyse du projet de « citoyenneté multiculturelle » défendu par Kymlicka, justifie la nécessité d'un respect des différences au sein de l'État démocratique tout en insistant sur la valeur de la perspective universaliste défendue par les théories « libérales » de Rawls et Kymlicka. Si la théorie de Kymlicka est jugée supérieure aux théories communautariennes de Taylor et Walzer, sa théorie des droits culturels est néanmoins rejetée par l'auteur car elle se contente de compenser le handicap que représente l'infériorité numérique dans un régime démocratique sans véritablement rendre possible le multiculturalisme. Selon l'auteur, une société multiculturelle ne saurait être une juxtaposition d'ethnies minoritaires et majoritaires, il faut encore qu'une forme de métissage démocratique et institutionnel s'incarne pour que le multiculturalisme soit autre chose qu'un rééquilibrage artificiel de forces qui s'affrontent. L'appartenance culturelle a une valeur et c'est la raison pour laquelle on ne peut exiger d'un individu qu'il y renonce. En revanche, Sophie Guérard de Latour souligne qu'on ne doit pas comprendre cette appartenance culturelle comme un donné ou comme un milieu naturel sous peine de rendre incompréhensible la possibilité d'une appartenance variable ou multiple, laquelle incarnerait justement toutes les promesses d'une société authentiquement multiculturelle.

 

Peut-on concevoir la possibilité d'une Nation qui soit hétérogène du point de vue culturel ? d'une forme d'égalité différenciée des minorités culturelles au sein d'un État-nation ? Dans la deuxième partie de son ouvrage, l'auteur se tourne du côté de l'analyse sociologique de l'immigration française et de son histoire afin de proposer une analyse critique de l'identité nationale française. Les recherches historiques de Gérard Noiriel permettent à l'auteur de combattre la conception courante de l'identité française telle qu'elle est véhiculée par certains historiens. Dans Le Creuset français, Noiriel montre en effet que, contrairement aux préjugés, on peut dire de la France qu'elle est essentiellement un pays d'immigration au même titre que les États-Unis. En négligeant complètement cette réalité historique, les historiens ont joué une part importante dans la représentation déformée que les Français ont de la France et de l'identité française. L'industrialisation de la France dans la deuxième moitié du xixe siècle coïncide en effet avec une forte urbanisation et c'est à partir de cette date que l'immigration devient importante dans notre pays. On ne peut donc pas affirmer avec certains historiens que l'identité française est déjà toute entière contenue dans les siècles qui précèdent l'industrialisation.

Noiriel s'appuie dans son travail sur la distinction proposée par Durkheim entre « solidarité mécanique » et « solidarité organique » pour décrire les bouleversements entraînés par l'industrialisation. La « solidarité mécanique » désigne le type de relations qui unit les membres d'une communauté traditionnelle où l'individu se définit exclusivement par son appartenance au groupe et par les idées qu'il partage avec les membres du groupe. La « solidarité organique » naît au contraire de l'extension de la division du travail et de la coopération sociale qui caractérise les sociétés industrielles : dans une telle société, l'individu contribue à la société pour autant qu'il exerce une fonction spécialisée et il se définit alors par sa différence et par un mode de pensée individuel. L'industrialisation, en entraînant une forte urbanisation, a non seulement coupé les immigrés de leur pays d'origine mais elle a également coupé des Français de leurs appartenances traditionnelles pour les intégrer en tant qu'individus différenciés au sein d'une société organisée autour d'une division du travail en expansion. Cette période correspondrait précisément à l'émergence de la nation française car pour la première fois, c'est l'État, la nation, qui apparaît comme le défenseur des individus coupés de toute forme de solidarité traditionnelle. Les recherches historiques de Noiriel éclairées à la lumière de la théorie du lien social de Durkheim permettent à Sophie Guérard de Latour de montrer que l'immigration n'est pas une menace pour la solidarité nationale et qu'il est possible de concevoir « une culture commune sans racines communes » (p. 137).

