Cette étude vise à réagir contre une conception simpliste de la pensée d'expression arabe, trop souvent réduite à des aspects antagonistes de l'islam (mystique/rationalisme, soufisme/juridisme, ésotérisme/littéralisme, etc.). Or non seulement se sont également exprimées en arabe des pensées non islamiques, mais l'islam lui-même a connu des formes internes de réflexion critique, d'autant plus variées que c'est une religion globalisante, intégrant la gestion du spirituel et du temporel, de l'individuel et du collectif, du mental et du matériel.Extrait quatrième de couverture
Cette recension a déjà fait l'objet d'une publication dans la Bulletin critique des Annales islamologiques , 37 | 2023 sous licence Creative Commons (BY NC SA).
Broché: 280 pages
Éditeur : Librairie d'Amérique et d'Orient Adrien Maisonneuve - Jean Maisonneuve successeur (2 décembre 2021)
Langue : Français
ISBN-13: 978-2720012266
Éditeur : Librairie d'Amérique et d'Orient Adrien Maisonneuve - Jean Maisonneuve successeur (2 décembre 2021)
Langue : Français
ISBN-13: 978-2720012266
Quatrième de couverture
Cette étude vise à réagir contre une conception simpliste de la pensée d'expression arabe, trop souvent réduite à des aspects antagonistes de l'islam (mystique/rationalisme, soufisme/juridisme, ésotérisme/littéralisme, etc.). Or non seulement se sont également exprimées en arabe des pensées non islamiques, mais l'islam lui-même a connu des formes internes de réflexion critique, d'autant plus variées que c'est une religion globalisante, intégrant la gestion du spirituel et du temporel, de l'individuel et du collectif, du mental et du matériel. On vise à éclairer cette complexité en partant de points particuliers ne rentrant pas dans les grandes catégories évoquées plus haut et on en propose des illustrations :
- La question de la détermination d’une orthodoxie (avec l’exemple de la doctrine almohade, qui a été l’objet de fortes contestations mais n’en a pas moins rallié les grands noms de l’histoire de la pensée d'Ibn Tufayl et d'Averroès).
- La question des marginalités montre l’impact, à l’intérieur de l’Islam, des pensées hétérodoxes, la répercussion intellectuelle du fait communautaire, et suggère le degré de complexité que peuvent atteindre certaines filières.
- Aux considérations culturelles habituellement prises en considération, on propose d’ajouter d’une part la question des niveaux de langue (classique, dialectal,..), d’autre part l’emprise de l’ordre du quotidien sur la rationalité.
- Certaines potentialités de pensées exprimées en arabe sont abusivement appréciées pour des motifs idéologiques, ou sont l’objet d’extrapolations arbitraires. En revanche on suggère quelques démarches prometteuses qui mériteraient plus d’attention.
- Enfin on rappelle l’intérêt qu’il y aurait à tenir compte de l’effet produit, sur telle pensée analysée, par le regard de l’observateur, effet soit de fond, soit de méthode.
- La question de la détermination d’une orthodoxie (avec l’exemple de la doctrine almohade, qui a été l’objet de fortes contestations mais n’en a pas moins rallié les grands noms de l’histoire de la pensée d'Ibn Tufayl et d'Averroès).
- La question des marginalités montre l’impact, à l’intérieur de l’Islam, des pensées hétérodoxes, la répercussion intellectuelle du fait communautaire, et suggère le degré de complexité que peuvent atteindre certaines filières.
- Aux considérations culturelles habituellement prises en considération, on propose d’ajouter d’une part la question des niveaux de langue (classique, dialectal,..), d’autre part l’emprise de l’ordre du quotidien sur la rationalité.
- Certaines potentialités de pensées exprimées en arabe sont abusivement appréciées pour des motifs idéologiques, ou sont l’objet d’extrapolations arbitraires. En revanche on suggère quelques démarches prometteuses qui mériteraient plus d’attention.
- Enfin on rappelle l’intérêt qu’il y aurait à tenir compte de l’effet produit, sur telle pensée analysée, par le regard de l’observateur, effet soit de fond, soit de méthode.
Compte-rendu
Christian Jambet
En un temps où les chercheurs sont le plus souvent invités à tenir pour rien les ouvrages de leurs collègues antérieurs à la décennie, Dominique Urvoy résiste à cette mode en situant quelque sujet qu’il traite dans la profondeur de champ offerte par sa connaissance impeccable de l’histoire. L’histoire des textes, l’histoire des hommes et de leurs civilisations, l’histoire des savoirs orientalistes sont par lui articulées les unes aux autres. Le livre que voici n’est pas compilation d’un savoir tout fait mais questions posées par le savoir se faisant. Ces « questions d’un philosophe orientaliste » n’ont pas de réponse toute prête. Le titre de l’ouvrage, Raison et conviction en islam ne recouvre pas exactement le couple traditionnel dans la philosophie postkantienne, Foi et Savoir. Il désigne plutôt les relations, non encore élucidées, entre l’usage de la raison et la production des convictions sous d’autres modes de la vie de l’esprit, réception de la tradition, exégèse de la Révélation, apports inconscients de la culture ou de la langue. Cet ouvrage jalonne de façon multiforme les inspirations et les recherches qui ont guidé toute une vie d’explorateur orientaliste tournée principalement vers l’islam occidental mais non moins intéressé à connaître les failles de l’hégémonie doctrinale en islam, qu’il s’agisse de ses travaux qui déjouent l’unité de la philosophie islamique par l’étude des « penseurs libres » [1] ou qu’il s’agisse de la figure de Ramon Lull [2]. On y trouvera aussi l’écho de son Histoire de la pensée islamique [3]. Ici les recours à la pensée d’Ibn Rushd nous rappellent sa puissante analyse d’ensemble de la pensée d’Averroès qui est, encore aujourd’hui, la meilleure introduction à l’œuvre de ce grand penseur [4].
