Le problème du pouvoir, et surtout de la succession, a toujours été un vrai drame dans les sociétés islamiques. Les époques de la transmission du pouvoir ont été vécues à juste titre par les populations musulmanes comme des moments d'incertitude, de désarroi et d'inquiétude.
Cet article est publié avec l'aimable autorisation de l'auteur et a déjà fait l'objet d'une publication au sein du journal Le Quotidien d'Oran
Sur ce sujet, le lecteur intéressé pourra aussi se reporter au dernier ouvrage publié par les éditions Les cahiers de L'Islam "Le souffle féminin du message coranique" de Thérèse Benjelloun.
Depuis l'instauration du califat, en 632, c'est une question extrêmement délicate. C'est, on le sait, à propos de la légitimité du calife
que la communauté musulmane s'est scindée en sunnites, chiites et kharidjites. Comme l'on parle beaucoup, actuellement en Algérie, de la candidature du président à sa propre succession, il m'est apparu expédient de proposer une réflexion qui, à partir du passé, jette un éclairage tout à fait singulier sur le temps présent.
Il est toujours salutaire de révoquer en doute des préjugés, des idées toute faites ou des partis-pris dont les vérités supposées riment assez bien avec leur ancienneté ou leur antiquité. Entre mille exemples, il semble qu'il en soit ainsi de la femme dans le monde musulman. On est persuadé, et l'on ne se fait pas violence de le dire et de l'assurer, que l'islam fait aux femmes une exécrable condition. Les débats oiseux qui agitèrent la France, à propos du voile dit islamique, en sont un signe éloquent et parfois se passent de tout commentaire. S'il en est ainsi pour les femmes ordinaires à qui l'islam fait une aussi détestable situation, alors on peut en déduire que les femmes d'exception sont nécessairement les laissées-pour-compte d'un Etat tirant sa légitimité de la Loi islamique.
Il est toujours salutaire de révoquer en doute des préjugés, des idées toute faites ou des partis-pris dont les vérités supposées riment assez bien avec leur ancienneté ou leur antiquité. Entre mille exemples, il semble qu'il en soit ainsi de la femme dans le monde musulman. On est persuadé, et l'on ne se fait pas violence de le dire et de l'assurer, que l'islam fait aux femmes une exécrable condition. Les débats oiseux qui agitèrent la France, à propos du voile dit islamique, en sont un signe éloquent et parfois se passent de tout commentaire. S'il en est ainsi pour les femmes ordinaires à qui l'islam fait une aussi détestable situation, alors on peut en déduire que les femmes d'exception sont nécessairement les laissées-pour-compte d'un Etat tirant sa légitimité de la Loi islamique.
Mais, en l'espèce, il faut y regarder de plus près. Dès qu'on se plonge dans l'histoire réelle, telle que les chroniqueurs, les historiens et les logographes nous la rapportent, une autre image de la condition féminine apparaît, en Islam, surtout dans ses rapports avec le pouvoir politique. Représentation plus nuancée, plus complexe, moins sujette à instrumentalisation idéologique, et qui ne cadre pas avec ce qu'on nous en dit. En quinze siècles d'histoire musulmane, plus d'une quinzaine de femmes ont exercé le pouvoir, la plupart directement, sans se cacher, comme ce fut presque toujours le cas dans les autres civilisations, derrière l'ombre d'un homme. La dernière, la plus proche de nous, fut Benazir Bhutto, deux fois premier ministre, dans un Etat, le Pakistan, connu pour son islamité foncière. Le 16 novembre 1988, elle accédait au pouvoir, après avoir dirigé le Parti du peuple pakistanais dès 1984. Elle fut, il convient de le signaler, la première femme jamais élue démocratiquement à la tête d'un Etat. Il s'est donc trouvé une majorité de musulmans pakistanais pour porter au pouvoir une femme. Comment était-ce possible ? Si l'Islam est la religion oppressive que l'on décrit si complaisamment à l'endroit des femmes, cette élection devient incompréhensible.
Il faut bien qu'on se l'explique, pourtant. Bien que beaucoup, en terres d'islam, continuent à penser qu'un peuple qui confie ses affaires politiques à une femme est un peuple qui se prépare des lendemains qui déchantent, il n'en est pas moins vrai que, dans l'histoire de l'islam, des musulmans, notamment des chefs militaires, ont, à tort ou à raison, passé outre et bravé l'interdit. Beaucoup aussi continuent à prétendre qu'aucune femme n'a jamais bien gouverné les musulmans, ni dirigé les affaires politiques d'un Etat. On devine en filigrane l'arrière-pensée : l'élection de Benazir Bhutto est absurde ; ce serait un non- sens.
