Vendredi 19 Mars 2021

Tariq Ramadan, Aux sources du renouveau musulman. D'Al-Afghani à Hassan al-Banna, un siècle de réformisme islamique



Il nous semble que dans cette ouvrage, T. Ramadan a fini par adopter un discours théologique et politique identique à celui des Frères musulmans égyptiens, la posture objective du chercheur ayant peut-être fini par s'effacer derrière la posture subjective du petit-fils.

Wael Saleh
 
 

Broché: 179 pages
Editeur :
Bayard (4 septembre 1998)
Collection : Religion en dialogue
Langue : Français
ISBN-13:
978-2227363144

    Par Wael Saleh
 
    L’auteur nous informe que son livre cherche à mettre en lumière l’existence, depuis les années vingt, d’une réelle réforme dans la pensée islamique, ayant sa logique propre, et qui n'a pas eu comme unique effet de faire émerger l’intégrisme musulman. Or, cette tendance n'est souvent comprise qu'à travers le prisme, que l’auteur considère comme réducteur, de l'islam libéral qui a intégré dans sa grille de lecture les principales valeurs occidentales. Pour comprendre ce courant réformiste, qui va d'al-Afghânî à Hassan al-Bannâ, en passant par Abduh, Rida, Nursî et Ibn Badîs, l’auteur pense qu’il convient d'utiliser une autre grille de lecture, afin de comprendre une des formes de pensée islamique contemporaine les plus actives. Le deuxième principal objectif de ce livre, selon l’auteur, est de rendre compte des idées et de l’engagement de Hassan al-Banna à la lumière de la tradition réformiste à laquelle il dit appartenir et à laquelle, effectivement, l’étude minutieuse de sa pensée nous mène à la rattacher très clairement et très profondément. Pour ce faire, il va remonter quelque peu le cours de l’histoire dans le but de présenter la pensée des premiers réformistes de l’époque contemporaine (al-Afghani et Abduh) en même temps que celle de leurs successeurs immédiats (p. 23).

Structure de l’ouvrage

 
    Cet ouvrage se divise en 3 parties. La première partie (Aux sources de la pensée réformisme contemporain) comporte 4 chapitres : Horizons d’une renaissance; Jamal ad-Din al-Afghani. La double libération; Muhammad Abduh. Éducation et instruction; La pensée de l’action. Premiers ancrages. La deuxième partie (Hassan al-Banna (1906-1949) spiritualité, action, social, et revendications politiques) compte 3 chapitres : Une vie, un engagement; Comprendre l’islam. Université, globalité et pragmatisme; Renaissance et libération. La troisième partie se compose seulement de deux chapitres : Trois épreuves; Se penser minoritaires.

Première partie (Aux sources de la pensée réformisme contemporain)

L’objectif de cette première partie est d’insérer le livre dans l’histoire en remontant jusqu’à la seconde moitié du XIXe siècle, au moment où l’Empire ottoman, déjà malade, subit les premières manifestations de sa future dislocation. À la lumière de cette réalité, al-Afghani a développé une pensée politique et sociale en s’appuyant sur une interprétation dynamique des sources du Coran et de la Sunna. Il encourage les musulmans, à s’émanciper et au moyen et au nom de leurs références islamiques, à se libérer de la colonisation étrangère. Son disciple et compagnon Mohamed Abduh, puis Rashid Rida et les nombreux réformistes ultérieurs vont poursuivre, élaborer, compléter et parfois reconsidérer la pensée d’al-Afgani (p. 35).

    L’auteur explique que le contexte politique du XIXe siècle a alimenté une vive réflexion et a permis une première élaboration de la pensée réformiste qui s’appuie sur trois fondements que l’on trouve chez nombreux savant et intellectuels actuels : 1) une nécessité du retour aux sources du Coran et de la Sunna; 2) penser et organiser la résistance face au colonialisme politique, économique et culturel afin de préserver l’identité musulmane; 3) élaborer une stratégie sociopolitique qui puisse préserver l’unité de la umma (p. 36).

    Le premier chapitre (Horizons d’une renaissance) démontre que ce sont les enjeux politiques qui ont poussé al-Afghani à reformuler une pensée plus politique et que les penseurs ultérieurs vont orienter leur réflexion vers une réforme en prise avec l’état social du monde musulman, a fortiori quand il apparaitra plus clairement que l’Empire ottoman et le califat temporel ou spirituel font partie d’un passé dont rien ne laisse présager le retour (p. 48).