C’est en philosophe que D. Urvoy interroge les œuvres et leur histoire, les courants de la pensée religieuse et leur inscription dans l’histoire générale. Il use volontiers du concept d’idéologie, non au sens marxiste du terme, où celui-ci désigne un reflet illusoire des rapports réels de production et de domination, mais au sens où les Idéologues du dix-neuvième siècle l’entendaient, le terme désignant un ensemble cohérent d’idées. C’est ainsi que cet ouvrage examine les formations idéologiques déterminant le cours de la philosophie d’expression arabe, pour l’essentiel celle des falāsifa, ou les formations culturelles et leurs références linguistiques dans le monde arabisé, les récits et autres vestiges des belles lettres, les théologies de l’islam sunnite, ou encore les religions dans le contexte de la domination musulmane. Une telle énumération ne donne qu’une idée sommaire des problèmes et des auteurs étudiés et de la circulation dans un jardin dont les chemins bifurquent, reviennent et repartent, au fil de la découverte. Les chrétiens héritiers des royaumes antérieurs à la conquête arabe et berbère, ceux de Séville comme ceux du nord de la péninsule hispanique sont présents, accompagnés de leurs bagages dogmatiques et vivant leurs dilemmes linguistiques. C’est l’un des apports remarquables de ce livre, que de nous guider dans la multiple formation de l’arabe en sa fonction de langue liturgique devenue langue d’acculturation, et de nous persuader de sa polyvalence dont les effets religieux et politiques sont importants.
L’ouvrage est divisé en cinq chapitres, eux-mêmes polygraphiques. Le premier chapitre s’intitule La question de la détermination d’une orthodoxie. L’exemple de la pensée almohade. En expliquant avec minutie les œuvres du Mahdi Ibn Tūmart, D. Urvoy ne se limite pas à l’exposition d’un système théologique, il montre comment une dynamique constitutive d’un mode d’orthodoxie engendre une nouvelle représentation de la conviction et de la raison, rencontre dans son développement adversaires et alliés, jusqu’au temps où elle perd de sa force initiale. Au centre de ce chapitre, qui est à lui seul une présentation complète de la doctrine fondatrice de l’islam almohade, l’analyse du tawḥīd (p. 17-25) permet de comprendre « le caractère rationnel de la foi d’Ibn Tūmart ». D. Urvoy démontre avec luxe de détails comment la rigoureuse affirmation de l’unité divine et la clarté spéculative de la théologie s’accompagnent de ce qui semble étranger à toute pratique spéculative, mais est exigé par une tâche inévitable, celle du propagandiste de la vraie foi. Cela, c’est le domaine du fiqh. La rigueur du tawḥīd d’Ibn Tūmart confie à ce chef de la communauté des fidèles une fonction pratique exigeant l’obéissance absolue et l’imitation des actions du guide. On peut comprendre ainsi pourquoi la pensée d’Ibn Tūmart a été faussement confondue avec une doctrine chiite ; l’absolue obéissance au guide pouvait rappeler une constante d’une telle doctrine, mais c’était négliger l’originalité de la théologie fondamentale d’Ibn Tūmart et la singularité de la relation entre cette théologie et les fonctions morales, juridiques et politiques de l’imamat qu’elle détermine. Le mahdisme du Mahdi almohade est lié à une assomption du fiqh que soutient un tawḥīd sans concession. C’est, nous dit D. Urvoy, sans doute ce qui l’a rendu incompréhensible (p. 35). Pour notre part, nous continuons cependant de penser qu’il existe des affinités structurales entre cette doctrine et les théologies tardives du chiisme imamite. En particulier, l’articulation entre un tawḥīd étranger au kalām ashʻarite et un fiqh entêtant a de manifestes répondants au sein des travaux exégétiques des fuqahā’ et des ʻurafā’ de l’époque safavide. Autre aspect dérangeant : apparemment éloignée de tout effort spéculatif, alors qu’elle en est un exemple vivant, la théologie du Mahdi almohade a paradoxalement servi la reviviscence de la philosophie. D. Urvoy étudie « les divergences théologiques entre Ibn Tūmart et Ghazālī » (p. 35-42) et montre comment la raison, selon Ghazālī, explique, a posteriori, « la nature (fiṭra) qu’exprime immédiatement le Coran », tandis que pour Ibn Tūmart « le message prophétique est une façon de mettre à la portée de tout un chacun les exigences de la raison » (p. 39). Il s’ensuit que la doctrine almohade a favorisé la philosophie, tandis que Ghazālī entreprit d’en montrer l’incohérence. Les nombreux arguments que D. Urvoy met en lumière expliquent cette situation paradoxale : Ibn Rushd, appelé à devenir, pour l’Occident musulman et pour les héritiers latins ou juifs de ses commentaires d’Aristote, le propagateur de la philosophie des « Arabes », se réclame vigoureusement de la pensée almohade, tandis que Ghazālī, bien qu’il fût tout imprégné de métaphysique et de soufisme, devint la cible d’Ibn Rushd pour avoir imprudemment voulu congédier les legs aristotélicien et avicennien (voir p. 42). Ainsi, le juriste almohade est-il fidèle à son maître en se consacrant à l’explication monumentale d’Aristote, tandis que le maître spirituel sunnite entend bâtir son œuvre sur la destruction de la falsafa.
Le jeu de la raison et de la conviction ne s’arrête pas là, notons-le car, par un nouveau développement paradoxal, Ghazālī, qui détruit la falsafa, finira par être rapatrié chez des philosophes de type nouveau, nouant la raison à la conviction dans une ontothéologie favorable à l’assomption du guide prophétique, et nourrira l’essor nouveau de la philosophie dans l’islam oriental, sous les traits d’une « sagesse » majoritairement platonisante. L’Aristote d’Averroès subira le choc provoqué par la crue avicennisante et par les nouvelles formes de la « sagesse », dans un Orient musulman. La spiritualité et la mystique d’Ibn ʻArabī, adoptées par les chiites imamites aussi bien que par les soufis sunnites, nouée parfois à l’héritage de Suhrawardī, conduiront lentement vers une polarisation nouvelle de la philosophie et de la religion, vers l’homogénéité d’une raison métaphysicienne et de convictions spirituelles, bref vers une religion philosophique. Mais ceci est une autre histoire.
