Exposant les raisons historiques du conflit israélo-palestinien, l'auteur montre par exemple que le sionisme a longtemps été chrétien avant d'être juif, que la colonisation de la Palestine doit beaucoup au soutien du Royaume-Uni et des Etats-Unis ou que la dynamique factionnelle a, dès l'origine, miné et affaibli le nationalisme palestinien.
©Electre 2024
Sur l'auteur
Jean-Pierre Filiu, professeur des universités en histoire du Moyen-Orient contemporain à Sciences Po, Paris, où il enseigne un cours d’introduction à la question palestinienne. Il a aussi été professeur invité dans les universités de Columbia (New York) et de Georgetown (Washington). Depuis 1980, il séjourne régulièrement en Israël et dans les territoires palestiniens. Il est l’auteur, entre autres ouvrages, de "Mitterrand et la Palestine" (Fayard, 2006), de "Histoire de Gaza" (Fayard, 2012) et de "Main basse sur Israël. Netanyahou et la fin du rêve sioniste" (La Découverte, 2019). Sa chronique hebdomadaire "Un si proche Orient", publiée depuis 2015 sur le site du "Monde", a déjà attiré des millions de lecteurs.
Le lecteur intéressé pourra visionner cette rencontre avec Jean-Pierre Filiu réalisée par l'IReMMO (Midi de l'iReMMO)du 12 Juillet 2024. Jean-Pierre Filiu présente son dernier ouvrage, Comment la Palestine fut perdue Et pourquoi Israël n'a pas gagné. Histoire d'un conflit (XIXe-XXIe siècle, et revient plus largement sur la situation actuelle à Gaza et ses origines.
Quatrième de couverture
Si vous estimez connaître assez du conflit israélo-palestinien pour en nourrir des opinions définitives, mieux vaut ne pas ouvrir ce livre. Vous risqueriez d’y apprendre que le sionisme fut très longtemps chrétien avant que d’être juif. Et que l’évangélisme anglo-saxon explique beaucoup plus qu’un fantasmatique « lobby juif » le soutien déterminant de la Grande-Bretagne, puis des États-Unis à la colonisation de la Palestine. Vous pourriez aussi découvrir que la soi-disant « solidarité arabe » avec la Palestine a justifié les rivalités entre régimes pour accaparer cette cause symbolique, quitte à massacrer les Palestiniens qui résistaient à de telles manœuvres. Ou que la dynamique factionnelle a, dès l’origine, miné et affaibli le nationalisme palestinien, culminant avec la polarisation actuelle entre le Fatah de Ramallah et le Hamas de Gaza.
La persistance de l’injustice faite au peuple palestinien n’a pas peu contribué à l’ensauvagement du monde actuel, à la militarisation des relations internationales et au naufrage de l’ONU, paralysée par Washington au profit d’Israël durant des décennies, bien avant de l’être par Moscou sur la Syrie, puis sur l’Ukraine. L’illusion qu’un tel déni pouvait perdurer indéfiniment a volé en éclat dans l’horreur de la confrontation actuelle, d’autant plus tragique qu’aucune solution militaire ne peut être apportée au défi de deux peuples vivant ensemble sur la même terre. Comprendre comment la Palestine fut perdue, et pourquoi Israël n’a pourtant pas gagné, participe dès lors d’une réflexion ouverte sur l’impératif d’une paix enfin durable au Moyen-Orient et, donc, sur le devenir de ce nouveau millénaire.
La persistance de l’injustice faite au peuple palestinien n’a pas peu contribué à l’ensauvagement du monde actuel, à la militarisation des relations internationales et au naufrage de l’ONU, paralysée par Washington au profit d’Israël durant des décennies, bien avant de l’être par Moscou sur la Syrie, puis sur l’Ukraine. L’illusion qu’un tel déni pouvait perdurer indéfiniment a volé en éclat dans l’horreur de la confrontation actuelle, d’autant plus tragique qu’aucune solution militaire ne peut être apportée au défi de deux peuples vivant ensemble sur la même terre. Comprendre comment la Palestine fut perdue, et pourquoi Israël n’a pourtant pas gagné, participe dès lors d’une réflexion ouverte sur l’impératif d’une paix enfin durable au Moyen-Orient et, donc, sur le devenir de ce nouveau millénaire.
Présentation de l'ouvrage
Par Les Cahiers de l'Islam
Il s’agit donc d’un sionisme bien plus radical que le sionisme "classique". Les sionistes chrétiens que l’auteur apparente au mouvement évangélique chrétien va jusqu’à reprocher aux Juifs américains de ne pas « en faire assez » dans leur combat en faveur d’Israël. Finalement, les fanatiques religieux, provoquant désordre et violence, ne sont peut-être pas ceux que l’on croient (islamistes)… Toutefois, Jean-Pierre Filiu laisse aussi entendre qu’il existe des victoires à la Pyrrhus dont la guerre menée aujourd’hui à Gaza pourrait être l’illustration... D’après l’auteur, un autre atout du nationalisme juif serait ce qu’il nomme « sa pluralité organisationnelle et la vivacité de ses débats internes » (p. 14). Depuis l’origine ce nationalisme est porté par de nombreux courants (de gauche, de droite légalistes, terroristes, religieux, laïcs) qui bien que se divisant et s’affrontant parfois à propos des politiques à suivre, finissent toujours par se rassembler face à l’adversité.
Enfin, dernier atout, la « stratégie de faits accomplis suivie par le mouvement sioniste depuis son congrès fondateur de 1897 » (p.14). De Balfour (1917) au « grignotage progressif des territoires palestiniens occupés qui créent une réalité nouvelle » en passant par le partage de la Palestine par l’ONU, en 1947, entre deux États, juif et arabe, « à chaque fois, un fait accompli, bientôt rendu irréversible, permet au projet sioniste de se déployer sans jamais révéler son objectif ultime » (p. 14-15). L’auteur brosse en miroir les faiblesses des Palestiniens. La première d’entre elle, à laquelle l’auteur consacre de longs développements, vient de ce qu’à l’évidence, et contrairement à la « pluralité organisationnelle » des différents courant sionistes, la solidarité arabe ne serait qu’une illusion. Pour l’auteur, sans parler de l’instrumentalisation de la cause palestinienne au profit de la cause arabe ou de politiques intérieures par les pays voisins (Egypte, Jordanie, Syrie), dès les débuts de la lutte contre le sionisme jusqu’à nos jours où nous sommes spectateurs des luttes intestines entre le Hamas et le Fatah, « la dynamique factionnelle, [a] affaiblit durablement le nationalisme palestinien » (p.15). Pour l’auteur, ces rivalités incessantes à l’intérieur du mouvement national palestinien, aggravées par des prises de positions inadaptées à des moment stratégiques, pourrait faire croire à n’importe quel observateur que ce mouvement a en grande partie saboté lui-même sa cause.