     Le deuxième chapitre (Jamal ad-Din al-Afghani. La double libération) présente al-Afghani, malgré la polémique qui l'entourait, comme un homme nourri par la foi, soucieux de revenir à la source vive du message authentique, particulièrement actif dans le domaine de l’éducation, de la formation et de la diffusion des idées, convaincu que l’islam exige des musulmans qu’ils luttent pour la justice et la liberté, déterminé à s’opposer à tout assujettissement étranger. Pour l’auteur, le projet intellectuel d’al-Afgani vise avant tout à libérer les musulmans à la fois du taqlîd (tradition ou imitation) et de de la présence étrangère. Ce chapitre postule enfin que la contribution d’al-Afghani fut déterminante, dans la mesures où les réformistes ultérieurs seront influencés, peu ou prou, par l’une de ses attitudes (p. 93).

     Le troisième chapitre (Muhammad Abduh. Éducation et instruction) explique que la formulation théorique de la conception de l’islam d’Abduh, contrairement à son maitre al-Afghani, a accompagné, voire est née, de sa réflexion sur l’état de sa société, sur le quotidien des hommes et des femmes d’Égypte et du monde musulman (p. 107). L’auteur postule qu’Abduh, avec son slogan l’éducation est tout, a ouvert la voie d’une nouvelle forme d’affirmation identitaire en même temps qu’elle va donner naissance à un mode original de résistance à la colonisation (p. 132). L’auteur dit que contrairement à al-Afghani et à Abduh, Hassan al-Banna pensera et créera, à l’appui de cette stratégie, et dans le prolongement de l’action d’an-Nurasi et d Ibn-Badis, le mouvement populaire et la dynamique sociale qui avaient fait défaut aux deux précurseurs du réformisme islamique contemporain (p. 132). Le quatrième chapitre (La pensée de l’action. Premiers ancrages) explique comment Rashid Rida, comme ses deux maitres al-Afghani et Abduh, est farouchement opposé à la présence coloniale et luttera toute sa viecontre les méfaits de cette mise sous tutelle. Mais, fort de l’expérience de ses deux maitres, il ne confond pas les pouvoirs européens et leurs populations (p. 141). L’auteur confirme qu’on trouve chez Muhammad Iqbal tous les grands thèmes du réformisme contemporain et une tendance d’action qui insiste également sur le travail social, sur la politique participative du peuple, sur le développement culturel, sur l’apport scientifique et technologique (p. 170). An-Nurasi et Ibn Badis se sont engagés aussi dans l’action de terrain pour réaliser les objectifs qui devaient libérer les peuples musulmans. L’auteur précise que c’est dans cette voie qu'Hassan al-Banna s’engagera, initiant un élan qui va avoir un impact considérable sur l’ensemble du monde musulman (p. 170).

Deuxième partie (Hassan al-Banna (1906-1949) spiritualité, action, social, et revendications politiques)

     Cette partie étudie la vie d’Hassan al-Banna, son engagement, sa conception de l’islam, les modalités et l’avenir du rapport avec l’Occident et, enfin, son idée de la réforme par l’éducation et l’action sociale. Le chapitre cherche également à mettre en exergue les principes fondateurs de cette pensée et la nature de l’influence qu’elle a exercée durant la seconde moitié du XXe siècle.

     Le premier chapitre (Une vie, un engagement) commence par présenter la vie d’al-Banna et le contexte dans lequel il a fondé l’organisation des Frères musulmans (1906-1923). A cette occasion, l'auteur insiste sur le fait que dès les premières années de la création des Frères musulmans en 1928 par al-Banna, on peut percevoir dans l’action un principe général ainsi que deux orientations, l’une interne, l’autre externe, qui consisteront l’essentiel de la philosophie sociale du mouvement . Le principe consiste à s’appuyer sur les forces du peuple et à y puiser la dynamique de l’action et de la mobilisation ; quant aux deux orientations, elles sont particulièrement explicites : le travail éducatif, sur le plan interne, est le fondement de la réforme envisagée par al-Banna pour les hommes comme pour les femmes ; la préparation d’un front de refus et de résistance à la colonisation (p. 199). Au niveau interne, al-Banna semble vouloir réaliser le vœu de Rashid Rida qui espérait voir naitre un parti réformiste attaché aux valeurs de l’islam (p. 200).
L’auteur relate ensuite l’activité sociale et politique des Frères musulmans (1939-1949) surtout les premières confrontations avec le pouvoir en place.

     Le deuxième chapitre (Comprendre l’islam. Université, globalité et pragmatisme) explique les fondements de la pensée de Hassan al-Banna : l’universalité et la globalité de l’islam et la nécessité du retour aux sources d’enseignements de l’islam. L’islam, dit al-Banna, ne connait pas la séparation entre le religieux et le politique au sens où la sharia (les prescriptions du Coran et de la Sunna) donne les grandes lignes et les principes généraux de l’organisation du pouvoir et que chaque époque, à sa manière, doit chercher à y rester fidèle (p. 275).

