Cet article expose la position de l'homme politique et mystique algérien l'Émir Abdelkader al-Djazaïri face à la liberté. Et il le fait à partir du mouvement de va-et-vient qui s'établit dans le Kitâb al-mawaqif ou Le Livre des Haltes entre les poèmes du début du livre et les textes théoriques qui suivent. On voit alors que la position de l'Émir s'établit à partir de la discussion de six attitudes doctrinales, celles des Mutazilites, des jabrites, des Qadarites, des Maturidites, des défenseurs du Kasb et des propositions de Juwayni. Tous leurs théoriciens posent la question de la liberté en opposant l'homme à Dieu. L'Émir propose une solution qui fait de l'homme et de Dieu deux faces d'une même réalité. Plus «je» comprends que «je» suis soumis à Dieu, plus «je» comprends que «je» suis libre. Mais c'est alors la notion même de «je » qui disparaît.
Souheil Dib Mohammed
Ce texte a déjà fait l'objet d'une publication dans Horizons Maghrébins - Le droit à la mémoire, N°51, 2004 sous licence Creative Commons (BY NC SA).
Mohammed Souheil Dib Né en 1944, en Algérie, est diplômé de Lettres et de Philosophie de l'Université d'Alger; à ses préoccupations littéraires s'ajoutent des investigations en matière d'Anthropologie culturelle, notamment dans le patrimoine poétique populaire. Collaborateur de diverses revues, auteur de plusieurs essais et romans, il enseigne à l'Université algérienne.
Parmi ses publications:
- Anthologie de la poésie populaire algérienne , L'Harmattan, Paris, 1987. Essai de la collection «Critique littéraire».
- La quête et l'offrande . Roman publié en supplément au numéro 56-60 de la revue Algérie littérature/Action, 2002, 158 p.
Parmi ses publications:
- Anthologie de la poésie populaire algérienne , L'Harmattan, Paris, 1987. Essai de la collection «Critique littéraire».
- La quête et l'offrande . Roman publié en supplément au numéro 56-60 de la revue Algérie littérature/Action, 2002, 158 p.
Par Souheil Dib Mohammed
Dix-neuf poèmes inaugurent le Kitâb al-mawaqif ou Le Livre des Haltes, ouvrage imposant de l'Émir Abdelkader, qui établit, à travers les trois cent soixante-douze Haltes qu'il contient et dont chacune peut être considérée dans son unité thématique, les repères de sa doctrine. Indiquons que cette étude succincte s'appuie surtout sur cette œuvre poétique.
On est en droit de penser au départ que les poèmes entretiennent une progression thématique qui correspond à celle des textes en prose des mawaqif, mais il n'en est rien car les retours à ces derniers qu'exige le commentaire des premiers sont disséminés en étoiles dans tout le corps du Kitâb.
Autre particularité du poème : son espace relativement restreint condense souvent une multiplicité de sous-segments thématiques dont seule la mise en interface avec les textes en prose du kitâb rend possible la lisibilité pour le non initié. Une lecture en deux temps - poème inaugural du kitâb et prose intérieure des Haltes - est exigée par la nature même du langage mystique dont on sait qu'il implique un rite d'initiation.
Le poème inaugure, certes, le Livre, mais la saisie du sens est conditionnée par la perception rétroactive du mawqif qui lui correspond.
Plus encore, le poème apparaît très souvent comme lieu d'intersection de plusieurs Haltes, mais comme il ne peut les reprendre en périphrases étendues - ce qui est le propre du mawqif- il renvoie plus ou moins à des matrices qui sont actualisées extérieurement à lui.
Pour sauvegarder la lisibilité du poème, il est indispensable de tenir compte de cette donnée, objectivement absente du texte, mais virtuellement présente dans la structure globale du sens. Ce jeu de présence virtuelle/d'absence objective d'un ensemble de données posées de manière interdépendante dans le croisement thématique installe le poème, à la différence du mawqif qui lui correspond, comme « un système de sens », une échappée vers l'ouvert, seul espace susceptible de suggérer à défaut de dire. D'ailleurs, comment dire l'indicible?
Le poème ne reprend qu'exceptionnellement le verset coranique ou le hadith qui déclenche le mawqif. Mais il est quasi impossible d'en faire l'économie pour cette simple raison qu'il fournit l'hypogramme au poème. Ce dernier n'apparaît alors que comme une unité de signifiance qui renvoie au mawqif préexistant, à son prétexte coranique ou son hadith. Dans cette optique, nous nous autorisons à penser que la rédaction des poèmes est postérieure à celle des mawaqif puisque leurs hypogrammes dans leurs intersections thématiques touchent aussi bien les premières Haltes que les dernières.