Après un examen philologique et philosophique des « professions de foi d’Ibn Tūmart » (p. 42-50) D. Urvoy examine « l’héritage d’Ibn Tūmart » (p. 50-61). Nous relèverons l’importance de la théologie almohade pour la compréhension du Ḥayy Ibn Yaqẓān d’Ibn Ṭufayl. Ce récit, dont ailleurs D. Urvoy souligne la grande différence avec l’ouvrage antérieur et homonyme d’Avicenne, et dont il examine le sens et la portée dans un passage ultérieur de son livre, s’inspire du Mahdi sur bien des points tout comme s’en inspira Ibn Rushd. Cependant, Ibn Ṭufayl n’a pas clairement conçu trois degrés de l’acquisition de la vérité, que distinguera Ibn Rushd, la rhétorique, la dialectique, la démonstration. Ibn Rushd, tirant la leçon des conséquences de la disparition du Mahdi, seul habilité à diriger ensemble l’enseignement démonstratif de l’élite et la pédagogie des humbles, voit le prestige de l’élite se dissiper, et « systématise ainsi la distinction courante en islam entre ʻāmma et khāṣṣa » (p. 52). Citant les travaux du regretté Marc Geoffroy, D. Urvoy montre que « la doctrine almohade, telle qu’elle est contenue dans la ʻaqīda d’Ibn Tūmart, n’est pas seulement explicative de l’œuvre théologique du penseur andalou, mais qu’elle a pu commander également son attitude de disciple d’Aristote » (p. 53). Dominique Urvoy montre le lien substantiel entre raison et conviction théologique chez Averroès, il restitue une figure majeure de la philosophie islamique, trop souvent aseptisée et neutralisée par les adeptes aveugles d’une histoire de la philosophie de langue arabe asservie à la seule pérennité de la tradition aristotélicienne, pure de toute contamination du droit musulman et des problèmes internes aux régimes du pouvoir religieux. Il nous permet de nous déprendre de la sympathique représentation imaginaire du juriste et philosophe Averroès, préfigure de liberté de pensée et de tolérance, proches de la liberté des Modernes. Rappelons que la sympathie envers Averroès date du temps où elle servit la lutte de Renan contre l’Église, Renan se souciant moins du penseur arabe que de l’exemple qu’il serait apte à fournir pour son propre combat. Ces illusions se dissipent au profit de sa vraie grandeur, lorsqu’on prend au sérieux son œuvre de juriste et sa fidélité au rationalisme du Mahdī Ibn Tūmart. Conclusion qui se renforce, lorsque l’auteur écrit que « l’idéologie almohade permet une compréhension en termes philosophiques de la Révélation » (p. 59). La portée de ce premier chapitre nous semble considérable car, selon nous, elle s’étend au-delà de la sphère de l’almohadisme, s’il est vrai que la distinction averroïste entre la religion du vulgaire et la religion du savant, sous les traits qu’il lui a conférés, se retrouvera, en conséquence de conditions théologiques comparables, dans un univers cependant très éloigné de celui d’Ibn Tūmart, celui des théologies rationnelles du chiisme imamite au dix-septième siècle de notre ère. Le chapitre de D. Urvoy nous encourage à un travail de comparaison critique entre ces deux modèles idéologiques, sans assimilation forcée.
Le chapitre deux, intitulé La question des marginalités, s’intéresse à trois types de marginalité : celle des pensées hétérodoxes, celle des philosophes non musulmans, celle des mixtes ou des rencontres inattendues, « les filières improbables » (p. 63-138). Ce chapitre est d’une extrême richesse et d’une grande densité. Il examine d’abord « l’impact, à l’intérieur de l’islam, des pensées hétérodoxes » (p. 63-82), la « démystification de la religion » dans les textes attribués au premier grand prosateur arabe, Ibn al-Muqaffaʻ. Nous relèverons, dans ces analyses très détaillées, deux points importants : la différence entre la démarche d’Ibn al-Muqaffaʻ et celle des auteurs chiites, souvent dits « extrémistes », qui lui furent contemporains. Dans les deux cas l’on a affaire à une critique de la religion politique. Cependant, les propagandistes carmates ou fatimides usèrent d’arguments sceptiques en vue de conduire leurs auditeurs à la reconnaissance d’un seul et unique maître de vérité, le septième prophète ou l’imâm légitime [5]. La stratégie d’Ibn al-Muqaffaʻ est tout autre, en un certain sens bien plus radicale, car elle conteste la position du faqīh « prisonnier de traditions partiales » en comparaison duquel « le souverain sage sera, quelle que soit sa puissance autocratique, infiniment moins tyrannique » (p. 69). Autre exemple de pensée critique, aux effets politiques significatifs, les questions épineuses portant sur l’aide de Dieu dans le jihād (p. 77-82) deviennent des mises en cause radicales de la sacralité de la guerre sainte. Faire du jihād une simple affaire de combat pour la domination n’est pas autre chose qu’un exercice raffiné d’exégèse coranique au terme duquel le jihād perd ses privilèges spirituels excessifs pour être « réintégré dans l’ensemble des vicissitudes éprouvées par tous les prophètes » (p. 82). Ce long chapitre se poursuit par l’examen d’une question d’importance, celle de la place de la pensée arabe chrétienne dans les histoires de la philosophie islamique et, plus généralement celle de la place des représentants intellectuels des religions dites « du Livre » dans l’histoire réelle de la pensée islamique. D. Urvoy examine plusieurs travaux des historiens modernes, puis il porte son attention sur le cercle de Fārābī et singulièrement sur Yaḥyā ibn ʻAdī. D’étape en étape, le chapitre nous conduit par des chemins variés, vers Ibn al-Sīd puis vers les étrangetés fécondes. On relèvera, par exemple, la virtuosité démonstrative d’un « avatar d’un mythe platonicien dans le littéralisme d’Ibn Ḥazm » (p. 112-126) où ne manque pas la comparaison instructive avec le Jasmin des fidèles d’amour de Rūzbehān Baqlī Shīrāzī.
