Ça ne fait aucun doute, nous sommes entrés dans l’âge post-séculier, même si cette notion inventée par Habermas ne semble pas avoir eu un grand écho chez le penseur du processus de sécularisation de nos sociétés occidentales. Pourtant ce que Charles Taylor désignait dans L’Âge séculier comme un effet « supernova », l’explosion des spiritualités comme autant de galaxies nouvelles ou renouvelées, ou encore l’inflation des fondamentalismes et, en somme, le retour du religieux à notre époque, s’il ne sonne pas le glas de ce processus, indique cependant que nous sommes entrés dans une autre ère et que la sécularisation, loin d’avoir évacué les religions, leur a permis de redéfinir leur place dans la société, un mouvement de fond qui s’appuie notamment sur l’expansion du communautarisme et n’exclut pas des formes inédites d’exhibitionnisme – on dira pudiquement d’affichage ostentatoire – de la burka à la manif pour tous en passant par ces juifs orthodoxes emballés dans un sac plastique à bord des avions de ligne pour éviter le passage au-dessus des cimetières.
Ce que montre cet ensemble collectif, c’est la fécondité de la pensée de Charles Taylor pour penser un au-delà de la sécularisation que lui-même n’a fait qu’esquisser...
(Jacques Munier)
Recension par Loïc Le Pape.
Cette recension est publiée en partenariat avec le site liens Socio
Broché: 281 pages
Editeur : CNRS (13 février 2014)
Collection : PHILO/RELIG/HIS
Langue : Français
ISBN-13: 978-2271079206
Dimensions du produit: 23 x 2 x 15 cm
En 2007, Charles Taylor, philosophe canadien, publiait A Secular Age, traduit en Français en 2011 sous le titre L'âge séculier. Cet ouvrage, d’une importance capitale pour les sciences sociales des religions a donné lieu à de vifs débats outre-Atlantique car l’auteur, en philosophe, n’a pas hésité pas à interpeller et mobiliser la sociologie des religions, l’histoire et la science politique. Paradoxalement, le livre n’a pas suscité autant d’intérêt en Europe (un peu en Allemagne, car il fait écho au dernier Habermas), et semble même être passé inaperçu en France. Il est vrai que L’Âge séculier est un ouvrage dense, érudit, dont la longueur (plus de 1200 pages), la période étudiée (« l’aire nord-atlantique » depuis l’Ancien-Régime) et l’écriture elliptique a de quoi rebuter les audacieux lecteurs. Pour autant, cet ouvrage m’apparaît aussi important que celui de Marcel Gauchet, Le désenchantement du monde: Une histoire politique de la religion (1985), devenu central dans les sciences sociales du religieux. Dans L’Âge séculier, Taylor pose le constat d’un monde « incroyant » (un « humanisme exclusif ») et détaille les processus contradictoires de cette sécularisation intellectuelle, sociale et politique en replaçant les évolutions du politique et du religieux dans une vaste perspective historique, issue de la réforme protestante qu’il appelle le Grand récit de la réforme (GRR). Dès le début de son ouvrage, Taylor distingue « trois sens » de la sécularité : sécularité 1 : la perte de l’importance du religieux dans l’espace politique et les espaces publics (la croyance est devenue « affaire privée ») ; sécularité 2 : le déclin des croyances et des pratiques ; sécularité 3 : les nouvelles « conditions de la croyance » ; trois niveaux qui sont discutés, questionnés et remis en cause dans plusieurs contributions.
Sylvie Taussig a entreprit, par cet ouvrage collectif, le double défi de présenter l’œuvre méconnue de Taylor et de la discuter fermement à travers une pluralité de lectures. Le premier intérêt de cet ouvrage est de présenter à la fois des réflexions approfondies, parfois critiques et des témoignages, rassemblées en trois parties, précédées d’un préambule. Charles Taylor lui-même ouvre le livre, en présentant en quelques courtes pages sa démarche et certaines de ses influences. Il livre aussi quelques pistes sur une non-réception de son livre en France : il écrit en tant que catholique, sans s’en cacher, mobilisant aussi bien les théologiens que les sciences sociales, et mène une discussion serrée du concept central de la sociologie religieuse depuis les années 1960 la sécularisation, concept qui a vécu dans l’ombre de la « laïcité à la française ».
