Chaque fois que la philosophie a essayé de fonder les choses, elle a abouti à l’existence d’un étant suprême disponible, comme le Moi, Dieu, l’idée du Bien. Et, dans un souci de contrôle, elle a oublié la part de retrait, d’occultation que recèle l’Être même, qui reste insaisissable. Des liens peuvent effectivement être établis avec la pensée musulmane, notamment l’idée d’un Dieu qui reste inconnaissable dans la théologie négative.
Selami Varlik est maître de conférences en philosophie à l'Université 29 Mayis à Istanbul. Sa thèse soutenue à l'EHESS porte sur la question du sens objectif du Coran, à travers un débat entre le réformiste Fazlur Rahman et Gadamer. Plus généralement ses travaux portent sur les herméneutiques philosophique et théologique ainsi que sur l'éthique, notamment chez Paul Ricoeur.
Le lecteur intéressé pourra retrouver ici la recension de l'ouvrage Heidegger et la pensée arabe de Mouchir Basile Aoun, Paris, L’Harmattan, 2011, publiée au sein du 1er volume de la Revue académique Les Cahiers de l'Islam ainsi que l'article : " Le Coran et l’éthique du décentrement " .
Le lecteur intéressé pourra retrouver ici la recension de l'ouvrage Heidegger et la pensée arabe de Mouchir Basile Aoun, Paris, L’Harmattan, 2011, publiée au sein du 1er volume de la Revue académique Les Cahiers de l'Islam ainsi que l'article : " Le Coran et l’éthique du décentrement " .
Les Cahiers de l'Islam : Existe-t-il une école philosophique "ottomane" ? Et si oui quel fut son "apport" à ce que l'on nomme "la philosophie Islamique" ou bien "philosophie en terre d'Islam", voire à la philosophie "tout court"?
Selami Varlik : Je n’ai pas assez travaillé l’histoire de la pensée turque pour vous faire une réponse précise et exhaustive, mais il est certain qu’avec l’avènement de la République et la réforme de l’alphabet, la pensée turque moderne s’est coupée violemment de ses sources anciennes, rendant illisibles des milliers de textes. Certains de ces textes ont indéniablement une portée philosophique, on le constate au fur et à mesure des traductions. Et le fait même de devoir traduire son propre patrimoine résume bien les difficultés. En plus des traductions et éditions critiques, il y a de plus en plus d’anthologies qui décrivent la vie intellectuelle et philosophique ottomane. Le travail de réhabilitation de ces ressources est encore récent, mais il permettra sûrement d’enrichir la pensée contemporaine ; à condition de ne pas tomber dans un mimétisme aveugle et de réussir à faire du neuf avec l’ancien. L’enjeu est donc d’éviter aussi bien la négation du passé que son idéalisation excessive, en veillant à entretenir un rapport scientifique rigoureux qui portera nécessairement ses fruits.
Les Cahiers de l'Islam : La relecture de ces sources anciennes peut-elle suffire à produire du neuf ?
Selami Varlik : C’est une étape nécessaire, mais seulement un premier pas. Il faudra aussi apprendre à faire de la philosophie à partir de données premières qui, elles, ne sont pas toujours philosophiques. Je pense ici à la poésie, à la théologie, au droit ou à la linguistique. Pour le dire avec Paul Ricoeur, ce qui n’est pas initialement sujet de pensée peut se faire l’objet d’une pensée philosophique. Il peut, à l’image des mythes et des symboles, « donner [matière] à penser ». Je ne pense donc pas que le potentiel philosophique de la tradition islamique se réduise au corpus de la falsafa. Pourvu que soit engagé un véritable travail de lecture, qui est nécessairement une relecture. C’est aussi grâce à ce travail philosophique sur le non-philosophique que l’on pourra entretenir avec cette tradition une dialectique fertile de fidélité et d’innovation, autres notions chères à Ricoeur.