Le chapitre trois, intitulé Les références culturelles, s’interroge successivement sur « la relation entre pensée spéculative et choix de langue dans l’aire moyen-orientale et méditerranéenne » et sur ce qu’on pourrait appeler « l’en-dehors » de la philosophie, qu’il s’agisse du roman philosophique d’Ibn Ṭufayl ou de la place du juriste Ibn Rushd dans la longue durée des questions monétaires. Le chapitre quatre, intitulé Pour une appréciation objective des potentialités, est fait pour dissiper quelques illusions tenaces. On sait que la thématique de « l’humanisme arabe » (présente, pour ne citer que cet exemple, dans le titre d’un livre de Mohammed Arkoun6) n’est pas sans référence à l’humanisme occidental et, plus encore, à la conception que nos contemporains s’en font. S’appuyant sur les « aspects humanistes de la Falsafa » ou sur une vision mythique du Muʻtazilisme, quelques légendes lénifiantes fleurissent, auxquelles D. Urvoy apporte le démenti procuré par les textes et par l’histoire. Puis, dans une étude stimulante de l’édition et de l’introduction procurées par Henry Corbin d’un court traité de Mullā Ṣadrā, Le livre des pénétrations métaphysiques, D. Urvoy place la doctrine de la priorité de l’acte d’exister, centrale chez Mullā Ṣadrā, en miroir de la doctrine de l’existence chez Francisco Suárez. Il montre que, malgré d’importantes similitudes, ces deux doctrines conduisent à des résultats parfaitement hétérogènes. Plus que les thèses avancées, dit-il, « ce qui est important ce sont les présupposés qui les sous-tendent ». Visant courtoisement et ironiquement H. Corbin, il met en garde contre « les extrapolations arbitraires ». Qu’il me soit permis de venir plaider la défense de H. Corbin. Au vrai, son travail de pionnier l’ayant conduit à traduire ce compendium de la philosophie de Mullā Ṣadrā, il a pu donner l’impression d’une découverte universellement valable, celle d’une révolution dans la métaphysique qui n’aurait point d’égal, en Occident et en Orient. Mais l’affaire est plus compliquée qu’il n’y paraît. Sans doute, le lexique et le problème suggèrent-ils une origine avicennienne qui est sans nul doute véritable. Mais plus profondément, l’exister tel que le conçoit Mullā Ṣadrā doit l’essentiel de son concept aux commentateurs d’Ibn ʻArabī, ce qui éloigne définitivement le cours des choses de l’ontologie chrétienne et du mouvement déterminant la future révolution critique. Nul Kant ne saurait réorganiser le domaine de la métaphysique dans l’espace que Mullā Ṣadrā circonscrit. C’est donner raison à l’analyse de D. Urvoy, sans donner tort à H. Corbin. Enfin, des plus instructives est l’étude d’Ibn Khaldūn, de ʻAlī ʻAbd al-Rāziq, celle de la pensée islamique contemporaine, car elle déjoue à son tour mainte formation mythologique. Ce qui conduit tout naturellement au chapitre cinq, intitulé Les regards extérieurs. D’une part, ce chapitre contient des pages remarquables sur « la pensée religieuse des Mozarabes face à l’islam » et sur « l’insertion de Ramon Lull dans la pensée arabe », d’autre part il étudie équitablement trois exégètes, Louis Gardet et Hans Kūng encadrant Richard Simon, tous trois responsables de « démarches d’investigation ».
Nous renonçons à recenser l’ensemble des richesses dont le lecteur recueille le détail foisonnant au long de son parcours, mais nous relèverons la puissance de son concept générique, la marge, d’une figure, le marginal, qui ont plusieurs acceptions dans ce livre. L’introduction intitulée Réflexions aux marges de la pensée d’expression arabe, s’interroge sur le partage entre ce qui est reçu pour essentiel et ce qui est considéré comme marginal. Ce partage affecte la détermination de l’orthodoxie musulmane mais il sous-tend aussi bien la détermination des domaines du savoir. Percevoir à partir des marges, depuis les marges jusqu’au centre et non selon la vision spontanée qui va du centre vers les limites, c’est adopter une attitude épistémologique assez proche de la méthode bachelardienne, méthode qui entend nous déprendre de la spontanéité irréfléchie dans la prise en considération des phénomènes et de la croyance immédiate en l’expérience naïve. C’est aussi bien une méthode qui emprunte à A. Koyré l’idée selon laquelle il convient de « replacer les œuvres étudiées dans leur milieu intellectuel et spirituel », de ne point séparer « en compartiments étanches l’histoire de la pensée philosophique et de la pensée religieuse » (p. 138). L’étude des marges exhibe des solidarités imprévues entre mystique et rationalité, entre science et religion, tout comme elle dévoile les traces des savoirs dans les domaines les plus variés de l’expérience commune. Ce livre est donc bien l’ouvrage d’un philosophe qui se donne pour dessein de reconnaître aux marges leur puissance révélatrice ; marges qui, bien sûr, se révéleront plus centrales que le texte qu’elles encadrent ! c’est renoncer à l’autorité indiscutée des grands édifices constitués aussi bien par les grands auteurs musulmans, facteurs de modèles d’orthodoxie, que par les maîtres de l’orientalisme qui font de même, érigeant tel courant en figure centrale et en pôle d’orientation normative, par exemple, la philosophie illuminative selon H. Corbin, l’héritage de Ḥallāj selon Massignon. C’est aussi bien s’interroger sur les exclusions ou sur les réticences. C’est ainsi que le lecteur sera sensible au souci qu’a Dominique Urvoy d’interroger sans relâche la dévaluation continue de l’arabe chrétien, des christianismes d’expression arabe qui déjouent l’identification dominante des études arabes aux études musulmanes. Le lecteur sera alerté du fait qu’aujourd’hui l’amnésie soit telle que les travaux de Gérard Troupeau ne soient pas poursuivis à l’échelle que mérite leur héritage et que certains diktats prononcés autrefois aient asséché un sol aussi fertile. Il est arrivé à l’auteur du présent compte-rendu de demander pourquoi il n’existait pas, en regard des histoires de la philosophie islamique, un ouvrage populaire d’histoire de la philosophie arabe chrétienne. Le parallèle est cependant éloquent : tout comme les philosophes d’islam s’expriment en plusieurs idiomes, les philosophes chrétiens usent de l’arabe, mais aussi bien du syriaque, etc. Disjoindre le fait linguistique, la langue arabe, du fait religieux, recomposer plus fidèlement des ensembles concrets, redonner sens au passé spéculatif des chrétientés