De surcroit, Jean-Pierre Filiu met en exergue le « paradoxe cruel d’un surinvestissement de la communauté internationale, en termes d’activité diplomatique, d’aide humanitaire et de visibilité médiatique, d’une part, et d’une érosion continue des droits palestiniens, d’autre part. » Pour lui ce paradoxe « découle du « deux poids, deux mesures » (pratiqué par l’ensemble des pays occidentaux dont la France comme le rappelle l’auteur) par lequel des crimes de guerre, qualifiés comme tels en droit international, demeurent impunis du fait du statut d’exception d’Israël, qui n’hésite pas à qualifier d’« antisémite » toute initiative de condamnation, et a fortiori de sanction. (p.16).
Si comme le souligne l’auteur dans son introduction à propos du 7 octobre : « Tous les sentiments sont légitimes face à l’horreur perpétrée ce jour-là, la sidération, la rage, le désespoir, la colère, l’effroi ou la dépression, tous ces sentiments sont légitimes, sauf la surprise » (p.17), il n’en reste pas moins qu’ « en transformant le nord de la bande de Gaza en « paysage d’apocalypse », en semant la destruction, les ruines et la mort dans toute l’enclave palestinienne, les représailles israéliennes ne sont qu’une sanglante fuite en avant qui ne fait qu’aggraver la contradiction fondamentale du projet sioniste. ». Ce que vit aujourd’hui la population civile de Gaza devrait être inacceptable pour l’ensemble de la communauté internationale (y compris pour les Israéliens). A travers cet ouvrage, ce que finalement Jean-Pierre Filiu nous rappelle, c’est que le conflit israélo-palestinien est avant tout un conflit politique pour la possession d’une terre et que son règlement ne pourra donc être que politique et certainement pas militaire si l’on considère les liens si intimes des deux peuples sur la même terre.
Alors que l’écriture de cet ouvrage a commencé bien avant le 7 octobre, c’est finalement dans un contexte particulièrement pesant qu’il paraît.
Il s’agit pour l’auteur de retracer la lutte entamée depuis maintenant plus d’un siècle pour la possession de la terre de Palestine à travers l’examen thématique des forces du camp sioniste - qui l’aurait déjà quasiment emporté - et des faiblesses du camp palestinien - qui l’aurait déjà quasiment perdu. Pour ce faire, l’auteur place en miroir les dynamiques respectives du vainqueur et du vaincu à ce point du conflit, afin de dégager les principaux facteurs (trois facteurs dans chacun des cas) permettant de comprendre la situation dans laquelle se trouve chaque camp.
La principale originalité du livre est de mettre en évidence, parmi les grands atouts du nationalisme juif, l’existence d’un "sionisme chrétien", issu des milieux protestants évangéliques anglo-saxons, qui a préexisté au sionisme historique de Theodor Herzl. Ce "sionisme chrétien" possède une visée eschatologique. D’une part, l’avènement du jugement dernier ne sera possible que lorsque les Juifs seront de retour en Palestine et d’autre part, ne seront sauvés que ceux qui auront contribué à ce retour. C’est ainsi qu’au-delà des visées électoralistes et géostratégiques, Truman endossera le rôle de Cyrus (le roi perse qui avait permis le retour des exilés juifs à Jérusalem), lorsqu’il s’agira de reconnaitre l’état d’Israël durant son mandat. Cependant, avant tout, comme le souligne l’auteur :
Il s’agit pour l’auteur de retracer la lutte entamée depuis maintenant plus d’un siècle pour la possession de la terre de Palestine à travers l’examen thématique des forces du camp sioniste - qui l’aurait déjà quasiment emporté - et des faiblesses du camp palestinien - qui l’aurait déjà quasiment perdu. Pour ce faire, l’auteur place en miroir les dynamiques respectives du vainqueur et du vaincu à ce point du conflit, afin de dégager les principaux facteurs (trois facteurs dans chacun des cas) permettant de comprendre la situation dans laquelle se trouve chaque camp.
La principale originalité du livre est de mettre en évidence, parmi les grands atouts du nationalisme juif, l’existence d’un "sionisme chrétien", issu des milieux protestants évangéliques anglo-saxons, qui a préexisté au sionisme historique de Theodor Herzl. Ce "sionisme chrétien" possède une visée eschatologique. D’une part, l’avènement du jugement dernier ne sera possible que lorsque les Juifs seront de retour en Palestine et d’autre part, ne seront sauvés que ceux qui auront contribué à ce retour. C’est ainsi qu’au-delà des visées électoralistes et géostratégiques, Truman endossera le rôle de Cyrus (le roi perse qui avait permis le retour des exilés juifs à Jérusalem), lorsqu’il s’agira de reconnaitre l’état d’Israël durant son mandat. Cependant, avant tout, comme le souligne l’auteur :
« Cette obsession eschatologique conforte le soutien des autorités britanniques au projet sioniste en Palestine, puis celui des États-Unis au jeune État d’Israël. Un tel registre biblique conduit, après les conquêtes territoriales de 1967, à exonérer l’État juif de la loi des hommes, et dès lors du droit international. Le sionisme chrétien, devenu progressivement un acteur central de la politique américaine, joue un rôle déterminant dans le sabotage du processus de paix israélo-palestinien. C’est enfin lui qui encourage Donald Trump à porter les coups les plus sévères jamais infligés à la légitimité même de la cause palestinienne. » (p.31)
Il s’agit donc d’un sionisme bien plus radical que le sionisme "classique". Les sionistes chrétiens que l’auteur apparente au mouvement évangélique chrétien va jusqu’à reprocher aux Juifs américains de ne pas « en faire assez » dans leur combat en faveur d’Israël. Finalement, les fanatiques religieux, provoquant désordre et violence, ne sont peut-être pas ceux que l’on croient (islamistes)… Toutefois, Jean-Pierre Filiu laisse aussi entendre qu’il existe des victoires à la Pyrrhus dont la guerre menée aujourd’hui à Gaza pourrait être l’illustration... D’après l’auteur, un autre atout du nationalisme juif serait ce qu’il nomme « sa pluralité organisationnelle et la vivacité de ses débats internes » (p. 14). Depuis l’origine ce nationalisme est porté par de nombreux courants (de gauche, de droite légalistes, terroristes, religieux, laïcs) qui bien que se divisant et s’affrontant parfois à propos des politiques à suivre, finissent toujours par se rassembler face à l’adversité.
