Editeur : CNRS (20 janvier 2011)
Collection : Conférences au Collège de France de la chaire d'histoire contemporaine du monde arabe.
Pagination : 128.
Auteur : Souleymane Bachir Diagne est professeur dans les départements de Français et de Philosophie de Columbia University à New York.
Présentation de l'éditeur : Le grand retour de Bergson, à l’orée du XXIe siècle, s’est accompagné d’un regain d’intérêt pour l’influence exercée en dehors de France par le philosophe de la morale et de la religion. Influence évidemment présente en Europe, mais aussi en Inde et en Afrique, comme en témoignent deux figures majeures de la lutte anticoloniale, le musulman Mohamed Iqbal et le catholique Léopold Sédar Senghor. À la fois poètes, penseurs et hommes d’État, tous deux ont joué un rôle intellectuel et politique essentiel dans l’indépendance de leur pays, et trouvé dans le bergsonisme de quoi soutenir leur philosophie : celle d’une reconstruction de la pensée religieuse de l’islam pour le premier, d’une désaliénation du devenir africain pour le second.
Dans cet essai qui cerne au plus près le rayonnement international du philosophe de Matière et mémoire, Souleymane Bachir Diagne décrit la triple rencontre et le devenir des notions bergsoniennes de vie, d’élan, de nouveauté, de durée ou d’intuition dans la pensée de Léopold Sédar Senghor et de Mohamed Iqbal.
Une contribution majeure au renouveau des études bergsoniennes.
Dans cet essai qui cerne au plus près le rayonnement international du philosophe de Matière et mémoire, Souleymane Bachir Diagne décrit la triple rencontre et le devenir des notions bergsoniennes de vie, d’élan, de nouveauté, de durée ou d’intuition dans la pensée de Léopold Sédar Senghor et de Mohamed Iqbal.
Une contribution majeure au renouveau des études bergsoniennes.
Nous publions cette recension avec l'accord de l'auteur; première publication sur lemonde.fr .
La gloire d'Henri Bergson rayonne bien au-delà des frontières. Au Brésil, on le confronte à l'existentialisme de Jean-Paul Sartre et au structuralisme de Claude Lévi-Strauss ; au Japon, il résonne avec la métaphysique de Gilles Deleuze ou la déconstruction de Jacques Derrida. Comme la French Theory des années 1960, la philosophie de Bergson s'exporte d'autant mieux qu'elle est difficilement traduisible : ses concepts fluides, s'ils résistent à la clarification, coulent dans une autre langue où ils deviennent sources d'autres pensées.
Souleymane Bachir Diagne présente ainsi le destin du concept d'"élan vital" chez deux auteurs apparemment très éloignés du "spiritualisme français" : le premier président du Sénégal, Léopold Sédar Senghor (1906-2001), et le père fondateur du Pakistan, Mohamed Iqbal (1877-1938). Diagne, philosophe sénégalais formé en France et enseignant à l'université Columbia (New York), rend ainsi hommage aux deux penseurs qui ont influencé ses travaux dans le domaine des "études postcoloniales", en revenant à une source commune de leur réflexion.
Senghor, qui fit ses études en France dans les années 1930, parlait de la "Révolution de 1889" pour décrire la conception de la durée exposée dans l'Essai sur les données immédiates de la conscience. Bergson y découvrait, sous l'intelligence analytique qui découpe les parties dans l'espace, une faculté synthétique qu'il appelle "intuition du temps", et que Senghor nomme "intelligence-qui-comprend". Senghor n'oppose donc pas l'intelligence civilisée à l'affectivité primitive, malgré sa phrase célèbre : "L'émotion est nègre comme la raison est hellène." Il montre plutôt dans l'art africain, alors découvert par le mouvement surréaliste, "des forces obscures mais explosives qui sont cachées sous l'écorce superficielle des choses".
Alors que la génération des années 1930 a opposé bergsonisme et marxisme, Senghor interprète L'Evolution créatrice dans le sens d'une "voie africaine du socialisme". Il appelle "déforcement" ce que Karl Marx a décrit comme aliénation : le processus par lequel la machine industrielle fige la force vitale de l'ouvrier dans un objet extérieur. Diagne montre que cette lecture à la fois catholique et cosmique de Marx, souvent reprochée à Senghor, éclaire aussi bien son fédéralisme, hostile à toute fermeture sur une nation, que son attachement à la prospective par la planification.