orientales et occidentales vivant en terre musulmane, voici qui devrait susciter un certain élan. Mon vœu, hélas, ne sembla guère rencontrer un quelconque enthousiasme chez des savants arabes chrétiens d’aujourd’hui. Il en va tout autrement de ce que nous dit D. Urvoy, qui est propre à laisser au rêve quelque vraisemblance. En effet, le présent ouvrage témoigne en de nombreuses analyses de ce que d’autres ouvrages de leur auteur, ainsi que les travaux de son épouse, Marie-Thérèse Urvoy ont apporté en ce domaine. Aussi bien la littérature mozarabe en terre d’islam, dont nous découvrons ici les inclinations adoptianistes et nestoriennes, que l’importance des philosophes chrétiens œuvrant dans les cercles abbassides, dont le plus connu est Yaḥyā Ibn ʻAdī, pointent la richesse de ces productions et leur importance pour l’histoire de la pensée chrétienne, mais aussi confrontent l’islam à lui-même. Enfin, le regard qui vient des marges permet à notre auteur de révéler la complexité de mainte stratégie interprétative, aussi bien chez les orientalistes que chez les auteurs musulmans de l’époque moderne et contemporaine. Il permet, dans cette perspective, de procéder à un comparatisme de dissentions, à rebours d’un comparatisme d’assimilation.
C’est en philosophe que D. Urvoy interroge les œuvres et leur histoire, les courants de la pensée religieuse et leur inscription dans l’histoire générale. Il use volontiers du concept d’idéologie, non au sens marxiste du terme, où celui-ci désigne un reflet illusoire des rapports réels de production et de domination, mais au sens où les Idéologues du dix-neuvième siècle l’entendaient, le terme désignant un ensemble cohérent d’idées. C’est ainsi que cet ouvrage examine les formations idéologiques déterminant le cours de la philosophie d’expression arabe, pour l’essentiel celle des falāsifa, ou les formations culturelles et leurs références linguistiques dans le monde arabisé, les récits et autres vestiges des belles lettres, les théologies de l’islam sunnite, ou encore les religions dans le contexte de la domination musulmane. Une telle énumération ne donne qu’une idée sommaire des problèmes et des auteurs étudiés et de la circulation dans un jardin dont les chemins bifurquent, reviennent et repartent, au fil de la découverte. Les chrétiens héritiers des royaumes antérieurs à la conquête arabe et berbère, ceux de Séville comme ceux du nord de la péninsule hispanique sont présents, accompagnés de leurs bagages dogmatiques et vivant leurs dilemmes linguistiques. C’est l’un des apports remarquables de ce livre, que de nous guider dans la multiple formation de l’arabe en sa fonction de langue liturgique devenue langue d’acculturation, et de nous persuader de sa polyvalence dont les effets religieux et politiques sont importants.
L’ouvrage est divisé en cinq chapitres, eux-mêmes polygraphiques. Le premier chapitre s’intitule La question de la détermination d’une orthodoxie. L’exemple de la pensée almohade. En expliquant avec minutie les œuvres du Mahdi Ibn Tūmart, D. Urvoy ne se limite pas à l’exposition d’un système théologique, il montre comment une dynamique constitutive d’un mode d’orthodoxie engendre une nouvelle représentation de la conviction et de la raison, rencontre dans son développement adversaires et alliés, jusqu’au temps où elle perd de sa force initiale. Au centre de ce chapitre, qui est à lui seul une présentation complète de la doctrine fondatrice de l’islam almohade, l’analyse du tawḥīd (p. 17-25) permet de comprendre « le caractère rationnel de la foi d’Ibn Tūmart ». D. Urvoy démontre avec luxe de détails comment la rigoureuse affirmation de l’unité divine et la clarté spéculative de la théologie s’accompagnent de ce qui semble étranger à toute pratique spéculative, mais est exigé par une tâche inévitable, celle du propagandiste de la vraie foi. Cela, c’est le domaine du fiqh. La rigueur du tawḥīd d’Ibn Tūmart confie à ce chef de la communauté des fidèles une fonction pratique exigeant l’obéissance absolue et l’imitation des actions du guide. On peut comprendre ainsi pourquoi la pensée d’Ibn Tūmart a été faussement confondue avec une doctrine chiite ; l’absolue obéissance au guide pouvait rappeler une constante d’une telle doctrine, mais c’était négliger l’originalité de la théologie fondamentale d’Ibn Tūmart et la singularité de la relation entre cette théologie et les fonctions morales, juridiques et politiques de l’imamat qu’elle détermine. Le mahdisme du Mahdi almohade est lié à une assomption du fiqh que soutient un tawḥīd sans concession. C’est, nous dit D. Urvoy, sans doute ce qui l’a rendu incompréhensible (p. 35). Pour notre part, nous continuons cependant de penser qu’il existe des affinités structurales entre cette doctrine et les théologies tardives du chiisme imamite. En particulier, l’articulation entre un tawḥīd étranger au kalām ashʻarite et un fiqh entêtant a de manifestes répondants au sein des travaux exégétiques des fuqahā’ et des ʻurafā’ de l’époque safavide. Autre aspect dérangeant : apparemment éloignée de tout effort spéculatif, alors qu’elle en est un exemple vivant, la théologie du Mahdi almohade a paradoxalement servi la reviviscence de la philosophie. D. Urvoy étudie « les divergences théologiques entre Ibn Tūmart et Ghazālī » (p. 35-42) et montre comment la raison, selon Ghazālī, explique, a posteriori, « la nature (fiṭra) qu’exprime immédiatement le Coran », tandis que pour Ibn Tūmart « le message prophétique est une façon de mettre à la portée de tout un chacun les exigences de la raison » (p. 39). Il s’ensuit que la doctrine almohade a favorisé la philosophie, tandis que Ghazālī entreprit d’en montrer l’incohérence. Les nombreux arguments que D. Urvoy met en lumière expliquent cette situation paradoxale : Ibn Rushd, appelé à devenir, pour l’Occident musulman et pour les héritiers latins ou juifs de ses commentaires d’Aristote, le propagateur de la philosophie des « Arabes », se réclame vigoureusement de la pensée almohade, tandis que Ghazālī, bien qu’il fût tout imprégné de métaphysique et de soufisme, devint la cible d’Ibn Rushd pour avoir imprudemment voulu congédier les legs aristotélicien et avicennien (voir p. 42). Ainsi, le juriste almohade est-il fidèle à son maître en se consacrant à l’explication monumentale d’Aristote, tandis que le maître spirituel sunnite entend bâtir son œuvre sur la destruction de la falsafa.
