Au cours de son histoire et dans la lecture même du Coran, l'Islam impressionne par l'attention qu'il porte au présent. Sollicité par ses désirs, aux prises avec les adversités mais aussi les joies du réel, l'homme n'y est jamais déprécié, ni par la nostalgie d'un passé érigé en âge d'Or, ni par la promesse de quelque lendemain fabuleux. L'attrait de l'Islam réside dans sa modernité de tout temps, de tout lieu ; à ceux qui tendent à confondre modernité et mode passagère, il oppose l'ambition d'une modernité pérenne. En un mot, tout en conférant une haute valeur aux formes les plus nobles de l'imaginaire, il récuse ce que nous appellerions de nos jours la rêverie « passéiste » ou « futuriste ». Il n'est donc pas surprenant qu'en un temps où l'histoire cesse en quelque sorte de se satisfaire d'elle-même, où l'abandon optimiste au fil du devenir s'efface devant la crainte de l'avenir immédiat, l'Islam puisse répondre à beaucoup de nos interrogations, et qu'à ce titre il apparaisse comme singulièrement « actuel ». Considérons d'abord la vision qu'il propose de l'homme et du temps.
Cet article dont nous présentons ici la seconde partie (voir ici la première partie) a été rédigé il y a déjà une trentaine d'années. Il a ceci de particulier d'avoir pour auteur un homme d'état français, Michel Jobert (m.2002), pour qui les hommes et les terre d'Islam n'étaient pas des inconnus. Originaire du Maroc, il y passa sa jeunesse qu'il retrace dans certains de ces ouvrages (cf. La Rivière aux grenades, 1982) .
A un moment où les musulmans français doivent quotidiennement faire face à des propos affligeants et caricaturaux, alternativement tenus par des membres de la classe politique française et des djihadistes dont on ne sait plus très bien lesquels ont la plus grande méconnaissance de l'Islam, ce texte intemporel, vient nous rappeler, en termes simples, les valeurs de l'Islam.
Société
Tout comme l'économique, le domaine social est référé à la notion essentielle de Rahma. Cette fraternité n'est pas une « grâce », mais l'état des rapports humains tel que le suggère une aspiration profonde répondant à la volonté divine.
L'intérêt mutuel, le plaisir d'être ensemble qui inspirent une affectivité et un comportement collectifs sont donc nécessaires au salut. Il y a interdépendance entre accomplissement individuel et collectif. Le culte a d'ailleurs chez le Musulman cette double valeur et tels actes qui sembleraient revêtir un caractère social comme la dîme pour les pauvres ou la défense de la communauté contre les dangers extérieurs ont valeur spirituelle pour les individus. Inversement, des pratiques telles que la prière ou le jeûne, destinées selon toute apparence à éveiller toujours davantage la conscience de chacun, proposent en fait certains rythmes à la collectivité tout entière et par là marquent profondément la culture qui s'y développe.
C'est pourquoi le Musulman redoute toute structure qui refuserait à quiconque la prise de parole et le droit au témoignage. Ainsi la société apparaît comme un ensemble de lieux de concertation au sein desquels les divergences sont les bienvenues, en raison même de l'effort collectif qu'elles exigent pour être surmontées, et qui s'oriente vers l'Ijma (consensus ou unanimité). La vie d'une société n'a de sens que dans cette mesure.
L'aboutissement à l'Ijma reste cependant aléatoire et, comme il se fait le plus souvent attendre, chacun pourrait être tenté d'agir selon sa propre conscience, voire ses pulsions primaires. La vie sociale deviendrait dès lors juxtaposition incohérente de situations de fait. Il y aurait Fitna ou désordre social. Or, comme le dit un verset : « La Fitna est pire que le meurtre. » La nécessité apparaît donc pour les croyants d'accepter certaines formes d'autorité et d'arbitrage.
Dès lors que le dialogue serait rompu entre pouvoir et administrés, le devoir d'obéissance se trouverait levé et il leur reviendrait de transformer les institutions. De fait, celles-ci ne comportent en droit musulman aucune autorité intangible ni divine, même en matière spirituelle. La société musulmane ne saurait, sans faillir aux préceptes dont elle se réclame, devenir une théocratie, bien qu'on puisse assurément la qualifier de « théocentrée ».