Or, l'examen des sources et le recours à l'histoire montrent que dans le monde musulman, des femmes, ne manquant pas de mérite, ont exercé le pouvoir politique. Mieux, les chroniqueurs disent explicitement que leurs sujets ont été, dans l'ensemble, satisfaits de leur modes de gouvernance. Il y eut en effet des reines et des sultanes qui avaient nom Chajarat ad-Dur, la sultane Radia, Taj al-'Alam, La reine 'Urwa, al-Hurra etc. Ce sont des femmes qui ont eu le privilège de se voir attribuer les signes de l'autorité politique en islam, la proclamation du nom du souverain à l'homélie (la Khotba) de la grande prière du vendredi et le pouvoir de battre monnaie. Si les deux critères peuvent être concomitants, ils ne sont pas d'une valeur égale, le prononcé du nom du souverain à la khotba du vendredi l'emporte largement sur l'inscription du nom sur les monnaies. Car le privilège du nom dans la khotba est un critère spécifiquement musulman qui ne se retrouve nulle part ailleurs, alors que la frappe de la monnaie, l'islam la partage avec tant d'autres civilisations. Le souverain, reconnu par la communauté, est celui dont le nom est prononcé à la khotba et nul autre. Il en tire par là même sa légitimité.
Par conséquent, il ne s'agit pas tant de savoir s'il y eut des souveraines en islam, c'est un fait qui s'impose de lui-même, dès que l'on donne congé à l'ignorance que les pays non musulmans se plaisent à cultiver au sujet de l'islam depuis des siècles, mais la vraie question est de savoir comment un tel fait a pu être possible et comment il a pu se répéter dans plusieurs aires géographiques, et surtout dans une culture où la misogynie existe (qu'on veuille bien nous signaler si une seule civilisation, digne de ce nom, a été épargnée par la misogynie) ? Comment ces femmes sont-elles parvenues au pouvoir suprême ? Comment ont-elles réussi à inscrire leur autorité dans la durée ? Quel a été le bilan de leurs règnes ? Ont-elles usé pour gouverner, éliminer leurs rivaux, leurs opposants des mêmes méthodes que les hommes ? Que sont-elles devenues ? Voilà les questions qu'il faut poser et dont la pertinence n'échappe à personne.
Ecartons pour l'instant une idée reçue selon laquelle les femmes musulmanes auraient accédé au pouvoir à une période de déclin de la civilisation et des Etats musulmans. A ce propos, il importe de rappeler qu'à l'âge d'or de l'empire abbasside, sous le grand Harûn al-Rashîd (786-809), sa mère, la fameuse al-Khayzûrâne, a puissamment participé à l'exercice du pouvoir à ses côtés. Al-Khayzûrane a effectivement dirigé l'empire, depuis qu'al-Mahdî, son époux, a été élevé au califat. Elle continua, plus malaisément sous son fils aîné, al-Hâdî, dont elle abrégé les jours, mais, avec éclat, sous le règne de son fils cadet, Harûn. Elle décéda, en 173 de l'Hégire/789 ap. J.-C, trois ans après l'avènement de Harûn. Tabari, rapportant le témoignage d'un homme qui assista aux funérailles de la mère du calife Harûn écrit : «J'ai vu arriver al-Rahshîd ce jour-là, il accompagnait le catafalque de sa mère pieds nus dans la boue jusqu'au cimetière des Qoraishites. Une fois arrivé, il se lava les pieds et accomplit le rite funéraire. Ensuite il descendit dans la tombe pour rendre à sa mère un dernier hommage avant de quitter le cimetière»
Il faut bien qu'on se l'explique, pourtant. Bien que beaucoup, en terres d'islam, continuent à penser qu'un peuple qui confie ses affaires politiques à une femme est un peuple qui se prépare des lendemains qui déchantent, il n'en est pas moins vrai que, dans l'histoire de l'islam, des musulmans, notamment des chefs militaires, ont, à tort ou à raison, passé outre et bravé l'interdit. Beaucoup aussi continuent à prétendre qu'aucune femme n'a jamais bien gouverné les musulmans, ni dirigé les affaires politiques d'un Etat. On devine en filigrane l'arrière-pensée : l'élection de Benazir Bhutto est absurde ; ce serait un non- sens.