Le jeu de la raison et de la conviction ne s’arrête pas là, notons-le car, par un nouveau développement paradoxal, Ghazālī, qui détruit la falsafa, finira par être rapatrié chez des philosophes de type nouveau, nouant la raison à la conviction dans une ontothéologie favorable à l’assomption du guide prophétique, et nourrira l’essor nouveau de la philosophie dans l’islam oriental, sous les traits d’une « sagesse » majoritairement platonisante. L’Aristote d’Averroès subira le choc provoqué par la crue avicennisante et par les nouvelles formes de la « sagesse », dans un Orient musulman. La spiritualité et la mystique d’Ibn ʻArabī, adoptées par les chiites imamites aussi bien que par les soufis sunnites, nouée parfois à l’héritage de Suhrawardī, conduiront lentement vers une polarisation nouvelle de la philosophie et de la religion, vers l’homogénéité d’une raison métaphysicienne et de convictions spirituelles, bref vers une religion philosophique. Mais ceci est une autre histoire.
Après un examen philologique et philosophique des « professions de foi d’Ibn Tūmart » (p. 42-50) D. Urvoy examine « l’héritage d’Ibn Tūmart » (p. 50-61). Nous relèverons l’importance de la théologie almohade pour la compréhension du Ḥayy Ibn Yaqẓān d’Ibn Ṭufayl. Ce récit, dont ailleurs D. Urvoy souligne la grande différence avec l’ouvrage antérieur et homonyme d’Avicenne, et dont il examine le sens et la portée dans un passage ultérieur de son livre, s’inspire du Mahdi sur bien des points tout comme s’en inspira Ibn Rushd. Cependant, Ibn Ṭufayl n’a pas clairement conçu trois degrés de l’acquisition de la vérité, que distinguera Ibn Rushd, la rhétorique, la dialectique, la démonstration. Ibn Rushd, tirant la leçon des conséquences de la disparition du Mahdi, seul habilité à diriger ensemble l’enseignement démonstratif de l’élite et la pédagogie des humbles, voit le prestige de l’élite se dissiper, et « systématise ainsi la distinction courante en islam entre ʻāmma et khāṣṣa » (p. 52). Citant les travaux du regretté Marc Geoffroy, D. Urvoy montre que « la doctrine almohade, telle qu’elle est contenue dans la ʻaqīda d’Ibn Tūmart, n’est pas seulement explicative de l’œuvre théologique du penseur andalou, mais qu’elle a pu commander également son attitude de disciple d’Aristote » (p. 53). Dominique Urvoy montre le lien substantiel entre raison et conviction théologique chez Averroès, il restitue une figure majeure de la philosophie islamique, trop souvent aseptisée et neutralisée par les adeptes aveugles d’une histoire de la philosophie de langue arabe asservie à la seule pérennité de la tradition aristotélicienne, pure de toute contamination du droit musulman et des problèmes internes aux régimes du pouvoir religieux. Il nous permet de nous déprendre de la sympathique représentation imaginaire du juriste et philosophe Averroès, préfigure de liberté de pensée et de tolérance, proches de la liberté des Modernes. Rappelons que la sympathie envers Averroès date du temps où elle servit la lutte de Renan contre l’Église, Renan se souciant moins du penseur arabe que de l’exemple qu’il serait apte à fournir pour son propre combat. Ces illusions se dissipent au profit de sa vraie grandeur, lorsqu’on prend au sérieux son œuvre de juriste et sa fidélité au rationalisme du Mahdī Ibn Tūmart. Conclusion qui se renforce, lorsque l’auteur écrit que « l’idéologie almohade permet une compréhension en termes philosophiques de la Révélation » (p. 59). La portée de ce premier chapitre nous semble considérable car, selon nous, elle s’étend au-delà de la sphère de l’almohadisme, s’il est vrai que la distinction averroïste entre la religion du vulgaire et la religion du savant, sous les traits qu’il lui a conférés, se retrouvera, en conséquence de conditions théologiques comparables, dans un univers cependant très éloigné de celui d’Ibn Tūmart, celui des théologies rationnelles du chiisme imamite au dix-septième siècle de notre ère. Le chapitre de D. Urvoy nous encourage à un travail de comparaison critique entre ces deux modèles idéologiques, sans assimilation forcée.
