« Il y a cent ans, les puissances européennes se partageaient la domination du monde arabe sur les ruines de l’Empire ottoman. Par la création d’Etats népotiques, les Occidentaux ont joué les apprentis sorciers, jouant des identités, exacerbant le nationalisme… Tour d’horizon d’une région en faillite, »
par Réda Benkirane, chercheur associé au Centre on Conflict, Development & Peacebuilding (IHEID, Genève) et au Centre Jacques Berque (Rabat, Maroc).
L'article est publié avec l'aimable autorisation de l'auteur.
La barbarie du groupe djihadiste Etat islamique (Daech) et ses soutiens locaux populaires s’expliquent en partie par l’interminable descente aux enfers des Etats du Moyen-Orient. Cette entité hybride qui a l’allure d’une monstruosité théologico-politique n’a pu prendre forme et consistance que sur les aberrations et les atrocités commises par des Etats, décidés et dessinés par l’Europe au siècle dernier, n’ayant jamais connu que des décennies de guerres régionales, civiles, confessionnelles. Daech est en quelque sorte le débouché logique de ce destin maudit d’Etats faillis, de facture coloniale ou américaine comme dans le cas de l’Irak.
Daech est une sorte de créature à la Frankenstein, un bâtard enfanté par la puissance maléfique de Bachar el-Assad, maître absolu de la Syrie, en libérant de ses geôles des centaines d’extrémistes, et de George W. Bush, occupant de l’Irak en 2003, et dont le père avait lui-même soumis le pays en 1991 à une guerre sans précédent à la tête d’une coalition internationale et assortie d’un embargo onusien ayant fait plus d’un million de morts. Daech doit également son essor à une bienveillance turco-séoudio-qatarie (voire kurde) et surtout à des financements privés en provenance de toute la péninsule Arabique.
Cette nouvelle campagne internationale contre Daech est une répétition de ce que la région a connu avec la lutte contre Al-Qaida, la maison mère du terrorisme djihadiste qui, comme chacun sait, est la fille illégitime de la CIA, conçue dans les années 1980 lors de la guerre contre les Soviétiques en Afghanistan. Et, bien entendu, les références idéologiques et doctrinales de Daech et d’Al-Qaida proviennent de la matrice du hanbalo-wahhabisme, courant théologique sécrété par l’incontournable allié occidental saoudien qui a opéré une véritable OPA – au sens le plus financier du terme – au sein de l’orthodoxie sunnite.
Si donc Daech est le syndrome démoniaque du Levant, la cause structurelle du mal moyen-oriental est la non viabilité des Etats de la région, Israël y compris, qui les entraîne vers un collapse géopolitique majeur.
Ce qui se passe au Moyen-Orient est, en tout premier lieu, la conséquence d’un déterminisme historique, entamé, dans un premier temps, lors des accords Sykes-Picot en 1916 pour le partage et la domination de la région par l’Angleterre et la France et, dans un second temps, en 1945, suite à l’accord stratégique scellé entre le président américain Roosevelt et le roi Abdelaziz Ibn Saoud, accord qui dicte jusqu’à aujourd’hui le partenariat entre la tribu régnante des Saoud et l’Occident. Ce qui se joue actuellement dans la région concerne, en second lieu seulement, les conséquences – pour l’essentiel la répression par tous les moyens nécessaires – des révoltes sociales déclenchées en 2011. Deux processus historiques, de longue durée mais asynchrones, interfèrent: l’un, le fait colonial et ses suites encore actuelles, et l’autre, celui de la répression des mouvements sociaux arabes qui, eux, étaient le produit de luttes anciennes pour les droits de l’homme et la démocratisation de régimes autoritaires, claniques et népotiques.
La partition du Moyen-Orient sur les ruines de l’empire-califat ottoman (qui, lui, avant les drames sanglants liés à son nationalisme Jeunes-Turcs, avait su gérer sa diversité culturelle, linguistique ainsi que son paysage religieux multiconfessionnel) reste ce cadre périmé dessiné par les puissances mandataires d’il y a un siècle. Ces puissances ont joué des particularismes, des minorités, des ethnies et des confessions, en essayant de les insérer via des idéologies (sionisme, arabisme, islamisme) dans des Etats pensés à la lumière de nationalismes étroits.
Les puissances occidentales, qui dictent toujours les règles du jeu via des pétromonarchies (considérées comme des pions au regard des opinions publiques arabes), manquent d’imagination politique et reviennent toujours à leurs tristes tropismes. Dès l’époque des accords de Sykes-Picot et de la Déclaration Balfour (1917), elles ont cherché à édifier des «foyers» et autres «Etats» sur des prémices bancales, pseudo-nationales et à base ethnico-religieuse. On notera la constance de l’attitude des nations sécularisées occidentales dans l’insémination, l’enfantement et le soutien de deux Etats installés sur les Lieux saints des monothéismes qui demeurent les deux principaux pôles de tension dans la région: Israël et l’Arabie saoudite. D’un côté l’«Etat juif» – qui malgré son incomparable puissance militaire et nucléaire n’a de cesse de se percevoir toujours en survie, isolé, menacé – et de l’autre l’«Etat islamique» taillé sur mesure pour une tribu, les Saoud, dont les chefs se sont autoproclamés «gardiens des Lieux saints». Israël, vis-à-vis du peuple palestinien, demeure de fait, soixante-sept ans après sa création, un Etat colonial. Les Occidentaux ne remettent jamais en cause sa politique répressive, ses crimes de guerre et ses violations des droits international et humanitaire. Par ailleurs, l’Etat islamique saoudien, cœur idéologique de mouvements intégristes violents sévissant de l’Asie centrale au Sahel, active une guerre confessionnelle contre les musulmans d’obédience chiite. Même après les attaques du 11 septembre 2001 (le fait de terroristes pour la plupart saoudiens), ni les Etats-Unis ni l’Europe n’ont remis en cause leur soutien à cet Etat islamique qui jusqu’à ce jour décapite, ampute, bafoue les droits de l’homme et dénie tous ceux de la femme. Quand on a cet arrière-plan historique en tête, on ne peut que conclure à l’hypocrisie des chancelleries occidentales dans leur attitude face à la revendication d’un nouvel Etat islamique au Levant que ni leurs forces militaires implantées sur le terrain ni leurs services de renseignement n’auraient supposément vu venir…
L’effondrement actuel des Etats du Moyen-Orient, le soutien inconditionnel à Israël et à l’Arabie saoudite, l’invasion de l’Irak et la mise en place d’un gouvernement inapte et corrompu, la présence permanente de bases militaires américaines, britanniques et françaises font que nous sommes en présence d’une situation coloniale qui persiste indéfiniment. Des «Etats» (faut-il appeler ainsi des entités quasi entrepreneuriales aux mains d’oligarchies familiales?) ont été créés juste pour que les ressources en énergie fossile soient vendues aux puissances tutélaires très en dessous de leur valeur réelle. Bien évidemment, les sociétés du Moyen-Orient sont les premières responsables de cette colonisation, car elles n’ont jamais pu ou su transcender leurs divergences, fédérer leurs résistances, opposer des contre-modèles viables, renverser leurs despotes, renvoyer leurs tuteurs internationaux.
Avec les révolutions sociales arabes, nous étions propulsés vers un avenir ouvert où tout été possible, sans violence ni terrorisme (car tout simplement hors sujet). Mais avec la scénographie sanguinaire de Daech, nous sommes confrontés à la mise à nu des mécanismes d’effondrement et de l’impasse géopolitique de la région et de ses alliés occidentaux.