L'application de la loi intangible ou Charia à la vie des communautés restant oeuvre humaine, le danger apparaît d'un abandon de tout pouvoir judiciaire et même législatif aux seuls spécialistes. De ce fait, dans beaucoup de pays musulmans, la technocratie des érudits n'a eu pour contrepoids que l'arbitraire — parfois bien inspiré — des puissants de l'heure, ou les colères d'un peuple enflammé par les sermonnaires de rues. Tel n'est pas l'idéal de la société islamique où chacun devrait être apte de par ses connaissances à participer, fût-ce modestement, à l'Ijtihad et où l'autorité des juristes ne peut être consacrée que par leur dialogue permanent avec les autres croyants de toutes sortes.
L'idéal social musulman semble bien celui d'une « société ouverte» où, sans être entièrement proscrites, les inégalités devraient s'effacer grâce à l'accès de tous au même niveau de culture, le plus élevé possible, grâce aussi à des institutions permettant aux décisions d'intérêt public d'être prises avec l'assentiment et la participation du peuple.
L'lslam dans le monde moderne
Une économie où les effets de l'expansion seraient contrôlés par ses agents et rapportés aux finalités de la Révélation, une société de dialogue (nous dirions aujourd'hui de « convivialité »), une conception du temps récusant les schémas linéaires simplistes, autant d'éléments significatifs de la surprenante modernité de l'Islam.
Cependant, les Musulmans sincères et conséquents ne songent nullement à suggérer que « le temps de l'Islam pourrait être venu » ou que leur religion se réduirait à l'une des innombrables « troisièmes voies » possibles après l'échec relatif des modèles libéraux ou collectivistes de développement. L'Islam ne saurait se dire, en effet, « de notre temps » plus que d'aucun autre. Il se trouve cependant que, sous l'effet d'un ensemble complexe de circonstances, son aptitude à fleurir dans le monde actuel retient le regard. On comprend, dès lors, que les Musulmans s'efforcent de faire connaître l'actualité de leur religion et des institutions qui s'en inspirent.
La modernité de l'Islam est confirmée d'ailleurs par sa remarquable vitalité, par sa « seconde expansion » commencée précisément à l'aube de ce que les historiens nomment « les temps modernes ».
Certes le spirituel et le technique ne sont guère des grandeurs comparables. Se risquer à définir les caractéristiques de l'un par des métaphores empruntées à l'autre expose à l'inconvenance et à l'incohérence. Cependant l'observateur européen, épris de réussite industrielle et commerciale, est frappé par l'aptitude de l'Islam à répondre aux attentes les plus diverses.
Répondre aux défis de la diversité est conforme à l'esprit du Coran. Ne dit-il pas : « Nous vous avons constitués en peuples et tribus pour que vous vous connaissiez et le plus aimé de Dieu sera le plus pieux d'entre vous » ? Il ne s'agit donc pas de transcender les faits historiques, sociaux et culturels en les ignorant et en cherchant le salut dans un détachement hypothétique, mais bien d'éprouver la vertu d'une foi dans toutes les situations créées par l'histoire, la politique, la géographie. Séduisante sous forme de discours, cette règle devient impressionnante quand on en considère les applications pratiques.
Que voyons-nous en effet hors de la partie la plus connue et aussi peut-être la plus homogène du monde musulman, je veux dire l'ensemble Maghreb - Proche-Orient, qu'on nomme parfois la « nation arabe », où l'Islam a trouvé sa « première expansion » ?
Hors de ce « berceau » nous sommes tout d'abord frappés par une étendue qui donne à réfléchir, allant de l'Afrique sud-saharienne au sous-continent indien [1]. En Insulinde des millions de croyants répartis entre l'Indonésie, la Malaisie, les Philippines, nous trouvons un centre de gravité islamique, souvent oublié, et cependant révélateur de la capacité de l'Islam à s'exporter en ces régions dès le xive siècle. Plus au nord-est, ce sont, dans une manière de silence et de captivité, les communautés musulmanes de Chine, d'Indochine et de Mongolie et celles d'Union soviétique, où des millions de croyants conservent leur cohésion grâce à un étonnant alliage d'opiniâtreté et de souplesse. Il ne faut pas oublier enfin les Musulmans du monde occidental, le phénomène étrange et symptomatique des Black Muslims, et, bien plus proches, nous côtoyant sans que nous le percevions, les quelque 30 000 Musulmans de souche européenne vivant en France.