Les Cahiers de l'Islam : Et qu’en est-il de la rencontre entre philosophie et islam dans la Turquie contemporaine ?
Selami Varlik : C’est très intéressant de constater que la pensée islamique turque contemporaine lit de plus en plus la philosophie occidentale, notamment moderne. L’intérêt pour les sources anciennes locales s’accompagne donc par un souci de penser avec la philosophie occidentale notamment continentale. Des philosophes contemporains comme Ricoeur ou Deleuze ou très récemment Jean-Luc Marion ainsi que des auteurs plus anciens comme Spinoza sont de plus en plus traduits et lus. Et on voit se multiplier des travaux comparatistes portant sur des philosophes musulmans et des occidentaux. C’est très encourageant car pendant plus d’un demi-siècle le paysage universitaire était marqué par un fossé profond entre les départements de philosophie occidentale où l’on négligeait l’islam et les départements de théologie méfiants à l’égard de la pensée occidentale. Toutefois, il reste encore beaucoup à faire, car même s’il se resserre lentement, l’écart reste important. Et cet attrait reste encore timide et cantonné au monde académique. Par ailleurs, il s’accompagne parfois de certaines maladresses. Cela peut être des exagérations, des rapprochements faciles ou des lectures partielles destinées à prouver une hypothèse prédéfinie. Je pense qu’il faut les souligner, mais aussi les accueillir avec bienveillance, dans le sens où ces travaux brisent des tabous et ouvrent, malgré tout, la voie à de nouveaux axes de recherche qui pourront toujours questionner par la suite les affirmations pionnières.
Les Cahiers de l'Islam : Plus généralement, diriez-vous qu'il existe une philosophie islamique contemporaine ?
Selami Varlik : Il faudrait d’abord se demander ce que l’on entend par « philosophie islamique contemporaine ». Une réflexion philosophique nouvelle ? De nouveaux systèmes créant de nouveaux concepts ? Je dirais qu’il existe la possibilité d’une philosophie islamique contemporaine. Et cette possibilité elle-même ne doit pas être négligée. Nous en avons les prémices, certaines des conditions. Les deux principales conditions relèvent des questions précédentes : relecture et réinterprétation du patrimoine classique et ouverture à la philosophie occidentale moderne. Mais, plus généralement, la pensée est elle-même tributaire d’autres critères, politiques, économiques ou autres. Il est certain, en tout cas, qu’il y a bien plus de travaux qu’on ne le croit dans le monde musulman, mais l’obstacle pour les Européens est également linguistique. Encore faut-il que ces travaux soient traduits, et donc qu’on voit l’intérêt de les traduire car tout cela a un coût.
Les Cahiers de l'Islam : L’ouvrage de Mouchir Basile Aoun, Heidegger et la pensée arabe, dont vous proposez la recension est à ce titre très intéressant…
Selami Varlik : Absolument. Il témoigne effectivement d’une réelle effervescence tout à fait méconnue. Peut-être qu’au niveau du grand public on ne voit pas encore assez l’intérêt en Europe de ce type de productions intellectuelles, pourtant essentiel. L’opinion, la doxa porte son attention surtout sur la figure d’un bon islam, englobant la mystique et l’islam « modéré », et la figure d’un mauvais islam, allant de l’islamisme politique au radicalisme, avec toutes les confusions possibles. Ces orientations ne sont politiquement pas neutres, puisqu’elles visent à défendre un islam intégrable. L’intention est louable, mais elle prend des raccourcis en sacrifiant le long travail de complexification, qui est pourtant indispensable.
Les Cahiers de l'Islam : Pensez-vous justement à l'instar de l'auteur de l'ouvrage qu'il soit possible d'effectuer des rapprochements entre une pensée Heideggerienne fondée avant tout sur « l'être » et une pensée musulmane fondée sur la subordination de l'homme à la « voie divine » ?
