Date de parution : Juin 2013
Edition : De la Revue des Mondes Musulmans et de la Méditerranée (REMMM) n° 133 aux Presses Universitaires de Provence (PUP)
Auteurs : Ouvrage collectif sous la direction de Fariba Adelkhah
L’enjeu foncier semble bien avoir été au cœur des logiques de la guerre de trente ans qui déchire l’Afghanistan depuis la fin des années 1970, en séquences successives. Sans doute serait-il exagéré de voir dans la terre « la » cause des conflits qui se sont enchaînés. Mais elle en est devenue la rationalité principale, et demeure le premier enjeu de la nouvelle période qui s’ouvre avec le retrait programmé des forces occidentales.
La réforme agraire a été l’un des facteurs déclencheurs de la guerre civile en 1978 et de l’intervention militaire soviétique qui s’en est suivie. La « guerre des commandants » (1992-1996) qui a rapidement succédé au retrait des forces russes s’est accompagnée de stratégies d’accaparement du domaine foncier, notamment dans les villes en pleine expansion démographique et économique, du fait de l’exode rural, du retour des réfugiés, des investissements étrangers et des remises de la diaspora. Par ailleurs, les différentes réformes agraires, les migrations, les déplacements de population ont modifié en profondeur les rapports sociaux et ethniques dans les campagnes, en particulier entre cultivateurs et nomades, et ont rendu encore plus fragile le statut indécis de la propriété dans une société où prévalent le droit coutumier – plutôt que le droit musulman – et les arrangements informels, en l’absence de tout cadastre et titres dignes de ce nom. L’une des ressources de légitimité des talibans, jusqu’à aujourd’hui, tient précisément au fait que leurs tribunaux et leurs arbitrages s’avèrent plus efficaces et moins arbitraires que ceux de l’État, gangrenés par la corruption et soumis à la violence des « commandants » et des notables.
Tributaires de la guerre de trente ans, les conflits fonciers contemporains renvoient aussi à des contentieux remontant à la formation de l’Etat afghan au xixe siècle, en particulier aux déplacements de populations, à l’écrasement de la rébellion des Hazara et à la délivrance de droits de pâturage que le roi Abdurrahman a ordonnés. Mais la question agraire en Afghanistan est tout sauf « traditionnelle ». Elle est le fruit de transformations politiques et de changements sociaux accélérés, dont la guerre a été le véhicule, et qui se traduisent surtout, aujourd’hui, par l’appropriation privée de la terre, jadis indivise, et par son exploitation immobilière dans le cadre de grands projets d’aménagement urbain. Elle signale le processus de centralisation de l’Etat, sous le couvert des conflits qui l’ont ensanglanté, et la naissance d’une classe dominante que ceux-ci ont portée au pouvoir en marginalisant la domination des notables locaux.
Reposant sur des enquêtes de terrain, ce numéro donne à comprendre un Afghanistan moderne dont on parle peu, et qui ne se réduit pas à un simple affrontement entre son occidentalisation et le retour d’un obscurantisme islamique.