L'histoire de ces communautés répandues sur cinq continents présente un trait commun. Toutes ont oscillé entre deux grandes tentations que, par simplification, on pourrait nommer celle d'Akbar et celle d'Aurengzeb, ces deux « grands moghols » portés l'un à l'alliance des religions et des cultures, voire au syncrétisme, l'autre à la rigueur dans le respect des textes et des règles de vie, à la défense de l'intégrité islamique sous la forme du Djihad. En Afrique occidentale par exemple, les marabouts « Torodbé » faisant rayonner un Islam conciliateur, humaniste, respectueux des différences, ont une possibilité de lien avec les fondateurs d'Empire au messianisme rigoriste comme Osman Dan Fodio ou Hadj Omar. En Chine, l'Islam, modeste, secourable, des « Hueï » paraît trancher avec les grandes révoltes musulmanes du siècle passé ou du début du nôtre et les essais de création d'Etats islamiques au Sin Kiang. Partout, le mouvement de balance entre l'adaptation — au risque de dissolution — et l'affirmation vigoureuse des vérités qu'on porte, a témoigné d'une inlassable recherche de l'authentique, de l'humain, du cohérent, à travers des épreuves, des aberrations, des violences parfois.
Cette caractéristique générale ne saurait cependant masquer l'extrême diversité des cas représentés dans l'ensemble de ces communautés. Sans aller jusqu'à parler ď « Islam noir », ď'« Islam malais » et encore moins ď'« Islam communiste », nous devons constater que les Musulmans, sans renoncer aucunement à ce qui les unit à la grande Umma, témoignent d'un remarquable esprit de compréhension des communautés différentes très intime à elles.
En Afrique, comme en Malaisie, les Musulmans mesurent la force des cultures locales inspirées par ce que nous nommons animisme et, d'instinct, paraissent tirer profit des sagesses inspirées par ces vieilles croyances même s'il leur arrive d'entrer en conflit avec leurs voisins.
En Inde, les Musulmans baignent dans l'extraordinaire richesse spirituelle de la Dharma. Cela, ils ne peuvent guère l'ignorer lorsqu'ils sont partie intégrante de la société indienne. S'ils sont fiers d'appartenir à une communauté universelle puisant ses inspirations fondamentales hors des limites du sous-continent, ils savent tout l'enrichissement qu'ils peuvent apporter à l'Islam en leur qualité d'Indiens, c'est-à-dire d'hommes issus d'une civilisation aux ambitions les plus hautes.
Quant aux Musulmans d'Union soviétique, de Chine, de Mongolie, ils sont aux prises avec la forme de foi officielle, la plus antinomique de la leur : l'athéisme et le matérialisme historique. Ayant au fil des années mesuré l'égal danger de la révolte, de la soumission intellectuelle, du refuge dans le silence absolu de la restriction mentale, ils poursuivent discrètement une longue méditation dont les fruits n'apparaissent pas encore mais qui pourrait être quelque jour d'un apport irremplaçable pour la pensée contemporaine. On est tenté de croire que parmi eux se trouveront des hommes capables de répondre aux interrogations les plus douloureuses qui se posent au monde contemporain avec une acuité insoutenable partout où le conflit Est-Ouest prend une forme violente comme dans le malheureux Afghanistan où l'Islam est martyrisé.
C'est donc bien d'espoir qu'il s'agit quand on considère la situation de l'Islam dans le monde actuel, espoir en un surcroît d'humanité, en un apaisement des conflits entre les contraires, espoir de plus de considération entre les peuples et les civilisations. On comprend que pour ces raisons mêmes l'Islam ait tant de prestige auprès des populations les plus démunies d'espoir, celles du Tiers Monde et de ce qu'on nomme, depuis peu, le Quart Monde.
Dans cette conjoncture, l'Islam ne peut trouver encore sa pleine expression. Ses fidèles ont tout d'abord à lutter, et le font parfois avec quelque vivacité, contre l'image que leur renvoie d'eux-mêmes le regard occidental. Taxé ď « irrationalité », ď « obscurantisme », de « cruauté », l'Islam a tôt fait d'être présenté, et souvent dans l'implicite de notre langage, comme « survivance étrange » ou « attitude révolue ». L'abrupte faille séparant cette vision de celle que suggèrent aux Musulmans la subtilité, l'humanité de leur foi peut les porter parfois à la colère. Colère d'abord contre eux-mêmes, qui s'accusent d'avoir trahi l'Islam véritable et de s'être montrés incapables d'assumer la mission humaine dont celui-ci les investissait ; colère aussi contre l'autre qui condamne, récuse, réfute sans comprendre.