Enfin, dernier atout, la « stratégie de faits accomplis suivie par le mouvement sioniste depuis son congrès fondateur de 1897 » (p.14). De Balfour (1917) au « grignotage progressif des territoires palestiniens occupés qui créent une réalité nouvelle » en passant par le partage de la Palestine par l’ONU, en 1947, entre deux États, juif et arabe, « à chaque fois, un fait accompli, bientôt rendu irréversible, permet au projet sioniste de se déployer sans jamais révéler son objectif ultime » (p. 14-15). L’auteur brosse en miroir les faiblesses des Palestiniens. La première d’entre elle, à laquelle l’auteur consacre de longs développements, vient de ce qu’à l’évidence, et contrairement à la « pluralité organisationnelle » des différents courant sionistes, la solidarité arabe ne serait qu’une illusion. Pour l’auteur, sans parler de l’instrumentalisation de la cause palestinienne au profit de la cause arabe ou de politiques intérieures par les pays voisins (Egypte, Jordanie, Syrie), dès les débuts de la lutte contre le sionisme jusqu’à nos jours où nous sommes spectateurs des luttes intestines entre le Hamas et le Fatah, « la dynamique factionnelle, [a] affaiblit durablement le nationalisme palestinien » (p.15). Pour l’auteur, ces rivalités incessantes à l’intérieur du mouvement national palestinien, aggravées par des prises de positions inadaptées à des moment stratégiques, pourrait faire croire à n’importe quel observateur que ce mouvement a en grande partie saboté lui-même sa cause.
De surcroit, Jean-Pierre Filiu met en exergue le « paradoxe cruel d’un surinvestissement de la communauté internationale, en termes d’activité diplomatique, d’aide humanitaire et de visibilité médiatique, d’une part, et d’une érosion continue des droits palestiniens, d’autre part. » Pour lui ce paradoxe « découle du « deux poids, deux mesures » (pratiqué par l’ensemble des pays occidentaux dont la France comme le rappelle l’auteur) par lequel des crimes de guerre, qualifiés comme tels en droit international, demeurent impunis du fait du statut d’exception d’Israël, qui n’hésite pas à qualifier d’« antisémite » toute initiative de condamnation, et a fortiori de sanction. (p.16).
Si comme le souligne l’auteur dans son introduction à propos du 7 octobre : « Tous les sentiments sont légitimes face à l’horreur perpétrée ce jour-là, la sidération, la rage, le désespoir, la colère, l’effroi ou la dépression, tous ces sentiments sont légitimes, sauf la surprise » (p.17), il n’en reste pas moins qu’ « en transformant le nord de la bande de Gaza en « paysage d’apocalypse », en semant la destruction, les ruines et la mort dans toute l’enclave palestinienne, les représailles israéliennes ne sont qu’une sanglante fuite en avant qui ne fait qu’aggraver la contradiction fondamentale du projet sioniste. ». Ce que vit aujourd’hui la population civile de Gaza devrait être inacceptable pour l’ensemble de la communauté internationale (y compris pour les Israéliens). A travers cet ouvrage, ce que finalement Jean-Pierre Filiu nous rappelle, c’est que le conflit israélo-palestinien est avant tout un conflit politique pour la possession d’une terre et que son règlement ne pourra donc être que politique et certainement pas militaire si l’on considère les liens si intimes des deux peuples sur la même terre.
Extrait de l'ouvrage. INTRODUCTION. Une défaite sans vainqueur
Émile Habibi est un Palestinien de nationalité israélienne, un « Arabe israélien » pour les Israéliens et un « Palestinien de 1948 » pour les Palestiniens. Lorsqu’il naît dans une famille chrétienne de Haïfa, en 1922, la population juive est très minoritaire dans cette ville. Mais en deux décennies, elle va devenir aussi nombreuse que les autochtones arabes, au point que Haïfa est rattachée en 1947 par l’ONU, dans son plan de partage de la Palestine, à un futur État juif. Habibi, communiste convaincu, soutient alors cette partition et va s’accrocher à sa terre, alors que des centaines de milliers de Palestiniens sont poussés en 1948 à l’exode. Devenu citoyen israélien, Habibi continue de militer au sein du Parti communiste, la seule formation du nouvel État à admettre alors des adhérents aussi bien juifs qu’arabes. Il représente même son parti au Parlement israélien, la Knesset, durant cinq législatures, défendant avec constance ses convictions à la fois nationalistes et progressistes. En 1972, il abandonne son mandat afin de se consacrer à son œuvre littéraire, en langue arabe, qui lui vaut de recevoir, en 1990, le prix Al-Qods (Jérusalem) de l’Organisation de libération de la Palestine (OLP), puis, deux ans plus tard, le prix Israël pour la littérature arabe.
Ces deux distinctions suscitent, de part et d’autre, de virulentes polémiques, alors que Habibi apparaît, à bien des égards, en précurseur du processus de paix lancé en 1993 entre Israël et l’OLP. Cet écrivain engagé a toujours refusé d’être réduit à un statut de double minoritaire, Palestinien dans un État très majoritairement juif et chrétien au sein d’une minorité arabe largement musulmane. Il fait de son « Saïd le peptimiste » l’incarnation d’une tragédie palestinienne à valeur universelle, où optimisme et pessimisme jouent à fronts renversés. Quand Saïd, gagné par l’optimisme, se console que la calamité en cours ne soit au fond pas si grave, le pessimiste en lui rétorque que, au contraire, le pire est à venir. L’humour palestinien atteint ainsi, sous la plume de Habibi, des degrés de noirceur et d’amertume qui n’ont rien à envier à l’humour juif. Et nul ne saurait mieux que lui offrir l’introduction à cette étude d’une défaite tellement paradoxale qu’elle n’a apporté ni la paix ni la sécurité à la partie dominante.
Il s’agit pourtant d’une défaite historique qu’il est indispensable d’acter avant d’en décliner les processus qui l’ont rendue possible. Lorsque la Société des Nations attribue en 1922 à la Grande-Bretagne un mandat sur l’ancien territoire ottoman de Palestine, la population y est à 90 % arabe, alors même que Londres s’est engagé à y établir un « foyer national pour le peuple juif ». Un siècle plus tard, un nombre équivalent de Juifs et d’Arabes vivent sur cette terre de Palestine, mais l’État d’Israël représente 77 % de sa superficie et occupe la majeure partie du reste, ne laissant à « l’Autorité palestinienne » que la portion congrue de la Cisjordanie, tandis que les islamistes du Hamas contrôlent le 1 % de la bande de Gaza. Le mouvement sioniste, qui ne possédait qu’une infime partie de la Palestine ottomane au début du XXe siècle, est ainsi parvenu à renverser une telle proportion pour ne laisser que quelques pourcents de ce territoire aux mains de deux instances palestiniennes, elles-mêmes paralysées par leurs contradictions.