Le chapitre deux, intitulé La question des marginalités, s’intéresse à trois types de marginalité : celle des pensées hétérodoxes, celle des philosophes non musulmans, celle des mixtes ou des rencontres inattendues, « les filières improbables » (p. 63-138). Ce chapitre est d’une extrême richesse et d’une grande densité. Il examine d’abord « l’impact, à l’intérieur de l’islam, des pensées hétérodoxes » (p. 63-82), la « démystification de la religion » dans les textes attribués au premier grand prosateur arabe, Ibn al-Muqaffaʻ. Nous relèverons, dans ces analyses très détaillées, deux points importants : la différence entre la démarche d’Ibn al-Muqaffaʻ et celle des auteurs chiites, souvent dits « extrémistes », qui lui furent contemporains. Dans les deux cas l’on a affaire à une critique de la religion politique. Cependant, les propagandistes carmates ou fatimides usèrent d’arguments sceptiques en vue de conduire leurs auditeurs à la reconnaissance d’un seul et unique maître de vérité, le septième prophète ou l’imâm légitime [5]. La stratégie d’Ibn al-Muqaffaʻ est tout autre, en un certain sens bien plus radicale, car elle conteste la position du faqīh « prisonnier de traditions partiales » en comparaison duquel « le souverain sage sera, quelle que soit sa puissance autocratique, infiniment moins tyrannique » (p. 69). Autre exemple de pensée critique, aux effets politiques significatifs, les questions épineuses portant sur l’aide de Dieu dans le jihād (p. 77-82) deviennent des mises en cause radicales de la sacralité de la guerre sainte. Faire du jihād une simple affaire de combat pour la domination n’est pas autre chose qu’un exercice raffiné d’exégèse coranique au terme duquel le jihād perd ses privilèges spirituels excessifs pour être « réintégré dans l’ensemble des vicissitudes éprouvées par tous les prophètes » (p. 82). Ce long chapitre se poursuit par l’examen d’une question d’importance, celle de la place de la pensée arabe chrétienne dans les histoires de la philosophie islamique et, plus généralement celle de la place des représentants intellectuels des religions dites « du Livre » dans l’histoire réelle de la pensée islamique. D. Urvoy examine plusieurs travaux des historiens modernes, puis il porte son attention sur le cercle de Fārābī et singulièrement sur Yaḥyā ibn ʻAdī. D’étape en étape, le chapitre nous conduit par des chemins variés, vers Ibn al-Sīd puis vers les étrangetés fécondes. On relèvera, par exemple, la virtuosité démonstrative d’un « avatar d’un mythe platonicien dans le littéralisme d’Ibn Ḥazm » (p. 112-126) où ne manque pas la comparaison instructive avec le Jasmin des fidèles d’amour de Rūzbehān Baqlī Shīrāzī.
Le chapitre trois, intitulé Les références culturelles, s’interroge successivement sur « la relation entre pensée spéculative et choix de langue dans l’aire moyen-orientale et méditerranéenne » et sur ce qu’on pourrait appeler « l’en-dehors » de la philosophie, qu’il s’agisse du roman philosophique d’Ibn Ṭufayl ou de la place du juriste Ibn Rushd dans la longue durée des questions monétaires. Le chapitre quatre, intitulé Pour une appréciation objective des potentialités, est fait pour dissiper quelques illusions tenaces. On sait que la thématique de « l’humanisme arabe » (présente, pour ne citer que cet exemple, dans le titre d’un livre de Mohammed Arkoun6) n’est pas sans référence à l’humanisme occidental et, plus encore, à la conception que nos contemporains s’en font. S’appuyant sur les « aspects humanistes de la Falsafa » ou sur une vision mythique du Muʻtazilisme, quelques légendes lénifiantes fleurissent, auxquelles D. Urvoy apporte le démenti procuré par les textes et par l’histoire. Puis, dans une étude stimulante de l’édition et de l’introduction procurées par Henry Corbin d’un court traité de Mullā Ṣadrā, Le livre des pénétrations métaphysiques, D. Urvoy place la doctrine de la priorité de l’acte d’exister, centrale chez Mullā Ṣadrā, en miroir de la doctrine de l’existence chez Francisco Suárez. Il montre que, malgré d’importantes similitudes, ces deux doctrines conduisent à des résultats parfaitement hétérogènes. Plus que les thèses avancées, dit-il, « ce qui est important ce sont les présupposés qui les sous-tendent ». Visant courtoisement et ironiquement H. Corbin, il met en garde contre « les extrapolations arbitraires ». Qu’il me soit permis de venir plaider la défense de H. Corbin. Au vrai, son travail de pionnier l’ayant conduit à traduire ce compendium de la philosophie de Mullā Ṣadrā, il a pu donner l’impression d’une découverte universellement valable, celle d’une révolution dans la métaphysique qui n’aurait point d’égal, en Occident et en Orient. Mais l’affaire est plus compliquée qu’il n’y paraît. Sans doute, le lexique et le problème suggèrent-ils une origine avicennienne qui est sans nul doute véritable. Mais plus profondément, l’exister tel que le conçoit Mullā Ṣadrā doit l’essentiel de son concept aux commentateurs d’Ibn ʻArabī, ce qui éloigne définitivement le cours des choses de l’ontologie chrétienne et du mouvement déterminant la future révolution critique. Nul Kant ne saurait réorganiser le domaine de la métaphysique dans l’espace que Mullā Ṣadrā circonscrit. C’est donner raison à l’analyse de D. Urvoy, sans donner tort à H. Corbin. Enfin, des plus instructives est l’étude d’Ibn Khaldūn, de ʻAlī ʻAbd al-Rāziq, celle de la pensée islamique contemporaine, car elle déjoue à son tour mainte formation mythologique. Ce qui conduit tout naturellement au chapitre cinq, intitulé Les regards extérieurs. D’une part, ce chapitre contient des pages remarquables sur « la pensée religieuse des Mozarabes face à l’islam » et sur « l’insertion de Ramon Lull dans la pensée arabe », d’autre part il étudie équitablement trois exégètes, Louis Gardet et Hans Kūng encadrant Richard Simon, tous trois responsables de « démarches d’investigation ».
