Lecture par Yoann Colin (diplômé en philosophie et en théologie, actuellement professeur en lycée). Une publication sur les Cahiers de l'islam en partenariat avec « le quotidien des livres et des idées ».
Dans cet ensemble d’entretiens que Mohammed Arkoun a donnés peu avant sa mort et qu’il n’a pu que partiellement relire, se dessine le portrait d’un intellectuel lucide, érudit et profond. L’ouvrage commence par des propos autobiographiques simples qui apportent un éclairage sur ce que sera le cheminement de pensée de Mohammed Arkoun. On lira avec un intérêt particulier sa prise de conscience de la situation coloniale, son analyse de la particularité de la Kabylie dans le processus d’indépendance de l’Algérie, et sa rencontre avec la langue arabe ou avec le christianisme.
Le dialogue se poursuit autour de questions plus théoriques, à la fois sur la formation intellectuelle de M. Arkoun et sur ceux qui ont influencé ou structuré sa méthode d’étude : Greimas, Ricœur, Braudel, Lévi-Strauss et en particulier Foucault, auquel il reprend, en marquant ses distances avec son sens initial foucaldien, la notion d’ Epistémè . Il se montre également nuancé et distant avec les analyses que développe E. Saïd dans L’Orientalisme, auquel il reproche de ne pas voir les apports réels des "orientalistes" en termes d’établissement du texte coranique et autres documents importants pour la révélation islamique.
Le cœur du livre est cependant composé d’une reprise des principaux problèmes auquel l’auteur a consacré ses réflexions. L’un des principaux est celui du rapport entre les facultés humaines, raison et imagination, dans les civilisations en fonction des époques – et les problèmes de méthode qui y sont associés. Un exemple de cette perte d’influence du rôle de la raison en Islam, que l’auteur explique par différents processus historiques qui ont façonné progressivement le devenir du droit en Islam, est l’ "affaissement de la pensée" qui interdit toute théologie indépendante. Un autre exemple serait le "merveilleux" qui sert de cadre à la croyance, véritable "produit social" agissant dans le temps.
Ce "merveilleux", explique Arkoun, accompagne la croyance soutenue par des figures. Par figure l’auteur entend le prophète de l’Islam, par opposition à l’homme Muhammad qui a vécu à la Mecque et Médine, ou Jésus le Christ, objet de foi, par opposition à Jésus de Nazareth, l’homme de l’histoire. Ce merveilleux accompagne tout le Coran et se double d’une formidable puissance évocatrice, celle de ses versets. Et c’est de tout cet accompagnement, nécessaire à la croyance, que doit se débarrasser l’historien ou l’intellectuel qui veut adopter une attitude critique et en accord avec la raison. Ces exemples – et d’autres – invitent à penser ce que M. Arkoun appelle une "critique de la raison islamique". Quel sens donner à cette expression ? C’est, dit l’auteur : "la critique des manifestations de rationalité dans des sociétés soumises à ou commandées par l’Islam, conditionnées par lui à des étapes culturelles et linguistiques différentes de son histoire. (…)Pour le Coran, je distingue ainsi entre la parole prophétique, que je ne dénie pas mais qui est devenue inatteignable, et le "discours coranique", qui est le texte coranique, avec sa forme d’énonciation, sa composition, sa structure, toutes les croyances qui le soutiennent et qu’il faut déconstruire" (p. 120).
Le Combat Arkounien...
Dans les dérives que veut combattre M. Arkoun se trouve celle qui efface insensiblement la présence d’ "Allah" dans le discours et comme valeur ou comme référence, au profit de "l’islam". Or, autant est clair ce que le Coran dit d’Allah, de ce qu’il est et de ce qu’il fait, autant ce qu’est l’Islam, ou ce qu’il doit ou devrait être est loin d’être évident. Sur le mot Allah, une étude du texte coranique peut nous renseigner, sur ce qu’est l’Islam n’importe qui peut parler ou s’en prétendre le spécialiste. Dès lors un fossé se creuse entre d’un côté, la parole de Dieu, contenue dans le Coran, mais à laquelle peu de personnes ont accès, et de l’autre, l’Islam, qui est une construction humaine postérieure à la révélation faite à Muhammad et différente de la parole littérale de Dieu.
Or aujourd’hui, c’est d’Islam que parlent les musulmans, cette construction historique humaine contingente , en la posant comme cet absolu que seul pourrait revendiquer d’être Allah, tel qu’il est dans le Coran : actant et acteur, législateur suprême. Et cette voix de l’Islam serait, actuellement, pour l’auteur, la chaîne Al Jazeera, qui pourrait être le porte-parole de l’Islam. Se prévalant de représenter "l’opinion dominante dans l’Islam", une telle chaîne et son influence laissent peu de place, peu de champ libre à ceux qui voudraient nuancer ou critiquer une des positions qu’elle défend. Le problème serait ainsi que ce n’est plus la voix d’Allah qui guiderait les musulmans, voix qui, si on l’étudie dans le Coran nécessite interprétation et réflexion, mesure et nuance, mais celle de l’entité Islam, résultat d’une série de contingences historiques, et qui résonne sans être contestée sur Al Jazeera, comme si cette dernière était la garante de l’orthodoxie musulmane. L’orthodoxie musulmane se veut d’ailleurs garantie également par les Etats. Et Mohammed Arkoun rappelle comment cette fusion du religieux et du politique s’est historiquement produite. Ce rappel n’est pas gratuit : il invite à lire cette collusion du politique et du religieux non pas comme une situation essentielle et nécessaire de l’Islam, mais comme un résultat contingent. Un effort pour reprendre l’argumentation visant à désolidariser ces deux instances, comme c’était encore le cas au IXe siècle irait certainement dans le sens d’une plus grande liberté d’interprétation et de réflexion en Islam.