Selami Varlik : Heidegger ne souscrirait précisément pas à cette idée de fondement. Tout l’enjeu est là. Chaque fois que la philosophie a essayé de fonder les choses, elle a abouti à l’existence d’un étant suprême disponible, comme le Moi, Dieu, l’idée du Bien. Et, dans un souci de contrôle, elle a oublié la part de retrait, d’occultation que recèle l’Être même, qui reste insaisissable. Des liens peuvent effectivement être établis avec la pensée musulmane, notamment l’idée d’un Dieu qui reste inconnaissable dans la théologie négative. De nombreux et très bons ouvrages explorent ces voies. On peut, par exemple, citer les livres de Muhammad Kamal et Alparslan Açikgenç sur Heidegger et Molla Sadra, de Nader El-Bizri sur Heidegger et Avicenne. On peut aussi citer le livre de Ian Almond sur Ibn Arabi et Derrida, dans une perspective déconstructiviste similaire. Toutefois, le comparatisme est un travail aussi difficile que nécessaire. Il est très important d’être prudent afin d’éviter les rapprochements faciles, où l’on se hâte de dire que telle notion islamique X est l’exacte équivalent de Y. Il faut plutôt veiller à montrer aussi les différences et comparer des rapports (A-B et C-D) ou des systèmes qui ont leur cohérence propre, afin d’éviter le risque de dé-contextualisation des notions. Pour cela, une réflexion de fond doit être menée quant à la nature même de la philosophie comparée entre monde musulman et Occident.
Les Cahiers de l'Islam : Enfin, d'après vous, en quoi la « philosophie islamique », à partir de tels rapprochements, pourrait contribuer à alimenter les réflexions des musulmans en vue de faire face aux défis de la Modernité, ainsi qu’aux défis lancés par l’Occident ?
Selami Varlik : Ce souci est bien évidemment louable et nécessaire, mais je crois qu’il faut aussi apprendre à prendre un peu ses distances avec l’idée de « faire face aux défis de la Modernité », car c’est en voulant à tout prix répondre à ces défis que l’on s’enferme dans un discours de réaction. On risque alors d’assister au pire à l’exacerbation de l’affectif, de l’émotionnel, au mieux à une réduction des sujets à la question du « faire », au juridique, lui-même réduit à quelques sujets devenus des symboles, d’intégration ou de résistance. C’est ce que je reprocherais à certains réformistes musulmans, qui restent enfermés dans ce carcan. Il faut à tout prix prendre le temps de privilégier la pensée, celle qui est lente, qui prend des détours, qui parfois même se perd, pour mieux se retrouver. Car la falsafa, le théologique, le poétique, et même le juridique donnent à penser. Ils peuvent offrir matière à produire de nouveaux concepts. Surtout quand ils sont relus et réinterprétés avec la philosophie occidentale moderne. Car on a toujours besoin de l’Autre pour comprendre le Soi.
Les Cahiers de l'Islam : À quels aspects de cette philosophie pensez-vous plus précisément ?
Selami Varlik : Le champ est très vaste, mais je pense plus particulièrement à l’herméneutique philosophique et à la phénoménologie. L’enjeu est de privilégier la question théorique du « qu’est-ce que » sur la question pratique du « comment ». Qu’est-ce qu’interpréter, qu’est-ce que prier, qu’est-ce qu’être reconnaissant ou patient, plutôt que comment… C’est une approche phénoménologique de description des choses telles qu’elles sont, mais aussi un questionnement herméneutique portant sur le sens, car le « qu’est-ce que » est ici également un « que signifie ». C’est aussi une façon d’échapper à la logique moderne de contrôle, d’efficacité que dénonce Heidegger. Et ce souci de réflexion philosophique n’écarte pas pour autant la question du faire. Mais elle l’inscrit dans une perspective éthique et spirituelle plus large et plus riche qui, à l’instar de Heidegger, invite l’homme à se demander comment il peut habiter le monde avec sérénité et humilité, à l’écoute de l’Être de l’autre.