Au lieu de promouvoir une Palestine indépendante aux côtés d’Israël dans le cadre d’une « solution à deux États », Joe Biden refuse, en 2021, de revenir sur les faits accomplis de son prédécesseur, Donald Trump, au premier rang desquels la reconnaissance de Jérusalem comme capitale d’Israël, y compris sa partie orientale, occupée depuis 1967. Le « processus de paix », lancé trois décennies plus tôt, a beau être enterré, les États-Unis excluent que toute autre partie se mêle d’une médiation israélo-palestinienne, un diktat que la Russie et la Chine se gardent bien de contester. Quant aux accords d’Abraham de 2020, ils ont pour pilier l’alliance désormais stratégique entre Israël, un État fondé sur la dépossession d’un peuple arabe, et les Émirats arabes unis, un État sans peuple, où 90 % des habitants n’ont pas accès à la citoyenneté. Une telle dynamique de normalisation peut ainsi, dans le monde arabe, s’abstraire de l’attachement persistant de la société civile à la cause palestinienne.
La défaite historique du mouvement national palestinien est d’autant plus cuisante qu’aucun mouvement de libération n’a sans doute bénéficié d’un soutien politique, diplomatique et financier d’une telle ampleur, avec, à l’apogée de sa puissance, des rentrées annuelles de l’ordre du milliard de dollars1 et le soutien d’une écrasante majorité des États membres de l’Organisation des Nations unies (ONU). Comprendre la dynamique d’une telle défaite est essentiel pour sortir d’une double impasse intellectuelle : celle, d’une part, du mythe d’un État binational, partagé entre Juifs et Arabes, une option que le sionisme aujourd’hui triomphant a pourtant rejetée depuis près d’un siècle ; et celle, d’autre part, d’une question palestinienne une fois pour toutes « enterrée », alors que l’attachement du peuple autochtone à sa terre jette une ombre durable sur l’avenir d’Israël. Il importe, pour ne pas céder à l’un ou l’autre de ces travers, de revisiter les grands récits à la fois israélien et palestinien et de mettre en lumière les atouts effectifs du plus fort, dont l’antériorité chrétienne du sionisme n’est pas le moindre, et les faiblesses structurelles du vaincu, qui a tant souffert de l’effondrement de l’illusion panarabe, après en avoir tant profité.
Ce livre se distingue, dans la très dense historiographie du conflit israélo-palestinien, par son ambition d’étude structurelle d’un processus historique, ainsi décomposé en chapitres thématiques plutôt qu’en séquences chronologiques. La première partie du livre est consacrée aux trois forces essentielles du projet sioniste et la seconde aux trois faiblesses fondamentales du mouvement palestinien, chacune de ces forces et de ces faiblesses étant traitée dans un chapitre spécifique, suivant un développement cette fois chronologique. C’est ainsi que, par exemple, le plan de partage de la Palestine par l’ONU, en 1947, plutôt que d’être analysé en tant que tel, est abordé sous six angles différents au sein de chacun des chapitres, depuis la campagne des « sionistes chrétiens » pour l’adoption de cette partition par les États-Unis jusqu’à l’incapacité de l’ONU à mettre en œuvre son propre plan, en passant par le pari sioniste sur la reconnaissance de l’État juif et le rejet arabe du principe même d’un tel État. Mais d’autres événements moins fondamentaux n’apparaissent que dans l’un ou l’autre des chapitres, du fait de leur pertinence limitée à une seule des dynamiques contribuant à une telle défaite historique.
Cette méthode vise à rendre toute leur cohérence et leur visibilité à des processus souvent dilués dans une approche strictement chronologique. Elle éclaire ainsi l’ancienneté et la puissance du sionisme chrétien, un mouvement relativement méconnu en France. Le sionisme a pourtant été chrétien bien avant d’être juif, du fait de la conviction, répandue dans le protestantisme anglo-saxon dès le milieu du XIXe siècle, que le « retour » du peuple d’Israël sur « sa » terre participe de l’accomplissement des prophéties. Une telle conviction a facilité la Déclaration Balfour, première victoire historique du sionisme en 1917, et fait du soutien à Israël, dès 1948, un enjeu majeur de la politique intérieure aux États-Unis, moins du fait du « vote juif » que du poids sans cesse croissant de ce sionisme chrétien. Benyamin Netanyahou, Premier ministre de 1996 à 1999, puis de 2009 à 2021, et de nouveau depuis 2022, invente à cet égard une forme de « sionisme sans Juifs », où il privilégie le soutien inconditionnel des sionistes chrétiens au dialogue avec une diaspora profondément diverse et souvent critique.
Quant au sionisme juif, il s’est toujours caractérisé par sa pluralité organisationnelle et la vivacité de ses débats internes. Loin d’en compliquer le développement, cette vitalité démocratique a consolidé la diffusion dans le monde juif de thèses qui étaient longtemps minoritaires, chaque nouvel adhérent pouvant se réclamer de sa propre version du sionisme, plus ou moins progressiste ou religieux, plus ou moins tolérant ou identitaire. Dans la bataille finale contre le mandat britannique, de 1945 à 1947, David Ben Gourion a habilement joué sur la capacité de nuisance de ses propres extrémistes, avant de les intégrer brutalement, en 1948, dans la nouvelle armée d’Israël. La proportionnelle intégrale à circonscription unique qui régit l’élection de la Knesset est le mode de scrutin le plus démocratique du monde, mais elle entraîne depuis des décennies une fragmentation de plus en plus prononcée de la scène israélienne, qui a culminé avec les cinq élections de 2019-2022. Une telle paralysie politique permet néanmoins de repousser toute concession territoriale, aucun gouvernement n’ayant pu, depuis l’assassinat d’Yitzhak Rabin en 1995, recueillir une majorité claire en faveur de la paix. La fragmentation politique d’Israël est dès lors devenue une composante décisive de son rapport de force avec les Palestiniens.
Le troisième atout majeur d’Israël réside dans la stratégie de faits accomplis suivie par le mouvement sioniste depuis son congrès fondateur de 1897. La population juive ne représente alors que 5 % des habitants de la Palestine, où elle est majoritairement opposée au projet sioniste, avant tout pour des motivations religieuses. Cela n’empêche pas le mouvement sioniste d’obtenir, dès 1917, la consécration de la Déclaration Balfour et, trente ans plus tard, celle du partage de la Palestine par l’ONU entre deux États, juif et arabe. À chaque fois, un fait accompli, bientôt rendu irréversible, permet au projet sioniste de se déployer sans jamais révéler son objectif ultime. C’est ainsi que l’exode de la grande majorité de la population palestinienne en 1948 est rendu définitif, en dépit de l’adoption par l’ONU, cette année-là, du principe du « droit au retour » des réfugiés. À partir de la guerre de 1967, ce sont les grignotages progressifs des territoires palestiniens occupés qui créent une réalité nouvelle, consacrée plutôt que contrecarrée par le « processus de paix ». Le siège imposé à Gaza et le refus d’annexer formellement la Cisjordanie favorisent en effet un mode de contrôle « à distance » d’une population arabe dont la gestion au quotidien relève d’instances palestiniennes, épargnant à Israël les coûts et la responsabilité d’une occupation directe.