Enfin, Mohammed Arkoun propose une distinction entre foi et croyance dans l’Islam en distinguant entre la foi, vivante, personnelle qui anime le sujet et qui peut être remise en cause, interrogée, voire perdue. Cette foi peut se recevoir et se transmettre, mais suppose de la part du sujet une appropriation qui la rende sienne et la garde vivante. En revanche, la croyance est reçue passivement, elle est variable selon les époques, et ne recouvre que de façon superficielle la foi authentique. Les hypocrites, contre lesquels met en garde le Coran, ont des croyances mais pas de foi sincère. La croyance peut singer la foi, mais n’a aucune intériorité.
Elle est machinale, mécanique, purement extérieure ou formelle. Arkoun définit alors les "gardiens de la foi" comme "gardiens de la croyance" en expliquant qu’ils se contentent de veiller à une orthodoxie de surface (puisque la rectitude de la foi ne peut pas être sondée), en imposant des dogmes et des pratiques et en rejetant, avant même toute réflexion ou analyse, tout ce qui serait moderne ou nouveau, au titre de "déviation, [de] modification inacceptable de ce qui a été fixé une fois pour toutes dans le passé" (p. 204). Ces gardiens suspendent toute possibilité d’interpréter différemment ce qui a déjà été une fois interprété, cette première interprétation ayant nécessairement été la bonne. Pour ouvrir l’Islam à la rationalité et à la modernité, sans porter atteinte à la foi qui le fonde, il faudrait œuvrer à une relecture de certaines croyances, au sens qu’Arkoun donne à ce terme.
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En partenariat avec : http://www.nonfiction.fr
Or aujourd’hui, c’est d’Islam que parlent les musulmans, cette construction historique humaine contingente , en la posant comme cet absolu que seul pourrait revendiquer d’être Allah, tel qu’il est dans le Coran : actant et acteur, législateur suprême. Et cette voix de l’Islam serait, actuellement, pour l’auteur, la chaîne Al Jazeera, qui pourrait être le porte-parole de l’Islam. Se prévalant de représenter "l’opinion dominante dans l’Islam", une telle chaîne et son influence laissent peu de place, peu de champ libre à ceux qui voudraient nuancer ou critiquer une des positions qu’elle défend. Le problème serait ainsi que ce n’est plus la voix d’Allah qui guiderait les musulmans, voix qui, si on l’étudie dans le Coran nécessite interprétation et réflexion, mesure et nuance, mais celle de l’entité Islam, résultat d’une série de contingences historiques, et qui résonne sans être contestée sur Al Jazeera, comme si cette dernière était la garante de l’orthodoxie musulmane. L’orthodoxie musulmane se veut d’ailleurs garantie également par les Etats. Et Mohammed Arkoun rappelle comment cette fusion du religieux et du politique s’est historiquement produite. Ce rappel n’est pas gratuit : il invite à lire cette collusion du politique et du religieux non pas comme une situation essentielle et nécessaire de l’Islam, mais comme un résultat contingent. Un effort pour reprendre l’argumentation visant à désolidariser ces deux instances, comme c’était encore le cas au IXe siècle irait certainement dans le sens d’une plus grande liberté d’interprétation et de réflexion en Islam.
Enfin, Mohammed Arkoun propose une distinction entre foi et croyance dans l’Islam en distinguant entre la foi, vivante, personnelle qui anime le sujet et qui peut être remise en cause, interrogée, voire perdue. Cette foi peut se recevoir et se transmettre, mais suppose de la part du sujet une appropriation qui la rende sienne et la garde vivante. En revanche, la croyance est reçue passivement, elle est variable selon les époques, et ne recouvre que de façon superficielle la foi authentique. Les hypocrites, contre lesquels met en garde le Coran, ont des croyances mais pas de foi sincère. La croyance peut singer la foi, mais n’a aucune intériorité.
Elle est machinale, mécanique, purement extérieure ou formelle. Arkoun définit alors les "gardiens de la foi" comme "gardiens de la croyance" en expliquant qu’ils se contentent de veiller à une orthodoxie de surface (puisque la rectitude de la foi ne peut pas être sondée), en imposant des dogmes et des pratiques et en rejetant, avant même toute réflexion ou analyse, tout ce qui serait moderne ou nouveau, au titre de "déviation, [de] modification inacceptable de ce qui a été fixé une fois pour toutes dans le passé" (p. 204). Ces gardiens suspendent toute possibilité d’interpréter différemment ce qui a déjà été une fois interprété, cette première interprétation ayant nécessairement été la bonne. Pour ouvrir l’Islam à la rationalité et à la modernité, sans porter atteinte à la foi qui le fonde, il faudrait œuvrer à une relecture de certaines croyances, au sens qu’Arkoun donne à ce terme.
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