Les cahiers de l'Islam
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Samedi 5 Octobre 2013

Anne Gotman, Ce que la religion fait aux gens

par Marion Maudet, élève à l’École Normale Supérieure de Cachan, agrégée de Sciences Économique et Sociale, M2 de Sociologie.



Anne Gotman, Ce que la religion fait aux gens






Edition : Maison des Sciences de l'Homme
Collection : « 54/sociologie »
Année publication : 2013
Nombre de pages : 290 p.

Biographie de l'auteur

Anne Gotman est sociologue, directrice de recherche au CNRS, rattachée au Centre de recherche sur les liens sociaux (CNRS/Université Paris Descartes). Elle est l'auteur de nombreux ouvrages, dont : Hériter (Puf, 1988), L'héritage (Puf, 1988), Dilapidation et prodigalité (Nathan, 1995), Le sens de l'hospitalité (Put, 2001), et a dirigé Villes et hospitalité, paru en 2004 aux Editions de la Maison des sciences de l'homme.

Dans la lignée des études sociologiques questionnant les liens entre religion et modernité, et se refusant à accepter sans l’interroger la thèse de la « sécularisation » des sociétés, Anne Gotman étudie la religion en partant du postulat que plus qu’en voie de disparition, celle-ci est au contraire en permanente recomposition. Afin d’étudier ces nouveaux modes d’interpénétration entre religion et modernité, l’auteure s’appuie sur une étude minutieuse des « croyances intimes » et pose trois grandes questions : comment la religion vient aux gens, ce que les gens font de la religion, et ce que la religion fait aux gens. Directrice de recherche au CNRS, l’auteure est spécialiste des questions tournant autour de l’héritage et de l’hospitalité. Elle a notamment publié Le Sens de l'hospitalité : Essais sur les fondements sociaux de l'accueil de l'autre (2001L'héritage en collection « Que Sais-je ? » (2006) et elle a participé à l’ouvrage collectif Repenser la solidarité : L'apport des sciences sociales (2006), dirigé par Serge Paugam. L’analyse de la religion et des « croyances intimes » proposée dans l’ouvrage est donc celle d’une sociologue qui ne se définit pas comme spécialiste des religions.

Un des grands intérêts de l’ouvrage réside dans la méthodologie utilisée par l’auteure. Elle a choisi d’interroger des fidèles pour qui la religion n’est qu’un élément parmi d’autres dans leur quotidien. Sur sept chapitres, l’auteure explicite la manière dont les fidèles interrogés vivent leur religion et dans quelle mesure cette dernière interfère avec leurs autres activités. Mise à part la dernière fidèle, Soma, femme rabbin, les autres personnes interrogées ont un rapport « souple » à la religion, c’est-à-dire qu’elle ne fait partie de leur vie que de manière marginale et contrôlée. Pour la plupart d’entre eux, il serait possible de « socialiser avec ces fidèles sans savoir qu’ils le sont » (p. 213). Afin d’approcher au plus près les croyances des fidèles, elle refuse d’adopter une approche lebrasienne de la religion (fondée principalement sur la quantification de la pratique cultuelle et l’observation des règles institutionnelles attachées à la religion), et adopte à la place une « méthode casuistique de type inductive » (p. 29), dans laquelle la religion n’est pas définie a priori. Anne Gotman a ainsi mené des entretiens non-directifs auprès de fidèles juifs et catholiques pour qui la religion est souvent « abordée en mode mineur » [1]. L’ouvrage est structuré par trois grands moments : le premier est une réflexion sur la définition de la religion et sur la place à accorder aux croyances. La majeure partie de l’ouvrage est constituée de portraits de fidèles juifs et catholiques, ayant chacun un rapport particulier à leur religion (tout autant dans leurs pratiques quotidiennes que dans la manière dont ils appréhendent, justifient ou rationalisent leurs croyances). Enfin, l’auteure tisse des liens entre les différents cas et monte en généralité afin de saisir l’impact de la religion sur ces croyants ordinaires.

Anne Gotman montre combien être religieux peut avoir des significations très différentes selon les fidèles. Une des grandes qualités de l’ouvrage est de questionner avec finesse à la fois les manières dont les fidèles vivent leur religion (qu’elle distingue du concept de « religiosité » développé par Simmel [2]), et les modalités d’expression de leurs croyances. Pour certains, comme Constance, religion rime avec famille, et être catholique consiste principalement à constituer et entretenir un référent commun au sein du cercle familial. Bien plus que la religion catholique en tant qu’institution, ce qui importe pour Constance est la place de la foi comme ciment familial. Contrairement à Constance, Zaccharie fait bien moins référence à sa famille dans sa pratique du judaïsme qu’à la communauté massorti [3] dans laquelle il s’est engagé. C’est pour lui le judaïsme en tant que tel qui constitue sa famille, autrement dit la prise de conscience de son passé, de ses descendants, et de l’histoire du peuple juif. Citons par ailleurs le cas de Delhia (juive) et de son mari (un pasteur protestant), pour qui le mariage signifie notamment la confrontation de deux religions et de deux traditions. De manière intéressante, si les deux traditions semblent pour eux bien se compléter, il y a cependant « incompatibilité radicale » quant au dogme religieux. En effet, ce mariage mixte a des implications en termes d’ « additions » (la pratique du soir de shabbat en est un exemple), de « soustractions » (absence de sapin, suppression des messes) concernant l’organisation de la vie quotidienne, mais aussi de « combinaisons » (le calendrier de l’avent finit le premier soir de Hanuka). Cependant, comme le dit Delhia, « il ne sera pas dit que Jésus est le fils de Dieu » (p. 178). Malgré cette importante variété des rapports à leur foi, il est intéressant de noter que la majorité des fidèles s’accordent sur le fait que la religion leur apporte un surplus de sens, une « cohérence » qui les aide ou les rend plus libres. Comme l’explique Games, jésuite, si les individus qui n’ont pas la foi peuvent agir moralement, tout comme les fidèles, la différence réside dans la notion de salut : le salut libère des peurs, et, ainsi libéré de la « domination du péché », le fidèle peut se dévouer aux autres. 