Nous retiendrons du préambule, outre le court témoignage d’Émile Poulat, la mise en contexte de Jean Montenot (p. 17-26), qui situe l’Âge séculier dans l’œuvre de Taylor, à la suite notamment de l’ouvrage Les sources du moi. La formation de l’identité moderne, 1998 (mais il ne parle pas du Malaise dans la modernité, 1994) et l’importante synthèse-critique de Sylvie Taussig (p. 27-48). Dans sa contribution, la directrice de l’ouvrage va bien plus loin qu’une discussion de l’ouvrage de Taylor : elle entreprend une discussion serrée de ses thèses, tant dans le fond (ses présupposés et ses sources) que dans la forme : « avec son style très répétitif et englobant, il a tout d’une narration historique, et tout aussi d’un discours homilétique à des fins apologétiques. Cette volonté acharnée, manifeste au fil du texte dans le dispositif rhétorique qui se veut infalsifiable, peut jeter le lecteur dans un certain malaise, comme Gide lisant les lettres de Claudel » (p. 46). Sur le fond, Sylvie Taussig pointe les impasses du raisonnement de Taylor, donnant ainsi un programme au travail collectif, en soulignant que « la volonté de relire l’histoire, de mettre à jour de nouveaux concepts, est la gloire de l’esprit ; cependant, quand une lecture qui n’est pas celle d’un historien, mais d’un philosophe ou d’un historien des idées, se fait sans mise à la disposition du public d’un nouveau corpus documentaire à même de bouleverser les interprétations, il convient de garder sa vigilance critique d’autant que cette révision (…) débouche sur des prises de position politique idéologiques et sans doutes fâcheuses pour la paix de nos sociétés. » (p. 48).
La première partie de l’ouvrage, « l’Âge séculier et les théories de la sécularisation » se compose de quatre études (Olivier Abel, Marcel Gauchet, Philippe Portier, Gabriel Motzkin) qui replacent l’ouvrage de Taylor au sein des développements successifs de la théorie de la sécularisation, dominante dans le champ des sciences sociales du religieux. Olivier Abel le fait tout en subtilités, en prônant un examen critique de la laïcité française, de la sécularisation puis en faisant dialoguer Rousseau et Karl Barth pour repenser le rapport politique et religieux. Marcel Gauchet substitue à l’expression de Taylor « histoire par soustraction » (pour qualifier les lectures sociologiques et philosophiques de la sécularisation) une « histoire par transformation » et précise à nouveau sa notion de « sortie de la religion » (entendue comme « sortie de l’organisation religieuse du monde », p. 81). Philippe Portier s’engage de son côté dans une réflexion double sur le travail de Taylor en discutant de la genèse de la sécularisation (est-ce le constat d’une pluralisation, d’une désaffiliation ou d’une dé-hiérarchisation ?) ainsi que de son devenir (le processus de sécularisation mène-t-il à une disparition à terme du religieux ?). Enfin, Gabriel Motzkin dissèque les positions de Charles Taylor au prisme de la croyance et de l’expérience religieuse. Taylor revendique sa position de philosophe catholique, Motzkin en relève les impasses et les normes implicites à partir d’une discussion de « l’expérience exceptionnelle » et de ce que nous en faisons. Au final, cette première partie élargit déjà le spectre de l’Âge séculier, tendant même à dépasser l’œuvre pourtant foisonnante de Taylor.