En fait, cette colère trop souvent désignée comme la caractéristique principale du monde musulman contemporain n'a rien d'islamique. Loin de ses manifestations souvent spectaculaires, il nous faut mesurer aussi l'application et l'opiniâtreté dont font preuve nombre de Musulmans pour tenter de révéler la modernité de l'Islam. On en a comme exemple, parmi beaucoup d'autres, l'expérience patiemment poursuivie par les Banques islamiques pour la mise en oeuvre d'une conception du crédit, moins inflationniste et mieux contrôlée, par application réfléchie des préceptes coraniques.
La persévérance silencieuse et modeste est d'ailleurs une qualité que plus d'un passage du Coran recommande aux fidèles. Il faut cependant convenir qu'il est difficile aux Musulmans d'aujourd'hui de pratiquer de telles vertus. De même faut-il comprendre le désarroi des populations musulmanes face aux problèmes généraux du Tiers Monde.
Le moindre n'est pas celui de son identité. L'impossibilité pour les hommes du Tiers Monde de se désigner une place dans une société qu'ils reconnaîtraient pour leur est la source des douleurs les plus graves de notre époque. Elle a tous les effets dévastateurs que l'on devine : déséquilibres démographiques, « fuite des cerveaux », angoisses collectives. De ce malaise d'ailleurs, les peuples des pays industrialisés ne sont pas exempts et il se dessine ainsi, comme beaucoup de penseurs l'ont répété, une crise profonde dont l'origine serait bien plus culturelle qu'économique. Les Musulmans, eux aussi, connaissent ce désarroi.
Il est compréhensible que leur recours à l'Islam, non seulement en tant que foi mais en tant que fondement d'une vie sociale cohérente, d'une « manière d'être » qui a été et reste la leur, soit affirmé, proclamé chez eux sur le ton à la fois de la colère et de l'appel au secours. Si l'Islam peut apparaître aux penseurs comme une religion moderne, il est aussi pour de nombreux peuples menacés de désarroi une « planche de salut culturel ». Cette situation explique bien des comportements.
L'Islam cependant apporte un recours encore plus radical que celui d'une culture retrouvée. Le caractère transcendant et universel des vérités qu'il proclame, l'appel qu'il adresse à ce qui dans l'homme préexiste à l'identité même, lui permet d'être un refuge pour tous ceux qui en viendraient à douter de ce qu'ils valent, de ce qu'ils veulent, de ce qu'ils sont. « Dis : Je cherche mon refuge contre la méchanceté des hommes auprès du Dieu des hommes, roi des hommes. » Dès lors l'Islam apparaît de nos jours comme lueur de cohérence, là où les cultures s'entrechoquent et dans le « social ».
Est-ce à dire que le monde musulman, en dépit de l'immense trésor de sagesse, de foi, d'humanisme qu'il recèle, est condamné aux soubresauts de la xénophobie et du rigorisme absolu ? Ce n'est pas dans la nature de l'Islam ni d'ailleurs dans celle d'aucune religion révélée. La religion et l'Islam en particulier entraînent la foi en accédant au désir le plus mystérieux de l'homme, ce que les Musulmans appellent I'djaz c'est-à-dire l'émerveillement devant la vérité à la fois révélée et retrouvée.
Ce fondamental, antérieur aux spécificités et aux constructions de la culture, est précisément l'universel, lieu de réconciliation où l'espèce humaine forme un tout par-delà ses diversités. Un vrai retour aux sources religieuses, s'il est poursuivi avec constance, ne peut qu'amener à la réhabilitation des valeurs de tolérance, d'humanité, de raison. Ce retour ne va pas sans crispations, conflits, ni traverses. Il faut cependant faire confiance aux Musulmans dans leur effort difficile d'expression du message, aussi « moderne » que « fondamental », dont ils sont porteurs et qui ne peut laisser indifférents leurs contemporains, quels qu'ils soient.
Michel Jobert
Ecrivain et homme politique français, ministre d'Etat.
Jobert Michel. L'Islam et sa modernité. In: Tiers-Monde, tome 23, n°92, 1982. L'Islam et son actualité pour le Tiers Monde. pp. 773-784. Texte sous licence creative commons BY NC ND
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[1] Voir, en Introduction de l'ouvrage, l'importance numérique. (N.d.l.R.)
[1] Voir, en Introduction de l'ouvrage, l'importance numérique. (N.d.l.R.)
Source inconnue