Ces trois atouts d’Israël se sont nourris de trois faiblesses palestiniennes, dont la première est à l’évidence l’illusion de la solidarité arabe. Ce sont pourtant des chefs d’État arabes qui ont contraint les dirigeants palestiniens à suspendre la grève générale de 1936, puis ont exclu toute représentation palestinienne des armistices conclus avec Israël en 1949. Ce n’est qu’après la déroute arabe de 1967 que la résistance palestinienne retrouve une visibilité propre, consacrée par la prise de contrôle par les fedayines, en 1969, de l’Organisation de libération de la Palestine (OLP), jusque-là à la botte du Caire. Même alors, l’OLP dilapide ses ressources politiques et militaires dans des conflits finalement perdus face à la Jordanie durant le Septembre noir de 1970, puis face à la Syrie au Liban, en 1976 et en 1983. Tous les régimes arabes restent passifs en 1982 lors du siège de Beyrouth, où l’OLP combat seule Israël, avant d’être évacuée de la capitale libanaise. Il faut, en 1987, l’Intifada, le soulèvement pacifique de la Cisjordanie et de Gaza, pour que l’OLP endosse enfin la solution à deux États, ouvrant la voie au processus de paix. Une telle solution n’est adoptée qu’en 2002 par un sommet arabe, alors que les attentats-suicides de la seconde Intifada ont disqualifié le processus de paix aux yeux d’une majorité d’Israéliens. Le fait que la solidarité islamique avec la cause palestinienne ait été encore moins efficace que la solidarité arabe peut difficilement compenser un bilan aussi négatif.
Quant à la dynamique factionnelle, elle affaiblit durablement le nationalisme palestinien, marqué dès l’origine par la polarisation entre les partisans de deux grandes familles rivales de Jérusalem, les Husseini et les Nashashibi. La direction palestinienne en paie le prix face à la cohérence sioniste, d’où sa défaite durant la guerre judéo-arabe de 1947-1948 (entre le plan de partage de la Palestine et la proclamation de l’État d’Israël), puis l’ampleur de l’exode palestinien. Les fedayines se constituent dans l’exil et contre les notables traditionnels,même si les groupes armés connaissent une fragmentation encore plus avancée, nourrie par les conflits entre les « parrains » arabes de telle ou telle faction. Yasser Arafat ne se maintient à la tête de l’OLP, à partir de 1969, qu’en bridant les factions par son arbitraire personnel et au profit du Fatah, le mouvement qu’il a fondé. Mais l’engagement d’Arafat dans le processus de paix avec Israël permet au Hamas d’islamiser la « libération de la Palestine » et de se poser en alternative à l’OLP. Arafat parvient malgré tout à éviter une guerre civile qui, après sa mort en 2004, éclate entre le Hamas et le Fatah, chacun s’imposant à la tête d’un micro-territoire à Gaza et en Cisjordanie. Une telle division interdit toute mobilisation nationaliste sur la durée face au rouleau compresseur israélien.
Enfin, la cause palestinienne présente le paradoxe cruel d’un surinvestissement de la communauté internationale, en termes d’activité diplomatique, d’aide humanitaire et de visibilité médiatique, d’une part, et d’une érosion continue des droits palestiniens, d’autre part. Ce paradoxe découle du « deux poids, deux mesures » par lequel des crimes de guerre, qualifiés comme tels en droit international, demeurent impunis du fait du statut d’exception d’Israël, qui n’hésite pas à qualifier d’« antisémite » toute initiative de condamnation, et a fortiori de sanction. L’ONU, malgré son renouveau de l’après-guerre froide, s’est ainsi avérée incapable non seulement de régler, mais même de participer au règlement de cette « question de Palestine », qui est néanmoins le conflit à l’avoir le plus mobilisée durant sa longue histoire. Les « guerres contre la terreur », à partir de 2001, ont ensuite conduit à évacuer la dimension politico-territoriale d’un affrontement désormais présenté selon les termes inexpiables du « choc des civilisations » de type ethnico-religieux, choc qui nie jusqu’au principe d’un compromis négocié et de concessions territoriales.
La défaite historique du nationalisme palestinien n’implique pourtant pas qu’Israël a gagné, dans le sens où les revendications du peuple vaincu auraient été éteintes. La faillite des élites palestiniennes, aggravée par la dynamique factionnelle et les ingérences arabes, n’a en effet rien amendé de l’intensité de l’attachement de la population palestinienne à sa terre. Et cette population demeure aussi nombreuse que la population juive sur le territoire de la Palestine mandataire, même si les quelque 7 millions de Juifs jouissent de tous les privilèges de la nationalité israélienne, y compris dans les colonies de Jérusalem-Est et de Cisjordanie, alors que les quelque 7 millions de Palestiniens sont divisés en quatre statuts incompatibles (1,7 million d’Arabes israéliens, 300 000 résidents palestiniens de Jérusalem-Est sous autorité israélienne, 2,8 millions d’habitants de la Cisjordanie et 2,2 millions d’habitants de la bande de Gaza). La domination israélienne sur un tel espace ne peut être garantie que par l’exclusion durable de l’enclave surpeuplée de Gaza, exclusion gagée durant seize longues années sur un blocus qui permet ainsi à la population juive, de nationalité israélienne, de demeurer majoritaire sur le reste de la « Palestine utile ».
Israël, anesthésié par un rapport de force écrasant en sa faveur, s’était persuadé que son avenir pouvait être indéfiniment construit sur le refus d’accorder au peuple dominé le moindre horizon politique. Mais une telle illusion a volé en éclats, le 7 octobre 2023, dans l’épouvante de la campagne terroriste du Hamas. Tous les sentiments sont légitimes face à l’horreur perpétrée ce jour-là, la sidération, la rage, le désespoir, la colère, l’effroi ou la dépression, tous ces sentiments sont légitimes, sauf la surprise. Dès juillet 2014, j’écrivais que « plonger la bande de Gaza dans une insécurité permanente au nom de la sécurité d’Israël n’est pas seulement une illusion tragique, c’est une faute stratégique », avec le risque que « le piège de Gaza se referme sur Israël tout autant que sur les Palestiniens »2 . En avril 2018, j’accusais Netanyahou et son gouvernement de « faire le jeu du Hamas », jugeant « désastreux pour le Moyen-Orient » de ne pas « desserrer l’étau du Hamas à Gaza en y favorisant une voie alternative »3 . En septembre 2022, après la conclusion à Gaza d’un cessez-le-feu tout aussi précaire que les précédents, je rappelais que « cette suspension des hostilités ne repose que sur des arrangements à court terme, sans rien régler du sort de Gaza et de sa population4 ».