Or, l'examen des sources et le recours à l'histoire montrent que dans le monde musulman, des femmes, ne manquant pas de mérite, ont exercé le pouvoir politique. Mieux, les chroniqueurs disent explicitement que leurs sujets ont été, dans l'ensemble, satisfaits de leur modes de gouvernance. Il y eut en effet des reines et des sultanes qui avaient nom Chajarat ad-Dur, la sultane Radia, Taj al-'Alam, La reine 'Urwa, al-Hurra etc. Ce sont des femmes qui ont eu le privilège de se voir attribuer les signes de l'autorité politique en islam, la proclamation du nom du souverain à l'homélie (la Khotba) de la grande prière du vendredi et le pouvoir de battre monnaie. Si les deux critères peuvent être concomitants, ils ne sont pas d'une valeur égale, le prononcé du nom du souverain à la khotba du vendredi l'emporte largement sur l'inscription du nom sur les monnaies. Car le privilège du nom dans la khotba est un critère spécifiquement musulman qui ne se retrouve nulle part ailleurs, alors que la frappe de la monnaie, l'islam la partage avec tant d'autres civilisations. Le souverain, reconnu par la communauté, est celui dont le nom est prononcé à la khotba et nul autre. Il en tire par là même sa légitimité.
Par conséquent, il ne s'agit pas tant de savoir s'il y eut des souveraines en islam, c'est un fait qui s'impose de lui-même, dès que l'on donne congé à l'ignorance que les pays non musulmans se plaisent à cultiver au sujet de l'islam depuis des siècles, mais la vraie question est de savoir comment un tel fait a pu être possible et comment il a pu se répéter dans plusieurs aires géographiques, et surtout dans une culture où la misogynie existe (qu'on veuille bien nous signaler si une seule civilisation, digne de ce nom, a été épargnée par la misogynie) ? Comment ces femmes sont-elles parvenues au pouvoir suprême ? Comment ont-elles réussi à inscrire leur autorité dans la durée ? Quel a été le bilan de leurs règnes ? Ont-elles usé pour gouverner, éliminer leurs rivaux, leurs opposants des mêmes méthodes que les hommes ? Que sont-elles devenues ? Voilà les questions qu'il faut poser et dont la pertinence n'échappe à personne.
Ecartons pour l'instant une idée reçue selon laquelle les femmes musulmanes auraient accédé au pouvoir à une période de déclin de la civilisation et des Etats musulmans. A ce propos, il importe de rappeler qu'à l'âge d'or de l'empire abbasside, sous le grand Harûn al-Rashîd (786-809), sa mère, la fameuse al-Khayzûrâne, a puissamment participé à l'exercice du pouvoir à ses côtés. Al-Khayzûrane a effectivement dirigé l'empire, depuis qu'al-Mahdî, son époux, a été élevé au califat. Elle continua, plus malaisément sous son fils aîné, al-Hâdî, dont elle abrégé les jours, mais, avec éclat, sous le règne de son fils cadet, Harûn. Elle décéda, en 173 de l'Hégire/789 ap. J.-C, trois ans après l'avènement de Harûn. Tabari, rapportant le témoignage d'un homme qui assista aux funérailles de la mère du calife Harûn écrit : «J'ai vu arriver al-Rahshîd ce jour-là, il accompagnait le catafalque de sa mère pieds nus dans la boue jusqu'au cimetière des Qoraishites. Une fois arrivé, il se lava les pieds et accomplit le rite funéraire. Ensuite il descendit dans la tombe pour rendre à sa mère un dernier hommage avant de quitter le cimetière»
Il est d'autres femmes qui ont réellement exercé le pouvoir. Fatima Mernissi, qui leur a consacré un ouvrage «Sultanes oubliées» (Albin Michel), en dénombre une quinzaine. Deux d'entre elles retiennent immédiatement l'attention : il s'agit de deux sultanes turques, Chajarat ad-Dur et Radia, fille du roi Iltumish. Cette dernière s'empara du pouvoir à Delhi, au XIIIe siècle, en 634 H/1236 exactement, elle succéda à son père, le sultan Iltumish, roi de Delhi. L'acte par lequel elle inaugura son court règne fut d'ordonner que les monnaies soient frappées en son nom, avec cette formule : " Pilier des femmes, reine du temps, Sultana Radia bint Chams Ed-dîn Iltumish ". le roi Iltumish s'était hissé de la condition d'esclave à celle de sultan, et cette fulgurante ascension impressionnait dans un pays où la population était partagée entre des castes dans lesquelles les individus étaient enfermés et dont ils ne pouvaient pas s'émanciper pour atteindre une autre condition.