On est en droit de penser au départ que les poèmes entretiennent une progression thématique qui correspond à celle des textes en prose des mawaqif, mais il n'en est rien car les retours à ces derniers qu'exige le commentaire des premiers sont disséminés en étoiles dans tout le corps du Kitâb.
Autre particularité du poème : son espace relativement restreint condense souvent une multiplicité de sous-segments thématiques dont seule la mise en interface avec les textes en prose du kitâb rend possible la lisibilité pour le non initié. Une lecture en deux temps - poème inaugural du kitâb et prose intérieure des Haltes - est exigée par la nature même du langage mystique dont on sait qu'il implique un rite d'initiation.
Le poème inaugure, certes, le Livre, mais la saisie du sens est conditionnée par la perception rétroactive du mawqif qui lui correspond.
Plus encore, le poème apparaît très souvent comme lieu d'intersection de plusieurs Haltes, mais comme il ne peut les reprendre en périphrases étendues - ce qui est le propre du mawqif- il renvoie plus ou moins à des matrices qui sont actualisées extérieurement à lui.
Pour sauvegarder la lisibilité du poème, il est indispensable de tenir compte de cette donnée, objectivement absente du texte, mais virtuellement présente dans la structure globale du sens. Ce jeu de présence virtuelle/d'absence objective d'un ensemble de données posées de manière interdépendante dans le croisement thématique installe le poème, à la différence du mawqif qui lui correspond, comme « un système de sens », une échappée vers l'ouvert, seul espace susceptible de suggérer à défaut de dire. D'ailleurs, comment dire l'indicible?
Le poème ne reprend qu'exceptionnellement le verset coranique ou le hadith qui déclenche le mawqif. Mais il est quasi impossible d'en faire l'économie pour cette simple raison qu'il fournit l'hypogramme au poème. Ce dernier n'apparaît alors que comme une unité de signifiance qui renvoie au mawqif préexistant, à son prétexte coranique ou son hadith. Dans cette optique, nous nous autorisons à penser que la rédaction des poèmes est postérieure à celle des mawaqif puisque leurs hypogrammes dans leurs intersections thématiques touchent aussi bien les premières Haltes que les dernières.
Précisons dès à présent que poèmes ou textes en prose des Haltes apparaissent comme des dérivations d'une matrice thématique que l'Émir Abdelkader résume dans le mawqif 287 en écrivant que Dieu « est la réalité de toute chose sous le rapport de l'essence [1] ».
Ce principe général ne manquera pas, bien évidemment, d'intervenir dans la position de l'Émir quant aux différentes questions qu'il aura à traiter: notamment celle de la liberté et de la responsabilité de l'homme, du libre-arbitre, etc.
Faisons remarquer d'abord que de solides analyses (cf. les travaux de M. Chodkiewicz) ont montré l'ascendant d'Ibn Arabî sur les visions de l'auteur des Mawâqif. Ce qu'il y a de certain, il faut le souligner, c'est le fait que les nombreuses références à Ibn Arabî n'acculent pas l'Émir à déserter ses propres dons. Le cheikh al-Akbar le nourrit certes, comme l'ont relevé beaucoup d'analystes, mais ne manque pas d'exciter sa faim d'où surgit une nouvelle force qui libère ses aptitudes particulières.
Par ailleurs, il est également possible de relever que cette question de contrainte ou de liberté figure dans la problématique générale traditionnellement traitée par les tenants de l'école rationaliste algérienne, principalement tlemcénienne, à travers, par exemple l'œuvre de Sanoussi [2].
Ce problème a été déjà posé du temps du Prophète qui blâmait ceux qu'on appelait «Qadarites» (de la notion de Qadar : destin ou fatum), parce qu'ils faisaient de Dieu l'auteur de leurs fautes. Notons aussi que le terme de «Qadarite», les partisans du libre-arbitre l'appliquaient aux «Jabrites», aux adeptes de la prédestination. De son côté, Sanoussi, assimile les Mutazilites aux partisans du libre-arbitre, par opposition aux «Jabrites [3] ».
Pour l'Émir, les prédispositions, qui sont propres à chacune des créatures dans son acte d'adoration, expliquent, d'une certaine manière, l'existence, à l'intérieur de la communauté muhammadienne, des nombreuses sectes. Au-delà de leurs attitudes particulières, elles partagent un fond commun sur l'essentiel. Et c'est ce qui est avancé dans le verset coranique : « Où que vous vous tourniez, là est la Face d'Allah » (2-116).