Ce n’est pas seulement l’architecture de sécurité d’Israël, aussi solide tactiquement que fragile stratégiquement, qui s’est effondrée le 7 octobre 2023. C’est aussi l’obstination d’Israël à ne dépendre que de ses propres forces qui s’est heurtée à la réalité têtue d’une question palestinienne résonnant bien au-delà du Moyen-Orient. C’est surtout la vision même de Theodor Herzl, celle d’un « État des Juifs » assurant leur sécurité dans un sanctuaire territorial contre l’antisémitisme, qui a été invalidée avec le plus grand massacre de Juifs depuis la Shoah. En transformant le nord de la bande de Gaza en « paysage d’apocalypse5 », en semant la destruction, les ruines et la mort dans toute l’enclave palestinienne, les représailles israéliennes ne sont qu’une sanglante fuite en avant qui ne fait qu’aggraver la contradiction fondamentale du projet sioniste. Non, le conflit israélo-palestinien n’est pas un jeu à somme nulle où les pertes de l’un se traduisent mécaniquement en gains pour l’autre. Oui, les destins des peuples israélien et palestinien sont indissolublement liés, pour le meilleur et, malheureusement, le plus souvent, pour le pire.
Il n’y a néanmoins aucune fatalité à une spirale aussi destructrice. Encore faut-il se débarrasser des œillères idéologiques que les grands récits des uns ou des autres ont rendues de plus en plus rigides. En ces temps de haine et d’amalgames, restituer au passé toute sa complexité, arpenter le champ des occasions perdues et reconstituer les strates des faits accomplis et des hostilités est sans doute le meilleur antidote à l’emballement identitaire. Ce conflit, long de plus d’un siècle, ne concerne pas que les deux peuples qui s’affrontent pour et sur la même terre. La persistance de l’injustice faite au peuple palestinien n’a en effet pas peu contribué à l’ensauvagement du monde actuel, à la militarisation des relations internationales et au naufrage de l’ONU, paralysée par les États-Unis au profit d’Israël durant des décennies, bien avant de l’être par la Russie sur la Syrie, et désormais sur l’Ukraine. Comprendre comment la Palestine fut perdue, et pourquoi Israël n’a pas gagné, participe dès lors d’une réflexion ouverte sur le devenir de ce nouveau millénaire.
Ces deux distinctions suscitent, de part et d’autre, de virulentes polémiques, alors que Habibi apparaît, à bien des égards, en précurseur du processus de paix lancé en 1993 entre Israël et l’OLP. Cet écrivain engagé a toujours refusé d’être réduit à un statut de double minoritaire, Palestinien dans un État très majoritairement juif et chrétien au sein d’une minorité arabe largement musulmane. Il fait de son « Saïd le peptimiste » l’incarnation d’une tragédie palestinienne à valeur universelle, où optimisme et pessimisme jouent à fronts renversés. Quand Saïd, gagné par l’optimisme, se console que la calamité en cours ne soit au fond pas si grave, le pessimiste en lui rétorque que, au contraire, le pire est à venir. L’humour palestinien atteint ainsi, sous la plume de Habibi, des degrés de noirceur et d’amertume qui n’ont rien à envier à l’humour juif. Et nul ne saurait mieux que lui offrir l’introduction à cette étude d’une défaite tellement paradoxale qu’elle n’a apporté ni la paix ni la sécurité à la partie dominante.
Il s’agit pourtant d’une défaite historique qu’il est indispensable d’acter avant d’en décliner les processus qui l’ont rendue possible. Lorsque la Société des Nations attribue en 1922 à la Grande-Bretagne un mandat sur l’ancien territoire ottoman de Palestine, la population y est à 90 % arabe, alors même que Londres s’est engagé à y établir un « foyer national pour le peuple juif ». Un siècle plus tard, un nombre équivalent de Juifs et d’Arabes vivent sur cette terre de Palestine, mais l’État d’Israël représente 77 % de sa superficie et occupe la majeure partie du reste, ne laissant à « l’Autorité palestinienne » que la portion congrue de la Cisjordanie, tandis que les islamistes du Hamas contrôlent le 1 % de la bande de Gaza. Le mouvement sioniste, qui ne possédait qu’une infime partie de la Palestine ottomane au début du XXe siècle, est ainsi parvenu à renverser une telle proportion pour ne laisser que quelques pourcents de ce territoire aux mains de deux instances palestiniennes, elles-mêmes paralysées par leurs contradictions.
Au lieu de promouvoir une Palestine indépendante aux côtés d’Israël dans le cadre d’une « solution à deux États », Joe Biden refuse, en 2021, de revenir sur les faits accomplis de son prédécesseur, Donald Trump, au premier rang desquels la reconnaissance de Jérusalem comme capitale d’Israël, y compris sa partie orientale, occupée depuis 1967. Le « processus de paix », lancé trois décennies plus tôt, a beau être enterré, les États-Unis excluent que toute autre partie se mêle d’une médiation israélo-palestinienne, un diktat que la Russie et la Chine se gardent bien de contester. Quant aux accords d’Abraham de 2020, ils ont pour pilier l’alliance désormais stratégique entre Israël, un État fondé sur la dépossession d’un peuple arabe, et les Émirats arabes unis, un État sans peuple, où 90 % des habitants n’ont pas accès à la citoyenneté. Une telle dynamique de normalisation peut ainsi, dans le monde arabe, s’abstraire de l’attachement persistant de la société civile à la cause palestinienne.
La défaite historique du mouvement national palestinien est d’autant plus cuisante qu’aucun mouvement de libération n’a sans doute bénéficié d’un soutien politique, diplomatique et financier d’une telle ampleur, avec, à l’apogée de sa puissance, des rentrées annuelles de l’ordre du milliard de dollars1 et le soutien d’une écrasante majorité des États membres de l’Organisation des Nations unies (ONU). Comprendre la dynamique d’une telle défaite est essentiel pour sortir d’une double impasse intellectuelle : celle, d’une part, du mythe d’un État binational, partagé entre Juifs et Arabes, une option que le sionisme aujourd’hui triomphant a pourtant rejetée depuis près d’un siècle ; et celle, d’autre part, d’une question palestinienne une fois pour toutes « enterrée », alors que l’attachement du peuple autochtone à sa terre jette une ombre durable sur l’avenir d’Israël. Il importe, pour ne pas céder à l’un ou l’autre de ces travers, de revisiter les grands récits à la fois israélien et palestinien et de mettre en lumière les atouts effectifs du plus fort, dont l’antériorité chrétienne du sionisme n’est pas le moindre, et les faiblesses structurelles du vaincu, qui a tant souffert de l’effondrement de l’illusion panarabe, après en avoir tant profité.