 

C'est dans la troisième partie du livre que le modèle d'un multiculturalisme républicain est décrit et que l'auteur passe de l'analyse historique et sociologique à l'analyse politique et morale. C'est également dans cette troisième partie que Sophie Guérard de Latour souligne ce qui sépare sa théorie du multiculturalisme républicain des théories de la justice sociale comme celles de Rawls et de Kymlicka. En s'appuyant sur la philosophie néo-républicaine défendue par Philip Pettit, l'auteur offre d'abord une critique de la conception « libérale » de la liberté (que Rawls partage avec les libéraux au sens propre du terme). En effet, si l'on comprend la liberté comme quelque chose qui est donné avec l'individu, l'intervention de l'État représente alors un danger car elle enfreint nécessairement la liberté des individus. Pour les républicains comme Pettit en revanche, la liberté n'est pas tant un « fait » qu'un « droit » qui résulte de la reconnaissance par l'État du citoyen et de ses droits. La liberté est alors moins un donné que l'effet de l'émergence d'institutions étatiques. Pettit souligne ainsi que la liberté authentique est la non-domination laquelle, précisément, appelle l'intervention de l'État.

Cette critique de la conception « libérale » de la liberté est complétée par une critique de l'atomisme qui caractérise la démarche de Rawls et Kymlicka. Sur le plan méthodologique en effet, les problèmes rencontrés par les minorités culturelles sont analysés par les théoriciens « libéraux » comme des cas de tyrannie de la majorité et la justice comme un « bien concurrentiel », les avantages ou la protection obtenus par les uns se faisant au détriment des autres. C'est la raison pour laquelle Kymlicka évoque ses craintes d'un repli communautaire ou la possibilité de sécessions de la part de minorités nationales comme les populations indigènes du Canada. Sophie Guérard de Latour oppose à cet atomisme la théorie holiste de Durkheim dont elle montre qu'elle peut être analysée comme une théorie politique et morale, et comme une théorie progressiste (à rebours des interprétations courantes). La théorie durkheimienne se rapproche en effet de celle du néo-républicanisme car elle défend une idée du bien qui en fait un bien commun. Ainsi, selon l'auteur, « 
a justice politique n'est donc pas une norme procédurale déduite de la raison pratique, mais le bien commun qui reflète la solidarité morale unissant les citoyens d'une communauté nationale » (p. 199).

Le recours à la théorie holiste de Durkheim va permettre à Sophie Guérard de Latour de justifier l'existence et la défense de la diversité culturelle au sein de la nation. Que la théorie holiste du lien social du sociologue puisse être analysée comme une théorie politique et morale, c'est ce que montre l'explication que donne Durkheim de l'individualisme moral. En effet, alors que dans les sociétés caractérisées par une solidarité mécanique, l'individu existe surtout en tant que membre d'un groupe ou d'une communauté, dans les sociétés caractérisées par une solidarité organique, la division du travail entraîne une différenciation sociale qui confère progressivement à l'individu une véritable valeur morale. Lorsque la société empêche cette différenciation de se poursuivre jusqu'à son terme, lorsque la reconnaissance des différences se retrouve bloquée, des groupes se constituent qui cherchent à remédier à ce blocage. Ainsi, selon l'auteur, le rejet de ma différence que traduit une insulte raciste ou sexiste, parce qu'elle a des conséquences sur les membres de la société qui me ressemblent, fait de mon exigence de justice un combat commun à la « classe de vulnérabilité » à laquelle j'appartiens. Les processus qui expliquent l'émergence de l'individualisme moral expliquent donc également l'apparition de groupes spécifiques et légitimes.

On peut donc, à la suite de Durkheim, concevoir une nation comme traversée de différents niveaux : il n'y a pas seulement l'individu d'un côté et l'État de l'autre, mais toute une série de corps, de corporations, de groupes ou de communautés culturelles qui peuvent servir de relais institutionnels à l'État. De ce point de vue, c'est une erreur de considérer que les revendications identitaires sont une menace pour la solidarité nationale car elles en procèdent à leur manière. Comme l'écrit Durkheim, il se forme dans les sociétés caractérisées par une solidarité organique « des foyers de vie morale distincts quoique solidaires » ainsi qu'une « différenciation fonctionnelle [qui] correspond à une sorte de polymorphisme moral ». En s'appuyant sur la théorie durkheimienne des groupes secondaires, Sophie Guérard de Latour propose donc de rompre avec l'atomisme et la vision individualiste des droits propres aux théories de la justice sociale comme celle de Rawls. L'analyse historique et sociologique montre d'ailleurs que la recréation par les immigrés du milieu d'origine sert de médiation et facilite l'intégration au sein d'une communauté républicaine plus large : les communautés d'immigrés seraient des réalités propres à toute expérience d'intégration nationale et constitueraient à ce titre un phénomène aussi universel que naturel.