A travers le parcours d'Iltumish, l'islam apparaissait aux Hindous comme une religion qui permettait l'ascension sociale ou qui, en tout cas, n'y faisait pas obstacle. «L'islam apparut comme une religion démocratique, une religion qui brisait les hiérarchies, déstabilisait les maîtres et permettait aux esclaves, s'ils en étaient capables, de prendre la place de ce ux qui les dirigeaient» remarque judicieusement Fatima Mernissi. Et cet ancien esclave qui s'était élevé, à force de courage, de bravoure et de mérite, aux premières places n'avait aucun obstacle, d'ordre psychologique ou social, pour identifier et reconnaître la valeur d'une femme. Bien qu'il eût trois enfants, Iltumish désigna sa fille, Radia, pour lui succéder et c'est ce qui arriva, à son décès, après un règne assez long de 26 ans. La succession n'alla pas sans drame, notamment à cause de l'opposition résolue d'un des fils du sultan défunt, mécontent de la décision de son père. Ce fils s'appelait Rûkn al-Dîn. " Il vouait à Radia et à son demi-frère une haine qui éclatera en plein jour après la mort du père et le poussera à combattre la première et à tuer le second ". A la question qui lui fut posée de savoir pourquoi il désignait une femme, Iltumish avait déclaré, avant sa mort : " Mes fils sont incapables de diriger, et c'est pour cela que moi j'ai décidé que c'est ma fille, Radia, qui doit régner après moi ". Une volonté si explicite du roi n'empêcha nullement qu'à sa mort, Rûkn al-dîn, soutenu par des princes etdes vizirs, n'essaye d'écarter Radia et de confisquer le pouvoir. Le premier acte de Rukn al-Dîn fut de tuer son demi-frère, et, jugeant que cela suffirait à impressionner sa soeur et à lui faire regagner le domaine du harem, s'abstint d'aller plus loin. Or, Radia n'était pas de celles qu'un meurtre pût impressionner. Non seulement l'assassinat de son demi-frère ne la découragea nullement, mais, en plus, elle en appela au peuple pour renverser l'usurpateur. Voilà comment elle s'y prit : le sultan Iltumish avait instauré une tradition dans son royaume. Chaque fois qu'un de ses sujets s'estimait victime d'une injustice ou lésé dans ses intérêts, il devait porter un vêtement de couleur dans une société où les gens étaient ordinairement vêtus de blanc. Lorsque le roi Iltumish donnait audience et voyait l'un de ses sujets portant un habit de couleur, il lui demandait de l'informer de ses doléances, examinait ses plaintes et se chargeait de lui rendre justice. Sa fille, estimant que son pouvoir légitime avait été usurpé par son frère, eut recours à la même technique. Elle décida un vendredi, jour de grande prière, de porter l'habit de couleur, signe qu'une injustice avait été commise à son encontre. Ce jour-là, elle se présenta au peuple assemblé, lui communiqua ses malheurs, lui demanda son soutien pour réparer cette flagrante injustice, venger la mort de son demifrère et mettre fin à la confiscation du pouvoir par un frère qui, en outre, la menaçait de mort. " Mon frère leur dit-elle, a tué son propre frère et menace de me tuer ".