Ce livre se distingue, dans la très dense historiographie du conflit israélo-palestinien, par son ambition d’étude structurelle d’un processus historique, ainsi décomposé en chapitres thématiques plutôt qu’en séquences chronologiques. La première partie du livre est consacrée aux trois forces essentielles du projet sioniste et la seconde aux trois faiblesses fondamentales du mouvement palestinien, chacune de ces forces et de ces faiblesses étant traitée dans un chapitre spécifique, suivant un développement cette fois chronologique. C’est ainsi que, par exemple, le plan de partage de la Palestine par l’ONU, en 1947, plutôt que d’être analysé en tant que tel, est abordé sous six angles différents au sein de chacun des chapitres, depuis la campagne des « sionistes chrétiens » pour l’adoption de cette partition par les États-Unis jusqu’à l’incapacité de l’ONU à mettre en œuvre son propre plan, en passant par le pari sioniste sur la reconnaissance de l’État juif et le rejet arabe du principe même d’un tel État. Mais d’autres événements moins fondamentaux n’apparaissent que dans l’un ou l’autre des chapitres, du fait de leur pertinence limitée à une seule des dynamiques contribuant à une telle défaite historique.
Cette méthode vise à rendre toute leur cohérence et leur visibilité à des processus souvent dilués dans une approche strictement chronologique. Elle éclaire ainsi l’ancienneté et la puissance du sionisme chrétien, un mouvement relativement méconnu en France. Le sionisme a pourtant été chrétien bien avant d’être juif, du fait de la conviction, répandue dans le protestantisme anglo-saxon dès le milieu du XIXe siècle, que le « retour » du peuple d’Israël sur « sa » terre participe de l’accomplissement des prophéties. Une telle conviction a facilité la Déclaration Balfour, première victoire historique du sionisme en 1917, et fait du soutien à Israël, dès 1948, un enjeu majeur de la politique intérieure aux États-Unis, moins du fait du « vote juif » que du poids sans cesse croissant de ce sionisme chrétien. Benyamin Netanyahou, Premier ministre de 1996 à 1999, puis de 2009 à 2021, et de nouveau depuis 2022, invente à cet égard une forme de « sionisme sans Juifs », où il privilégie le soutien inconditionnel des sionistes chrétiens au dialogue avec une diaspora profondément diverse et souvent critique.
Quant au sionisme juif, il s’est toujours caractérisé par sa pluralité organisationnelle et la vivacité de ses débats internes. Loin d’en compliquer le développement, cette vitalité démocratique a consolidé la diffusion dans le monde juif de thèses qui étaient longtemps minoritaires, chaque nouvel adhérent pouvant se réclamer de sa propre version du sionisme, plus ou moins progressiste ou religieux, plus ou moins tolérant ou identitaire. Dans la bataille finale contre le mandat britannique, de 1945 à 1947, David Ben Gourion a habilement joué sur la capacité de nuisance de ses propres extrémistes, avant de les intégrer brutalement, en 1948, dans la nouvelle armée d’Israël. La proportionnelle intégrale à circonscription unique qui régit l’élection de la Knesset est le mode de scrutin le plus démocratique du monde, mais elle entraîne depuis des décennies une fragmentation de plus en plus prononcée de la scène israélienne, qui a culminé avec les cinq élections de 2019-2022. Une telle paralysie politique permet néanmoins de repousser toute concession territoriale, aucun gouvernement n’ayant pu, depuis l’assassinat d’Yitzhak Rabin en 1995, recueillir une majorité claire en faveur de la paix. La fragmentation politique d’Israël est dès lors devenue une composante décisive de son rapport de force avec les Palestiniens.
Le troisième atout majeur d’Israël réside dans la stratégie de faits accomplis suivie par le mouvement sioniste depuis son congrès fondateur de 1897. La population juive ne représente alors que 5 % des habitants de la Palestine, où elle est majoritairement opposée au projet sioniste, avant tout pour des motivations religieuses. Cela n’empêche pas le mouvement sioniste d’obtenir, dès 1917, la consécration de la Déclaration Balfour et, trente ans plus tard, celle du partage de la Palestine par l’ONU entre deux États, juif et arabe. À chaque fois, un fait accompli, bientôt rendu irréversible, permet au projet sioniste de se déployer sans jamais révéler son objectif ultime. C’est ainsi que l’exode de la grande majorité de la population palestinienne en 1948 est rendu définitif, en dépit de l’adoption par l’ONU, cette année-là, du principe du « droit au retour » des réfugiés. À partir de la guerre de 1967, ce sont les grignotages progressifs des territoires palestiniens occupés qui créent une réalité nouvelle, consacrée plutôt que contrecarrée par le « processus de paix ». Le siège imposé à Gaza et le refus d’annexer formellement la Cisjordanie favorisent en effet un mode de contrôle « à distance » d’une population arabe dont la gestion au quotidien relève d’instances palestiniennes, épargnant à Israël les coûts et la responsabilité d’une occupation directe.
Ces trois atouts d’Israël se sont nourris de trois faiblesses palestiniennes, dont la première est à l’évidence l’illusion de la solidarité arabe. Ce sont pourtant des chefs d’État arabes qui ont contraint les dirigeants palestiniens à suspendre la grève générale de 1936, puis ont exclu toute représentation palestinienne des armistices conclus avec Israël en 1949. Ce n’est qu’après la déroute arabe de 1967 que la résistance palestinienne retrouve une visibilité propre, consacrée par la prise de contrôle par les fedayines, en 1969, de l’Organisation de libération de la Palestine (OLP), jusque-là à la botte du Caire. Même alors, l’OLP dilapide ses ressources politiques et militaires dans des conflits finalement perdus face à la Jordanie durant le Septembre noir de 1970, puis face à la Syrie au Liban, en 1976 et en 1983. Tous les régimes arabes restent passifs en 1982 lors du siège de Beyrouth, où l’OLP combat seule Israël, avant d’être évacuée de la capitale libanaise. Il faut, en 1987, l’Intifada, le soulèvement pacifique de la Cisjordanie et de Gaza, pour que l’OLP endosse enfin la solution à deux États, ouvrant la voie au processus de paix. Une telle solution n’est adoptée qu’en 2002 par un sommet arabe, alors que les attentats-suicides de la seconde Intifada ont disqualifié le processus de paix aux yeux d’une majorité d’Israéliens. Le fait que la solidarité islamique avec la cause palestinienne ait été encore moins efficace que la solidarité arabe peut difficilement compenser un bilan aussi négatif.
Quant à la dynamique factionnelle, elle affaiblit durablement le nationalisme palestinien, marqué dès l’origine par la polarisation entre les partisans de deux grandes familles rivales de Jérusalem, les Husseini et les Nashashibi. La direction palestinienne en paie le prix face à la cohérence sioniste, d’où sa défaite durant la guerre judéo-arabe de 1947-1948 (entre le plan de partage de la Palestine et la proclamation de l’État d’Israël), puis l’ampleur de l’exode palestinien. Les fedayines se constituent dans l’exil et contre les notables traditionnels,même si les groupes armés connaissent une fragmentation encore plus avancée, nourrie par les conflits entre les « parrains » arabes de telle ou telle faction. Yasser Arafat ne se maintient à la tête de l’OLP, à partir de 1969, qu’en bridant les factions par son arbitraire personnel et au profit du Fatah, le mouvement qu’il a fondé. Mais l’engagement d’Arafat dans le processus de paix avec Israël permet au Hamas d’islamiser la « libération de la Palestine » et de se poser en alternative à l’OLP. Arafat parvient malgré tout à éviter une guerre civile qui, après sa mort en 2004, éclate entre le Hamas et le Fatah, chacun s’imposant à la tête d’un micro-territoire à Gaza et en Cisjordanie. Une telle division interdit toute mobilisation nationaliste sur la durée face au rouleau compresseur israélien.