La deuxième partie du livre consiste en une série de « lectures diachroniques de l’Âge séculier ». On y trouve ici des contributions plurielles sur des thèmes ou des auteurs abordés, ou pas, dans le livre de Taylor. Par exemple Jean-Louis Schlegel propose une note sur le romantisme dans l’Âge séculier ; Jack Goody discute de l’émergence d’une sphère séculière à l’intérieur du système religieux en insistant sur le domaine éducatif, et Heinz Wismann entreprend la discussion à partir des derniers écrits d’Habermas et notamment avec la notion de « post-séculier ». Sa contribution, limpide, précise à nouveau le flou de la sécularisation selon Taylor. Jean-Claude Monod et Christian Bouchindhomme concluent cette partie en deux articles complémentaires à propos du peu de références que fait Taylor à l’œuvre de Hans Blumenberg (ce philosophe Allemand, catholique lui-aussi, a écrit sur l’avènement de la modernité en pointant les limites de la théorie de la sécularisation, ce que Jean-Claude Monod a appelé la querelle de la sécularisation), scellant une partie qui s’avère elle-aussi plutôt critique sur l’ouvrage de Taylor, tout en reconnaissant les apports du philosophe canadien.
La dernière partie de cet ouvrage, qui propose une ouverture à propos d’autres aires culturelles, s‘intitule « Vers quels accommodements raisonnables ? Doctrine et cas concret ». Ce titre fait directement référence à la Commission de consultation sur les pratiques d’accommodements liées aux différences culturelles (dite Bouchard-Taylor, qui a siégée au Québec en 2007-2008) dans laquelle le philosophe a défendu la pratique des accommodements raisonnables. Olivier Roy revient dans sa contribution sur les effets de la sécularisation, qu’il définit comme « l’objectivation du religieux par l’instance politique » (p. 195), et note que les fondamentalismes de toutes obédiences participent de la sécularisation, en tant qu’ils objectivent un religieux « pur » contre une sphère publique et politique jugée « impure ». Cela explique selon lui, les multiples oppositions sur la visibilité du religieux, ce que Taylor appelle la « condition actuelle de la croyance ». En examinant l’âge séculier du judaïsme (dans la diaspora comme en Israël), Régine Azria pointe une autre limite « s’il rencontre certaines des réflexions de Charles Taylor, cet âge séculier juif s’interroge moins sur le statut de la croyance dans un monde moderne globalisé que sur le sens, les contenus, la pérennité des identités individuelles et collectives juives d’aujourd’hui (…) » (p. 230). Hamadi Redissi à partir de l’islam et Georges G. Zheng à partir du bouddhisme tibétain montrent également les limites de l’application de la sécularisation selon Taylor à d’autres zones géographiques. Prudent, Taylor limitait son propos à l’aire nord-Atlantique, c’est-à-dire à l’Europe occidentale et à l’Amérique du Nord. Enfin, Paul Valadier propose un article compréhensif sur le livre à partir de la perspective catholique, mais souligne également la tendance de Taylor à privilégier une conception du religieux où la transcendance tend à prendre le pas sur d’autres éléments historiques, pourtant décisifs. Cette dernière partie me semble opérer le plus profondément le travail critique de l’Âge séculier, en montrant notamment toutes les difficultés à penser l’œuvre en dehors de son périmètre historico-géographique. Les sociologues et politistes mobilisés dans ce collectif montrent également les difficultés à opérer un véritable travail de « d’opérationnalisation méthodologique » de la sécularisation par les sciences sociales du religieux. À se demander si cette notion, pourtant centrale, n’est pas condamnée à demeurer un méta-récit des sciences sociales.
L’ensemble de ces contributions, dans leurs confrontations studieuses à l’ouvrage de Taylor permettent d’en montrer toute la richesse autant que les limites. La grande force de l’ouvrage coordonné par Sylvie Taussig est donc de présenter pour la première fois l’imposant livre de Taylor tout en commençant, de manière approfondie, une discussion critique de ses limites et souvent de ses impasses. Le lecteur francophone dispose désormais, en plus de l’ouvrage de Taylor lui-même, d’une solide base critique pour penser l’âge séculier dans toutes ses dimensions.