    Dans le troisième chapitre (Renaissance et libération), Ramadan explique que le message des Frères n’a jamais été de type nationaliste au sens où l’ont entendu les politiciens et les intellectuels laïques qui désiraient l’indépendance à l’échelle du pays et qui modelaient leurs réflexions au miroir de l’idée européenne de l’État-nation (p. 297). L’auteur prétend qu'à l'instar d'al-Afghani et des réformistes qui l’ont suivi jusqu’à Iqbal, al-Banna veut transmettre au peuple égyptien l’idée de l’appartenance islamique au sens large (p. 298). Selon l’auteur, al-Banna considère que la présence des différents partis politiques au sein d’un même État comme un pur produit importé d’Occident qui ne répond à aucun des enseignements de l’islam (p. 360). Al-Banna considérait également que les frontières étatiques n'avaient pour unique but que d’isoler chaque pays et d’établir dans les faits la division que l’Europe s’était tant appliquée à promouvoir (p. 350). Al-Banna croyait également que l’islam, à brève où à longue échéance, réalisera sa renaissance et que sa civilisation apportera au monde les solutions dont il est dépourvu aujourd’hui (p. 372). Quant aux rapports avec l’Occident, al-Banna exige que la colonisation cesse sous ses divers aspects politique, économique et culturel. En particulier l’Europe devait mettre fin à sa stratégie de division, de manipulation et de trahison tout en se mettant à l’écoute de la voix du peuple. Dans le cas contraire, menace al-Banna, elle sera responsable de la violence que sa pratique aveugle et oppressive aura déclenchée (p. 373).

Troisième partie (à l’épreuve des nouvelles réalités politiques (après 1949)


   Dans cette partie, Ramadan explique comment al-Banna a dû faire face à de nombreuses difficultés, en particulier durant les huit dernières années de sa vie. Il s’est trouvé dans l’obligation de définir une stratégie et un positionnement politiques à cause de l'importance qu’avait pris son organisation et, surtout à cause des bouleversements importants qui étaient en train de décider de l’avenir de la société égyptienne (p. 385). Ramadan postule donc que c’est le contexte qui a rendu la pensée réformiste de Hassan al-Banna crispée, tendue, radicalisée parfois (p. 388).

    Dans le premier chapitre (Trois épreuves), Ramadan relate les trois épreuves majeures que les Frères musulmans ont traversées : la question palestinienne, le 23 juillet 1952 et la répression de l’époque de Nasser (p. 389-409).

    Dans le deuxième chapitre (Se penser minoritaires), il précise que cette répression était le contexte dans lequel est né l’essentiel de la pensée radicale de Sayyid Qutb et d’une génération des Frères musulmans qui croit qu’il faut changer de stratégie et d’objectif : on n’hésitera pas désormais à utiliser les armes pour renverser le pouvoir. (p. 416-445)

    L’auteur conclut son livre en confirmant que l’analyse qu’il fait tout au long de ce livre démontre que al-Banna est fidèle à l’héritage réformiste et qu’il s’inscrit clairement dans cette tradition (p. 447).

 

Remarques et appréciation générale

 
    Dans cet ouvrage Tariq Ramadan tente de nous convaincre que le gouvernement est un instrument destiné à réaliser un projet social (p. 275) alors que tous les écrits de Hassan al-Banna théorisent un projet religieux qui nécessite un gouvernement seul capable de réaliser ce projet. Selon Ramadan, al-Banna a octroyé à la femme tous les droits politiques (élire et être élue). Cependant, il convient de préciser que T. Ramadan omet le fait qu’al-Banna considérait que les femmes doivent seulement poursuivre des formations scolaires qui concordent avec la nature et le rôle de la femme en islam, c'est à dire, éduquer les enfants. Il omet également de préciser si la femme a le droit d’être élue en tête de pouvoir politique selon la religiosité des Frères musulmans (p. 333). L’objectif de T.Ramadan, semble parfois aller à l’encontre des textes et des discours de son grand-père de façon à évacuer toute accusation d'al-Banna d’avoir détourné la renaissance islamique al-Nahad vers un fondamentalisme islamiste comme le constatent de nombreux intellectuels du monde arabe comme Ashmawy, Zakarya, Laroui et Corm ou encore des chercheurs européens, comme Gardet, Kepel, Commins ou encore Roy.

     Reste à dire enfin que ce livre est issu d’une thèse de doctorat soutenue en Suisse en 1998 dans laquelle T.Ramadan donnait à plusieurs reprises  l’impression à ses auditeurs ou lecteurs que celle-ci portait sur Nietzche.

   Enfin, en comparant ce livre avec le reste de ses écrits, on remarquera des ruptures dans la pensée de l'auteur, aussi bien dans sa conception générale de l’islam que la définition de concepts majeurs, comme par exemple la sharia. Il nous semble que dans cette ouvrage, T. Ramadan a fini par adopter un discours théologique et politique identique à celui des Frères musulmans égyptiens, la posture objective du chercheur ayant peut-être fini par s'effacer derrière la posture subjective du petit-fils.




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