A travers le parcours d'Iltumish, l'islam apparaissait aux Hindous comme une religion qui permettait l'ascension sociale ou qui, en tout cas, n'y faisait pas obstacle. «L'islam apparut comme une religion démocratique, une religion qui brisait les hiérarchies, déstabilisait les maîtres et permettait aux esclaves, s'ils en étaient capables, de prendre la place de ce ux qui les dirigeaient» remarque judicieusement Fatima Mernissi. Et cet ancien esclave qui s'était élevé, à force de courage, de bravoure et de mérite, aux premières places n'avait aucun obstacle, d'ordre psychologique ou social, pour identifier et reconnaître la valeur d'une femme. Bien qu'il eût trois enfants, Iltumish désigna sa fille, Radia, pour lui succéder et c'est ce qui arriva, à son décès, après un règne assez long de 26 ans. La succession n'alla pas sans drame, notamment à cause de l'opposition résolue d'un des fils du sultan défunt, mécontent de la décision de son père. Ce fils s'appelait Rûkn al-Dîn. " Il vouait à Radia et à son demi-frère une haine qui éclatera en plein jour après la mort du père et le poussera à combattre la première et à tuer le second ". A la question qui lui fut posée de savoir pourquoi il désignait une femme, Iltumish avait déclaré, avant sa mort : " Mes fils sont incapables de diriger, et c'est pour cela que moi j'ai décidé que c'est ma fille, Radia, qui doit régner après moi ". Une volonté si explicite du roi n'empêcha nullement qu'à sa mort, Rûkn al-dîn, soutenu par des princes etdes vizirs, n'essaye d'écarter Radia et de confisquer le pouvoir. Le premier acte de Rukn al-Dîn fut de tuer son demi-frère, et, jugeant que cela suffirait à impressionner sa soeur et à lui faire regagner le domaine du harem, s'abstint d'aller plus loin. Or, Radia n'était pas de celles qu'un meurtre pût impressionner. Non seulement l'assassinat de son demi-frère ne la découragea nullement, mais, en plus, elle en appela au peuple pour renverser l'usurpateur. Voilà comment elle s'y prit : le sultan Iltumish avait instauré une tradition dans son royaume. Chaque fois qu'un de ses sujets s'estimait victime d'une injustice ou lésé dans ses intérêts, il devait porter un vêtement de couleur dans une société où les gens étaient ordinairement vêtus de blanc. Lorsque le roi Iltumish donnait audience et voyait l'un de ses sujets portant un habit de couleur, il lui demandait de l'informer de ses doléances, examinait ses plaintes et se chargeait de lui rendre justice. Sa fille, estimant que son pouvoir légitime avait été usurpé par son frère, eut recours à la même technique. Elle décida un vendredi, jour de grande prière, de porter l'habit de couleur, signe qu'une injustice avait été commise à son encontre. Ce jour-là, elle se présenta au peuple assemblé, lui communiqua ses malheurs, lui demanda son soutien pour réparer cette flagrante injustice, venger la mort de son demifrère et mettre fin à la confiscation du pouvoir par un frère qui, en outre, la menaçait de mort. " Mon frère leur dit-elle, a tué son propre frère et menace de me tuer ".
A ces mots, la foule gronda, se porta vers l'usurpateur qui se trouvait dans la mosquée. Les fidèles se saisirent de lui, et le mirent à mort. C'est ainsi que le peuple reconnut la légitimité du pouvoir de Radia. Les historiens ont jugé très positif le court règne de Radia. " Radia s'acquitta très bien de sa tâche. On ne lui reprocha qu'une seule chose, d'être tombée amoureuse de Jamal ad-dîn Yaqût, un esclave éthiopien qui travaillait aux écuries. Cette histoire d'amour allait précipiter sa chute " ( F Mernissi). La deuxième sultane, Chajarat ad-Durr, était d'une grande beauté et elle reçut le don éclatant de l'intelligence politique. Ancienne favorite du sultan ayyoubide, As-Sâlih Ayyûb, elle a régné pendant sept ans, de 1250 à sa mort en 1257. Les historiens lui reconnaissent le mérite d'avoir régné avec sagesse et rendent hommage à sa perspicacité politique. Ils jugèrent qu'elle s'était " égalé aux meilleurs hommes d'Etat ". Pour elle, le sultan ayyoubide a abandonné sa femme et ses enfants et l'a emmenée au Caire, lorsqu'il s'y rendit pour succéder au roi al-Kâmil, en 1238.