Anne Gotman met alors en évidence une caractéristique nouvelle du « croire » contemporain, qui n’est pas exempt « d’élans, de pauses et de réflexions » (p. 259). L’auteure montre que la croyance religieuse ne tombe pas sur le croyant : elle est au contraire le fruit d’une appropriation, d’un véritable travail. Comme le montre le cas de Laudan, ce catholique divorcé pratiquant qui a du, à plusieurs reprises, se réapproprier sa religion, la foi est un « état d’esprit hésitant » qui exige un investissement considérable. Laudan effectue de nombreuses prières et retraites pour communier avec son dieu. Par ailleurs, la foi ne s’oppose pas directement à la pensée scientifique. Demiane, catholique, la fonde par exemple sur une véritable « conquête intellectuelle » et sur la « véracité même des événements révélés par les Évangiles ». Le « croire que » (fides qua) est alors nécessaire au « croire en » : c’est parce qu’elle croit que Jésus a existé qu’elle peut croire en lui et faire preuve d’une « foi éclairée ». Le fidèle circule entre des formes de vies religieuses et non religieuses, et si la foi et l’adhésion (ou non) à une religion relèvent à présent bien plus qu’auparavant de la liberté personnelle, cela ne signifie pas que le fidèle ne peut pas mettre en doute ses croyances religieuses. La foi ne se décrète pas (plus) mais se cultive. Les croyances religieuses sont vécues dans un halo d’incertitude et de doute qui nécessite un engagement constant de la part de fidèles dont le « croire » ne se détache jamais de la « volonté de croire ».

Elle revient en conclusion sur les points de rencontre entre les différentes expériences des fidèles et insiste sur l’importance de la transmission familiale et historique. Cette transmission implique à la fois les « transmetteurs » et les « héritiers », qui se réapproprient la religion (l’auteure parle de « réappropriation de l’héritage dogmatique »). Les fidèles ne sont pas passifs face à la religion transmise, et font preuve de réflexivité sur la manière dont ils vont eux-mêmes la transmettre à leurs enfants. Ainsi, pour Dehlia et Jérémie, le dialogue interreligieux est fortement régulé par la place des enfants, qui sont juifs avec un père protestant. Les enfants sont donc intégrés à la communauté massorti, ils parlent hébreu et portent un nom juif. Fait qui peut surprendre, c’est Jérémie qui s’est institué en « gardien du temple », comme transmetteur d’une culture, histoire et mémoire juive.

Dieu n’apparaît alors plus comme le garant d’une loi transcendante, mais davantage comme libérateur du péché (« l’examen de conscience n’est plus de mise ») ; et les fidèles exigent d’exercer leur liberté individuelle sans être assujettis aux impératifs religieux. Ainsi peuvent être résumées, dans les grandes lignes, les nouvelles modalités du croire évoquées par cet ouvrage. Ayant fait le choix de ne pas partir d’une définition ad hoc de la religion, Anne Gotman souligne par ailleurs avec acuité, tout au long de l’ouvrage, de nombreux points aveugles dans les analyses classiques de la religion : dans quelle mesure peut-on définir sociologiquement la religion ? Peut-on réellement parler de « nouveaux mouvements religieux » ? Quelle place accorder aux rites dans une analyse sociologique de la religion ? Enfin, point qui mérite d’être souligné, son étude montre à quel point les analyses classiques des pratiques religieuses ignorent de nombreuses manières pour les fidèles de vivre leur religion. Un défaut qui peut conduire à conclure sur une disparition du religieux, alors qu’il faudrait plutôt considérer le « caractère multiforme des fidélités religieuses ».


Publication en partenariat avec Lectures.Revues.org

______________________

[1] Ce qui n’est pas sans rappeler les analyses d’Albert Piette sur la religion ordinaire. Albert Piette, Le Fait religieux : Une théorie de la religion ordinaire , Paris, Economica, Coll. « Études sociologiques », 2003.

[2] Reprenant la définition de la religiosité selon Simmel, cette « insertion du sujet dans un ordre supérieur qui est ressenti par lui néanmoins, simultanément comme quelque chose d’intime et de personnel », elle établit une distinction entre le sentiment religieux, ce « saisissement de l’âme », et la « religion », sorte d’objectivation de ces moments de transcendance (p. 190). Georg Simmel, « Problèmes de la sociologie des religions », Archives de sociologie des religions, n° 17, 1964 (1905), pp. 12-44.

[3] Le courant massorti est un courant progressiste qui a pris son essor aux États-Unis au moment de l’assimilation des juifs américains.

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