L'identité de ces groupes ethniques n'est pas par ailleurs figée mais dynamique et c'est là la raison pour laquelle il n'y a rien à craindre pour une nation comme la France à admettre son caractère pluriethnique et à renoncer à sa conception assimilationniste de l'intégration nationale. En effet, les individus en proie à des difficultés d'intégration ne défendent pas en réalité leur culture traditionnelle : l'analyse des émeutes des descendants d'immigrés en France montre que ces derniers rejettent également leurs communautés traditionnelles et que c'est bien le blocage du mécanisme de solidarité organique qui explique leur désir de reconnaissance de leur ethnicité. Selon Sophie Guérard de Latour, la notion de « solidarité organique » comprise comme une notion politique permet de concevoir l'attachement à la nation comme fondé précisément sur le respect de l'individu dans sa différence. Un nationalisme ethniquement diversifié est donc selon elle parfaitement possible à condition de ménager une place pour les pratiques culturelles minoritaires.

Le quatrième et dernier chapitre du livre est consacré à l'analyse de la théorie de Jürgen Habermas. En effet, sur le plan méthodologique, Habermas associe lui aussi l'étude scientifique des faits sociaux à la réflexion normative sur la justice politique. Par ailleurs, même s'il ne se définit pas comme républicain, les positions du philosophe allemand sont proches de celles développées par Sophie Guérard de Latour dans son livre. Habermas considère également que l'intégration au sein d'une société démocratique ne doit plus prendre la forme de l'assimilation culturelle, assimilation parfaitement irréaliste dans une société ou il n'existe plus de culture homogène. Attribuer des droits culturels à des minorités comme le propose Kymlicka, c'est accorder à des individus une protection au nom d'un bien moral qu'ils n'ont pas contribuer à définir et c'est donc se rendre coupable de paternalisme. L'intégration doit plutôt s'ancrer dans les liens plus abstraits du droit moderne ce qui passe par la promotion des débats publics susceptibles de faire évoluer l'identité nationale traditionnelle. L'auteur souligne à la fin du chapitre certaines difficultés liées à la conception que propose Habermas de l'identité nationale et de son rôle, difficultés auxquelles elle propose de remédier au moyen de la théorie durkheimienne des symboles sociaux.

Le multiculturalisme républicain défendu par Sophie Guérard de Latour prend donc acte avec Rawls du pluralisme axiologique des sociétés modernes. Il partage avec la théorie de la citoyenneté multiculturelle défendue par Kymlicka la volonté de concilier universalisme démocratique et respect des différences. En revanche, l'auteur rejette la conception du lien social et de la liberté individuelle présupposée par ces deux auteurs : à une société multicommunautaire, elle oppose la fabrication dynamique d'une seule et même communauté politique unissant tous ses membres à travers des symboles collectifs. Pour l'auteur, l'identité nationale reste un bien commun indispensable. Compléter le modèle classique de la tolérance qui distingue l'espace privé et l'espace public par l'attribution de droits culturels comme le propose Kymlicka ne suffit pas en effet à rendre véritablement possible une société multiculturelle. Seule l'existence d'un espace commun de dialogue peut permettre la création d'une identité collective et évolutive qui permettrait de reconnaître pleinement la part d'ethnicité qui caractérise la nation démocratique.


La lecture du livre de Sophie Guérard de Latour intéressera le lecteur soucieux de voir enfin émerger en France un débat sérieux sur l'oppression démocratique des minorités culturelles. Il y trouvera une discussion approfondie des différentes théories philosophiques traitant des sociétés multiculturelles ainsi qu'une étude passionnante de l'histoire de l'immigration en France. Il n'est pas certain, en revanche, qu'il sortira convaincu par le modèle de multiculturalisme républicain défendu par l'auteur. Au-delà du caractère complexe et subtil des arguments proposés, on peut s'interroger sur la consistance théorique du « républicanisme » proposé ici : comme le souligne Christophe Bertossi dans sa recension du livre, peut-on véritablement bâtir une théorie philosophique « républicaine » à partir du « modèle républicain » si obscur et contradictoire auxquels font référence en permanence nos hommes politiques ? On peut également craindre que le renforcement des pouvoirs de l'État démocratique – que l'auteur appelle de ses vœux au nom d'une théorie holiste du lien social – n'aille au contraire dans le sens de la destruction du caractère multiculturel de nos sociétés en faisant du pouvoir l'instrument d'un affrontement entre communautés. On s'interrogera enfin sur l'importance de la reconnaissance et de la construction d'une identité nationale métissée et sur les garanties que cette dernière peut offrir aux minorités – y compris à la plus petite d'entre elles, l'individu – que ses droits seront respectés.



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