Ils auront un fils nommé al-Khalîl, en plus du fils, nommé Turân Shah, qu'a eu le sultan d'un autre lit. C'est l'époque ou le roi de France, saint Louis conduit la septième croisade. Une armée de 25000 soldats dont 7 à 8000 chevaliers attaque l'Egypte. Le fils d'As-Salih, Turân Shah prend le commandement, mais se révèle inapte à bien diriger l'armée. Damiette, en 1249, tombe aux mains des croisés. Alors chez les militaires naît le sentiment que Turan Shah est un incapable. Harcelés par les mameluks, les croisés sont néanmoins contraints de rebrousser chemin, le roi saint Louis et ses proches sont faits prisonniers et ne seront libérés qu'après le paiement d'une forte rançon. C'est donc une victoire pour la dynastie mameluke. Pendant que le sultan est malade, c'est Chajarat ad-Durr qui assure l'intendance au palais et qui gère au quotidien les affaires de l'Etat. Elle s'en acquitte fort bien. Mais les événements se précipitent : le 21 novembre 1249, le sultan meurt. Dans les heures qui suivirent ce décès, le calme de Chajarat ad-Durr et son flegme impressionnèrent favorablement les chefs de l'armée. Pour ne pas affoler les troupes et afin d'éviter les troubles, on décide de dissimuler au peuple et à l'armée la nouvelle de la mort du sultan. Turân Shah, voyant les réserves que sa gouvernance suscitait, se fâcha avec les officiers qui lui retirèrent leur soutien. Le conflit s'envenima et les officiers turcs décidèrent de se débarrasser de lui. Ils l'assassinèrent et portèrent Chajarat ad-Durr au pouvoir suprême. Et, chose extraordinaire en terres d'islam, la Khutba du vendredi fut dite au nom de la souveraine : " Dieu protège la princesse, la reine des musulmans, la servante du khalife al-Mu'tasim " et ces titres furent même inscrits sur les monnaies.
C'est alors qu'elle se saisit du pouvoir quela tragédie s'introduit dans la vie de Chajarat ad-Dur. A Bagdad, le calife al-Mu'tasim refuse de cautionner le pouvoir d'une femme, fût-elle d'exception et en dépit du fait qu'elle se déclare sa vassale. Al-Mu'tassim envoie une missive aux chefs de l'armée égyptienne les sommant de choisir parmi eux un sultan, et leur disant que s'ils sont incapables de trouver un homme pour diriger les affaires de l'Etat, il se chargerait de leur en envoyer un. Les chefs de l'armée décident de déposer Chajarat -ad -Dur et de confier le pouvoir à Al-Mu'izz Aybak al-Turkomânî, l'un des plus puissants chefs de l'armée. A ce moment-là, Chajarat-ad-Dur eut l'idée de séduire le nouvel émir et songea à l'épouser. Elle réussit à en faire son mari. Elle parvint même, chose extraordinaire et unique dans les annales de l'histoire musulmane, à faire en sorte que la Khutba soit dite au nom de son mari et du sien et que la monnaie soit frappée à leurs deux noms. Au reste, aucun document officiel n'émanait du palais qui ne fût signé conjointement par les deux souverains.
La sultane faisait face avec courage à l'adversité,mais c'est une tradition musulmane qui va causer la perte de Chajarat ad-Durr, sa chute et sa mort, la polygamie. Très jalouse, elle avait déjà exigé de son premier mari qu'il divorce d'avec sa femme légitime. Et lorsque son deuxième mari, Mu'izz Aybak al-Turkomani, joignant le geste à la parole, prend une seconde épouse, le sang de Chajarat ad-Durr ne fit qu'un tour. Folle de jalousie, elle fomente son assassinat. C'est dans un hammam, au moment où son mari goûte aux plaisirs du bain et de la relaxation, qu'elle ordonne à ses domestiques de le transpercer de leurs armes. Ce meurtre provoque une grande émotion et jette l'armée dans un grand désarroi. L'armée, divisée entre les partisans de Chajarat ad-Durr et ceux de son mari assassiné, délibère. En fin de compte, Chajarat ad-Dur fut arrêtée, assignée à résidence au Borjd al-ahmar (la citadelle rouge) puis, assassinée.
L'histoire de ces deux femmes d'exception, qui ont été portées au plus haut sommet de l'Etat, est instructive à plus d'un titre. Toutes les deux d'origine turque, elles réussirent à mobiliser autour de leur nom des fidélités et même à susciter des enthousiasmes avant de se voir critiquées, combattues et en fin de compte assassinées. Leur erreur majeure fut d'avoir mêlé le sentiment à la politique. Or les Musulmans, bien avant Machiavel, enseignaient que l'art de la politique, c'est l'art de la ruse. C'est un exercice impitoyable où le cynisme le dispute à une certaine inhumanité.En outre, nombre d'historiens et de théologiens ont émis l'idée que l'accession des femmes au pouvoir dans les pays sous domination musulmane a été le début de l'ère de la décadence. De quoi relancer la controverse !
Benazir Bhutto, lors d'un meeting à Peshawar, le 26 décembre 2007, REUTERS/MIAN KHURSHEED