Nous renonçons à recenser l’ensemble des richesses dont le lecteur recueille le détail foisonnant au long de son parcours, mais nous relèverons la puissance de son concept générique, la marge, d’une figure, le marginal, qui ont plusieurs acceptions dans ce livre. L’introduction intitulée Réflexions aux marges de la pensée d’expression arabe, s’interroge sur le partage entre ce qui est reçu pour essentiel et ce qui est considéré comme marginal. Ce partage affecte la détermination de l’orthodoxie musulmane mais il sous-tend aussi bien la détermination des domaines du savoir. Percevoir à partir des marges, depuis les marges jusqu’au centre et non selon la vision spontanée qui va du centre vers les limites, c’est adopter une attitude épistémologique assez proche de la méthode bachelardienne, méthode qui entend nous déprendre de la spontanéité irréfléchie dans la prise en considération des phénomènes et de la croyance immédiate en l’expérience naïve. C’est aussi bien une méthode qui emprunte à A. Koyré l’idée selon laquelle il convient de « replacer les œuvres étudiées dans leur milieu intellectuel et spirituel », de ne point séparer « en compartiments étanches l’histoire de la pensée philosophique et de la pensée religieuse » (p. 138). L’étude des marges exhibe des solidarités imprévues entre mystique et rationalité, entre science et religion, tout comme elle dévoile les traces des savoirs dans les domaines les plus variés de l’expérience commune. Ce livre est donc bien l’ouvrage d’un philosophe qui se donne pour dessein de reconnaître aux marges leur puissance révélatrice ; marges qui, bien sûr, se révéleront plus centrales que le texte qu’elles encadrent ! c’est renoncer à l’autorité indiscutée des grands édifices constitués aussi bien par les grands auteurs musulmans, facteurs de modèles d’orthodoxie, que par les maîtres de l’orientalisme qui font de même, érigeant tel courant en figure centrale et en pôle d’orientation normative, par exemple, la philosophie illuminative selon H. Corbin, l’héritage de Ḥallāj selon Massignon. C’est aussi bien s’interroger sur les exclusions ou sur les réticences. C’est ainsi que le lecteur sera sensible au souci qu’a Dominique Urvoy d’interroger sans relâche la dévaluation continue de l’arabe chrétien, des christianismes d’expression arabe qui déjouent l’identification dominante des études arabes aux études musulmanes. Le lecteur sera alerté du fait qu’aujourd’hui l’amnésie soit telle que les travaux de Gérard Troupeau ne soient pas poursuivis à l’échelle que mérite leur héritage et que certains diktats prononcés autrefois aient asséché un sol aussi fertile. Il est arrivé à l’auteur du présent compte-rendu de demander pourquoi il n’existait pas, en regard des histoires de la philosophie islamique, un ouvrage populaire d’histoire de la philosophie arabe chrétienne. Le parallèle est cependant éloquent : tout comme les philosophes d’islam s’expriment en plusieurs idiomes, les philosophes chrétiens usent de l’arabe, mais aussi bien du syriaque, etc. Disjoindre le fait linguistique, la langue arabe, du fait religieux, recomposer plus fidèlement des ensembles concrets, redonner sens au passé spéculatif des chrétientés orientales et occidentales vivant en terre musulmane, voici qui devrait susciter un certain élan. Mon vœu, hélas, ne sembla guère rencontrer un quelconque enthousiasme chez des savants arabes chrétiens d’aujourd’hui. Il en va tout autrement de ce que nous dit D. Urvoy, qui est propre à laisser au rêve quelque vraisemblance. En effet, le présent ouvrage témoigne en de nombreuses analyses de ce que d’autres ouvrages de leur auteur, ainsi que les travaux de son épouse, Marie-Thérèse Urvoy ont apporté en ce domaine. Aussi bien la littérature mozarabe en terre d’islam, dont nous découvrons ici les inclinations adoptianistes et nestoriennes, que l’importance des philosophes chrétiens œuvrant dans les cercles abbassides, dont le plus connu est Yaḥyā Ibn ʻAdī, pointent la richesse de ces productions et leur importance pour l’histoire de la pensée chrétienne, mais aussi confrontent l’islam à lui-même. Enfin, le regard qui vient des marges permet à notre auteur de révéler la complexité de mainte stratégie interprétative, aussi bien chez les orientalistes que chez les auteurs musulmans de l’époque moderne et contemporaine. Il permet, dans cette perspective, de procéder à un comparatisme de dissentions, à rebours d’un comparatisme d’assimilation.
Référence électronique
Christian Jambet, « Dominique Urvoy, Raison et conviction en islam. Questions d’un philosophe orientaliste », Bulletin critique des Annales islamologiques [En ligne], 37 | 2023, mis en ligne le 15 mars 2023, consulté le 01 avril 2023. URL : http://journals.openedition.org/bcai/1945 ; DOI : https://doi.org/10.4000/bcai.1945
Christian Jambet, « Dominique Urvoy, Raison et conviction en islam. Questions d’un philosophe orientaliste », Bulletin critique des Annales islamologiques [En ligne], 37 | 2023, mis en ligne le 15 mars 2023, consulté le 01 avril 2023. URL : http://journals.openedition.org/bcai/1945 ; DOI : https://doi.org/10.4000/bcai.1945
Références
_____________________
[1] Dominique Urvoy, Les penseurs libres dans l’islam classique. L’interrogation sur la religion chez les penseurs arabes indépendants, Paris, Albin Michel, 1996.
[2] Dominique Urvoy, Penser l’islam. Les présupposés islamiques de l’« art » de Lull, Paris, Vrin, Études musulmanes XXIII, 1980.
[3] Dominique Urvoy, Histoire de la pensée islamique, Paris, Le Seuil, 2006. [1] Dominique Urvoy, Les penseurs libres dans l’islam classique. L’interrogation sur la religion chez les penseurs arabes indépendants, Paris, Albin Michel, 1996.
[2] Dominique Urvoy, Penser l’islam. Les présupposés islamiques de l’« art » de Lull, Paris, Vrin, Études musulmanes XXIII, 1980.
[4] Dominique Urvoy, Ibn Rushd (Averroès). Édition française corrigée et augmentée, Paris, Cariscript, 1996.
[5] Un bon exemple est fourni par la « théorie des trois imposteurs ». Voir Daniel De Smet, Les Fatimides. De l’ésotérisme en islam. Paris, Le Cerf, 2022, p. 205-219.
[6] Mohammed Arkoun, L’humanisme arabe au ive/xe siècle. Miskawayh, philosophe et historien, Paris, Vrin, Études musulmanes XII, 1982.