Les cahiers de l'Islam
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Vendredi 10 Juillet 2020

GAISER Adam R , Shurāt Legends, Ibāḍī Identities. Martyrdom, Asceticism, and the Making of an Early Islamic Community



Après Muslims, Scholars, Soldiers (2010), où il s’attachait principalement à restituer la doctrine ibadite de l’imamat, Adam Gaiser s’engage dans une entreprise ambitieuse et originale avec ce nouvel essai. Il s’agit de déchiffrer l’un des fondements doctrinaux de l’ibadisme et des mouvements dits « kharijites » en s’intéressant à l’idéal de sacrifice (shirā’), qui fit connaître les premiers opposants à ʻAlī et aux Omeyyades sous le nom de shurāt.

Cyrille Aillet
 
Cette recension a déjà fait l'objet d'une publication dans la Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée , 145 | septembre 2019 sous licence Creative Commons (BY NC SA).
 
 

GAISER Adam R , Shurāt Legends, Ibāḍī Identities. Martyrdom, Asceticism, and the Making of an Early Islamic Community
Broché: 277 pages
Editeur :
University of South Carolina Press (30 octobre 2016)
Collection : Studies in Comparative Religion
Langue : Anglais
ISBN-13:
978-1611176766

    Par Cyrille Aillet
 
     Après Muslims, Scholars, Soldiers (2010), où il s’attachait principalement à restituer la doctrine ibadite de l’imamat, Adam Gaiser s’engage dans une entreprise ambitieuse et originale avec ce nouvel essai. Il s’agit de déchiffrer l’un des fondements doctrinaux de l’ibadisme et des mouvements dits « kharijites » en s’intéressant à l’idéal de sacrifice (shirā’), qui fit connaître les premiers opposants à ʻAlī et aux Omeyyades sous le nom de shurāt. Ce fil directeur lui permet d’explorer un corpus idéologique dominé par la valeur cardinale, mais polysémique, de l’ascétisme et de décrypter les strates et les stratégies narratives qui ont composé l’image du groupe. Il s’attaque notamment à la poésie dite « kharijite », qui conte les exploits de ces opposants au premier pouvoir califal, incarnations du rebelle dans la littérature sunnite, du héros tombé sous les coups des « tyrans » dans la tradition ibadite. L’enquête suit une perspective novatrice, inspirée par la méthode comparatiste de Thomas Sizgorich dans son étude sur la violence et le sacré dans l’Antiquité tardive (Violence and belief in Late Antiquity, 2009). L’auteur entend en effet éclairer les liens que cette construction communautaire particulière entretient avec les cultures religieuses du Proche-Orient byzantin et sassanide. Il se livre donc à une histoire croisée et élargie de la figure du martyre et de l’ascète, ce qui contribue naturellement à désenclaver le champ encore trop confiné de l’ibadisme.

      L’introduction commence par clarifier l’usage du terme « kharijite », terme polémique imposé par le camp des vainqueurs et aujourd’hui rejeté par les ibadites qui soulignent leur divergence fondatrice avec les groupes qui, à l’image des Azraqites ou des Najdites, prônaient le combat à outrance contre le pouvoir central et la dissociation radicale (barā’a) vis-à-vis des autres musulmans. Les récits de martyre élaborés en milieu ibadite agglomèrent des matériaux divers, sélectionnés selon lui sur le « marché » de l’offre religieuse concurrentielle qui caractérise le Proche-Orient au temps où l’islam se forme. Le propos n’est pas d’identifier des emprunts textuels précis, une tâche qui semble au demeurant impossible, mais de comparer les stratégies et les « horizons d’attente » des différentes religions qui coexistaient dans la région et de mettre en évidence les strates de récit qui ont façonné la martyrologie ibadite.

      Le premier chapitre dresse un tableau de la situation religieuse du Proche Orient, que d’aucuns pourront trouver un peu trop descriptif. Il en ressort néanmoins que l’histoire des shurāt, mais aussi de l’ibadisme naissant, est intimement liée à Baṣra et Kūfa, deux villes qui baignaient dans un contexte où coexistait une grande variété de courants religieux, différentes églises chrétiennes, des groupes gnostiques, manichéens et des juifs. Les tribus qui allaient adhérer à ce que John Wilkinson appelle le « proto-ibadisme » avaient été en contact étroit avec le christianisme, par l’intermédiaire des Lakhmides de Ḥīra ou des communautés présentes sur les bords du golfe arabo-persique. Or l’ouvrage pose la question des passerelles qui peuvent relier l’idéal tardo-antique du saint martyr au socle des modèles ascétiques développés dans le premier Islam. Les vies des martyrs de l’Empire sassanide tardif n’auraient-elles pas eu une influence sur la conception et la rédaction des vies exemplaires des shurāt, victimes du quatrième calife et des premiers Omeyyades ? L’auteur puise dans un corpus hagiographique tellement divers et foisonnant que l’on perd quelquefois de vue la réponse à cette question précise, mais tout son mérite est de dégager des pistes pour une enquête sur l’usage du récit martyrial dans la définition des frontières de la communauté. Le martyre met en scène une vision idéale du corps ascétique, purifié et sacrificiel et sert à déployer une série d’oppositions fondatrices de la distinction entre le groupe des purs, donc des fidèles, et le groupe des infidèles. Les travaux de l’anthropologue Mary Douglas sur la souillure auraient d’ailleurs pu être convoqués à cette occasion.