Enfin, la cause palestinienne présente le paradoxe cruel d’un surinvestissement de la communauté internationale, en termes d’activité diplomatique, d’aide humanitaire et de visibilité médiatique, d’une part, et d’une érosion continue des droits palestiniens, d’autre part. Ce paradoxe découle du « deux poids, deux mesures » par lequel des crimes de guerre, qualifiés comme tels en droit international, demeurent impunis du fait du statut d’exception d’Israël, qui n’hésite pas à qualifier d’« antisémite » toute initiative de condamnation, et a fortiori de sanction. L’ONU, malgré son renouveau de l’après-guerre froide, s’est ainsi avérée incapable non seulement de régler, mais même de participer au règlement de cette « question de Palestine », qui est néanmoins le conflit à l’avoir le plus mobilisée durant sa longue histoire. Les « guerres contre la terreur », à partir de 2001, ont ensuite conduit à évacuer la dimension politico-territoriale d’un affrontement désormais présenté selon les termes inexpiables du « choc des civilisations » de type ethnico-religieux, choc qui nie jusqu’au principe d’un compromis négocié et de concessions territoriales.
La défaite historique du nationalisme palestinien n’implique pourtant pas qu’Israël a gagné, dans le sens où les revendications du peuple vaincu auraient été éteintes. La faillite des élites palestiniennes, aggravée par la dynamique factionnelle et les ingérences arabes, n’a en effet rien amendé de l’intensité de l’attachement de la population palestinienne à sa terre. Et cette population demeure aussi nombreuse que la population juive sur le territoire de la Palestine mandataire, même si les quelque 7 millions de Juifs jouissent de tous les privilèges de la nationalité israélienne, y compris dans les colonies de Jérusalem-Est et de Cisjordanie, alors que les quelque 7 millions de Palestiniens sont divisés en quatre statuts incompatibles (1,7 million d’Arabes israéliens, 300 000 résidents palestiniens de Jérusalem-Est sous autorité israélienne, 2,8 millions d’habitants de la Cisjordanie et 2,2 millions d’habitants de la bande de Gaza). La domination israélienne sur un tel espace ne peut être garantie que par l’exclusion durable de l’enclave surpeuplée de Gaza, exclusion gagée durant seize longues années sur un blocus qui permet ainsi à la population juive, de nationalité israélienne, de demeurer majoritaire sur le reste de la « Palestine utile ».
Israël, anesthésié par un rapport de force écrasant en sa faveur, s’était persuadé que son avenir pouvait être indéfiniment construit sur le refus d’accorder au peuple dominé le moindre horizon politique. Mais une telle illusion a volé en éclats, le 7 octobre 2023, dans l’épouvante de la campagne terroriste du Hamas. Tous les sentiments sont légitimes face à l’horreur perpétrée ce jour-là, la sidération, la rage, le désespoir, la colère, l’effroi ou la dépression, tous ces sentiments sont légitimes, sauf la surprise. Dès juillet 2014, j’écrivais que « plonger la bande de Gaza dans une insécurité permanente au nom de la sécurité d’Israël n’est pas seulement une illusion tragique, c’est une faute stratégique », avec le risque que « le piège de Gaza se referme sur Israël tout autant que sur les Palestiniens »2 . En avril 2018, j’accusais Netanyahou et son gouvernement de « faire le jeu du Hamas », jugeant « désastreux pour le Moyen-Orient » de ne pas « desserrer l’étau du Hamas à Gaza en y favorisant une voie alternative »3 . En septembre 2022, après la conclusion à Gaza d’un cessez-le-feu tout aussi précaire que les précédents, je rappelais que « cette suspension des hostilités ne repose que sur des arrangements à court terme, sans rien régler du sort de Gaza et de sa population4 ».
Ce n’est pas seulement l’architecture de sécurité d’Israël, aussi solide tactiquement que fragile stratégiquement, qui s’est effondrée le 7 octobre 2023. C’est aussi l’obstination d’Israël à ne dépendre que de ses propres forces qui s’est heurtée à la réalité têtue d’une question palestinienne résonnant bien au-delà du Moyen-Orient. C’est surtout la vision même de Theodor Herzl, celle d’un « État des Juifs » assurant leur sécurité dans un sanctuaire territorial contre l’antisémitisme, qui a été invalidée avec le plus grand massacre de Juifs depuis la Shoah. En transformant le nord de la bande de Gaza en « paysage d’apocalypse5 », en semant la destruction, les ruines et la mort dans toute l’enclave palestinienne, les représailles israéliennes ne sont qu’une sanglante fuite en avant qui ne fait qu’aggraver la contradiction fondamentale du projet sioniste. Non, le conflit israélo-palestinien n’est pas un jeu à somme nulle où les pertes de l’un se traduisent mécaniquement en gains pour l’autre. Oui, les destins des peuples israélien et palestinien sont indissolublement liés, pour le meilleur et, malheureusement, le plus souvent, pour le pire.
Il n’y a néanmoins aucune fatalité à une spirale aussi destructrice. Encore faut-il se débarrasser des œillères idéologiques que les grands récits des uns ou des autres ont rendues de plus en plus rigides. En ces temps de haine et d’amalgames, restituer au passé toute sa complexité, arpenter le champ des occasions perdues et reconstituer les strates des faits accomplis et des hostilités est sans doute le meilleur antidote à l’emballement identitaire. Ce conflit, long de plus d’un siècle, ne concerne pas que les deux peuples qui s’affrontent pour et sur la même terre. La persistance de l’injustice faite au peuple palestinien n’a en effet pas peu contribué à l’ensauvagement du monde actuel, à la militarisation des relations internationales et au naufrage de l’ONU, paralysée par les États-Unis au profit d’Israël durant des décennies, bien avant de l’être par la Russie sur la Syrie, et désormais sur l’Ukraine. Comprendre comment la Palestine fut perdue, et pourquoi Israël n’a pas gagné, participe dès lors d’une réflexion ouverte sur le devenir de ce nouveau millénaire.
xxxx.
Nouveau commentaire :
Dans la même rubrique :
Vendredi 18 Octobre 2024 - 21:00 Lemire Vincent, Jérusalem 1900, La ville sainte à l’âge des possibles |
Vendredi 27 Septembre 2024 - 20:00 Israël : naissance d’un État, 1896-1949 |