Mohamed Iqbal propose, lui, une lecture musulmane de Bergson, en prise avec les problèmes politiques du renouveau religieux. Le philosophe indien, ami de l'orientaliste Louis Massignon, rendit visite à Bergson en 1931, et se découvrit avec lui une "affinité spirituelle "sémitique"". Il travaillait alors à renouveler la métaphysique musulmane à partir du concept d'"itjihad", traduit habituellement par "effort d'interprétation". Penseur résolument moderniste, Iqbal défendait la nécessité pour l'islam de se confronter aux sciences et de se constituer en nation afin de fortifier sa "conscience morale".
Iqbal trouve chez Bergson une conception moderne de l'individu et du temps qui déjoue la notion de fatum mahumetanum (destin musulman) forgée par Leibniz. Pour concilier la liberté de Dieu et la connaissance de la nécessité, il refuse l'univers fermé et prédéterminé des classiques, et fait du temps une puissance historique agissant à travers les initiatives des individus, ce qu'il appelle un "fatalisme actif" ou "destinée" (taqdir). D'où ce paradoxe : le fondateur du Pakistan trouve chez Bergson, philosophe de l'ouvert, la justification de la séparation des musulmans et des hindous.
Dommage qu'Iqbal n'ait rien dit des Deux sources de la morale et de la religion (1932), où Bergson critique toutes les formes de nationalisme.
Souleymane Bachir Diagne présente ainsi le destin du concept d'"élan vital" chez deux auteurs apparemment très éloignés du "spiritualisme français" : le premier président du Sénégal, Léopold Sédar Senghor (1906-2001), et le père fondateur du Pakistan, Mohamed Iqbal (1877-1938). Diagne, philosophe sénégalais formé en France et enseignant à l'université Columbia (New York), rend ainsi hommage aux deux penseurs qui ont influencé ses travaux dans le domaine des "études postcoloniales", en revenant à une source commune de leur réflexion.
Senghor, qui fit ses études en France dans les années 1930, parlait de la "Révolution de 1889" pour décrire la conception de la durée exposée dans l'Essai sur les données immédiates de la conscience. Bergson y découvrait, sous l'intelligence analytique qui découpe les parties dans l'espace, une faculté synthétique qu'il appelle "intuition du temps", et que Senghor nomme "intelligence-qui-comprend". Senghor n'oppose donc pas l'intelligence civilisée à l'affectivité primitive, malgré sa phrase célèbre : "L'émotion est nègre comme la raison est hellène." Il montre plutôt dans l'art africain, alors découvert par le mouvement surréaliste, "des forces obscures mais explosives qui sont cachées sous l'écorce superficielle des choses".
Alors que la génération des années 1930 a opposé bergsonisme et marxisme, Senghor interprète L'Evolution créatrice dans le sens d'une "voie africaine du socialisme". Il appelle "déforcement" ce que Karl Marx a décrit comme aliénation : le processus par lequel la machine industrielle fige la force vitale de l'ouvrier dans un objet extérieur. Diagne montre que cette lecture à la fois catholique et cosmique de Marx, souvent reprochée à Senghor, éclaire aussi bien son fédéralisme, hostile à toute fermeture sur une nation, que son attachement à la prospective par la planification.
Mohamed Iqbal propose, lui, une lecture musulmane de Bergson, en prise avec les problèmes politiques du renouveau religieux. Le philosophe indien, ami de l'orientaliste Louis Massignon, rendit visite à Bergson en 1931, et se découvrit avec lui une "affinité spirituelle "sémitique"". Il travaillait alors à renouveler la métaphysique musulmane à partir du concept d'"itjihad", traduit habituellement par "effort d'interprétation". Penseur résolument moderniste, Iqbal défendait la nécessité pour l'islam de se confronter aux sciences et de se constituer en nation afin de fortifier sa "conscience morale".
Iqbal trouve chez Bergson une conception moderne de l'individu et du temps qui déjoue la notion de fatum mahumetanum (destin musulman) forgée par Leibniz. Pour concilier la liberté de Dieu et la connaissance de la nécessité, il refuse l'univers fermé et prédéterminé des classiques, et fait du temps une puissance historique agissant à travers les initiatives des individus, ce qu'il appelle un "fatalisme actif" ou "destinée" (taqdir). D'où ce paradoxe : le fondateur du Pakistan trouve chez Bergson, philosophe de l'ouvert, la justification de la séparation des musulmans et des hindous.
Dommage qu'Iqbal n'ait rien dit des Deux sources de la morale et de la religion (1932), où Bergson critique toutes les formes de nationalisme.