     Le recours au thème du martyre dans la biographie du Prophète et dans les récits des conquêtes se prolonge dans la poésie qui commémore la geste épique des shurāt et des kharijites (ch. 2). Peut-être serait-il nécessaire d’examiner plus précisément les modalités d’apparition de cette production littéraire, dont les témoignages se récoltent aussi bien en contexte sunnite que dans la tradition ibadite. Le choix de donner aux catégories de « muḥakkima » et de « shurāt », à la suite de J. Wilkinson, une réalité politique et sociale objective mériterait lui aussi plus de discussion. Néanmoins, le grand apport méthodologique de ce chapitre consiste à souligner le rôle de la poésie – dont A. Gaiser étudie finement les codes et les tropes – comme caisse de résonnance d’un « imaginaire hagiographique » (p. 52), ancré dans un horizon culturel commun tout en servant de lieu de cristallisation d’une mémoire politique alternative. Une mémoire parfois éminemment conflictuelle, puisqu’elle ne renie jamais totalement Ibn Muljam, l’assassin d’Ali, même si Abū Bilāl Mirdās b. Udayya, exécuté par les troupes omeyyades en 681, y devient l’archétype du proto-martyr, ascète dévot poussé au combat et au sacrifice final par l’injustice des tyrans.

     L’enquête sur l’usage, par les groupes en question et leurs héritiers ibadites, du takfīr, qui consiste à ériger une frontière entre fidèles et infidèles, avec toutes les conséquences légales que cela pouvait entraîner, est elle aussi cruciale (ch. 3). Il semble évident que la littérature hérésiographique sunnite a étendu à l’ensemble des « kharijites » les caractéristiques violemment sectaires des Azraqites et des Najdites, pour qui le meurtre (isti‘rāḍ) des autres musulmans était jugé légal. Or la mouvance dont les ibadites sont les héritiers employait la notion de kufr dans un sens polémique assez large, conformément à l’usage coranique et non nécessairement dans une forme d’opposition radicale à la notion de foi (imān). L’ibadisme allait d’ailleurs clarifier cette conception en évoquant le péché commis par les autres musulmans comme une forme d’ingratitude (kufr al-ni‘ma) qui faisait d’eux des « hypocrites » mais ne les excluait cependant pas du rang des croyants (ahl al-qibla).

     Le choix de l’auteur d’enquêter ensuite (ch. 4) sur les réappropriations des récits sur la Muḥakkima et les shurāt dans la littérature ibadite est en revanche un peu déconcertant. Dans la mesure où la mémoire de ces résistances nous est transmise par des réécritures posthumes, qui incluent d’ailleurs la « poésie kharijite », il semblerait plus logique de confronter dès le départ le témoignage des sources ibadites à celui des textes sunnites ou chiites. Il existe entre eux des divergences notables, mais aussi des circulations qui mériteraient d’être relevées. En différenciant ces faisceaux d’information tout en leur appliquant la même grille d’interrogation, l’ouvrage s’expose à d’inévitables répétitions et s’interdit de mettre en parallèle des discours relevant de sphère qui, bien que distinctes, peuvent être contemporaines. L’éclairage apporté sur la genèse de l’historiographie ibadite, sur l’évolution du récit des origines, et sur la différenciation des écoles omanaise et maghrébine n’en est pas moins important. L’ouvrage ouvre aussi la piste d’une enquête, qu’il conviendrait de poursuivre, sur l’évolution de la notion de shirā’ à l’époque des imamats et après leur chute. En Oman, la transformation du groupe des shurāt en une « institution » (p. 149) militaro-politique complémentaire, mais aussi possiblement rivale, de celle de l’imamat continue à constituer une énigme.

      Le dernier chapitre (ch. 5) s’interroge, après les travaux d’Ersilia Francesca, sur l’évolution des logiques de différenciation sectaire dans l’ibadisme, qui aboutissent à la formation du doublet théorique de la walāya et de la barā’a (association/dissociation), puisé dans le lexique coranique.

    Comme le souligne la conclusion, cet essai ouvre à la recherche de nouveaux dossiers, de nouvelles pistes, de nouvelles hypothèses. Il s’agit en effet d’un work in progress, affiché comme tel, qui s’attaque avec fougue à des sources complexes et encore très insuffisamment, voire pas du tout, fréquentées par les historiens. Adam Gaiser démontre une fois de plus tout l’intérêt qu’elles présentent pour l’étude de l’Islam médiéval, oriental comme maghrébin.

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