L'Émir Abdelkader définira sa position vis-à-vis de six attitudes doctrinales : les Mutazilites, les jabrites, les Qadarites, les Maturidites, les défenseurs du Kasb et les propositions de Juwayni. Le disciple d'Ibn Arabî commence par préciser son attitude vis-à-vis de la doctrine mutazilite. Rappelons que celle-ci, d'une grande richesse, a élaboré, pour répondre à une exigence de la question portant sur la justice divine - al-'adl -, les notions de responsabilité et de liberté humaine. Elle considère qu'il est inconcevable et totalement paradoxal de parler du principe de la justice divine sans avoir accordé à l'homme liberté et responsabilité dans ses actions.
D'autre part, ce principe du 'adl implique que l'homme soit le créateur de ses propres actes. L'absence de liberté et de possibilité de création des actes rend impossible l'idée de récompense et de châtiment dans l'Au-delà et déniée de sens toute pensée de justice.
Les thèses des Mutazilites ont été résumées en quelques points. Citons ces thèses :
- Si Dieu créait les actes humains, II s'emporterait contre ses propres actes. - Un acte n'a qu'un agent : ou Dieu ou sa créature.
- Dieu ne pourrait punir pour un acte créé par Lui-même.
- Si Dieu créait les erreurs et les péchés, celui qui les commet agirait en conformité avec les normes divines.
L'Émir rejette la perspective mutazilite et se fonde essentiellement sur le verset coranique où il est dit: «C'est Allah qui vous a créés, vous et ce que vous faites » (37-96), et auquel il consacre le mawqif 275.
Il faut noter que, selon la quasi-généralité des penseurs musulmans, les soufis sont unanimes à proclamer que Dieu est le Créateur de tous les actes du serviteur comme II est le Créateur de leur essence.
À l'opposé de cette doctrine, la jabriyya ne semble pas jouir d'une meilleure faveur auprès de l'Émir. Celle-ci reconnaît à la toute-puissance divine une influence sur les actes des hommes. Elle rejoint la doctrine de la prédestination qui avait déjà fourni à l'ancienne spéculation musulmane un objet de prédilection, et qui, dans l'orientation Qadarite/Jabrite avançait le décret absolu de Dieu. Il s'agissait pour elle de dénier à l'homme toute forme de participation à ses actes, dans le souci de faire de Dieu l'auteur absolu et unique du bien et du mal. Dans une telle optique, l'œuvre de justice devient un acte de volonté, tout comme la récompense un acte de miséricorde.
Pour le soufi, la contrainte - al-jabr - ne saurait se manifester qu'entre deux êtres radicalement opposés : l'un ordonnant, l'autre, refusant d'obéir. Ce dernier est contraint par le premier de le faire. De cela, il découle que le jabr implique :
- que l'être est forcé d'accomplir un acte qui lui répugne;
- qu'il est forcé de renoncer à accomplir celui qu'il préfère.
Une telle situation ne peut aucunement refléter l'élan sincère qui anime la foi. Le croyant choisit librement la foi, la trouve bonne et la préfère à son contraire. N'est-il pas déclaré, indique le soufi, dans le Coran : « Dieu vous a fait préférer - ḥabbada lakum - la foi. Il l'a embellie dans vos cœurs. Il vous a inspiré de la répugnance pour l'infidélité, pour l'impiété, pour la désobéissance. De tels hommes sont dans la voie droite. » (49-7).
Le terme ḥabbada, dérivant selon certains mystiques de ḥibb, qui désigne la graine tombant dans la masse de sable du désert et se transformant en fleur, est assimilé à l'amour comme source de vie. Sur le plan de la métaphore, sans ces graines, le cœur n'est qu'un désert aride. Le ḥubb, l'amour, est précisément ce qui, dans le désert, fait fleurir la vie.
Ce problème de la jabriyya, est, dans les poèmes, posé sous la forme interrogative : Suis-je source vivante ou tarie de mes actes ? (Poème VII)*
Néanmoins, il reçoit une explication dans le mawqif 275 où il est écrit: «L'univers... n'est qu'un concept sans réalité à part, et n'existe que dans et par le Sujet qui l'agit, c'est-à-dire Dieu ».
D'autres doctrines sont évoquées dans le poème VI, notamment celle du Kasb, attachée au penseur al-Ash'arî: Créateur? Acquéreur (suis-je de mes actes) ? (Poème VI).
Al-Ash'arî naquit à Basra en 260 de l'Hégire (il est mort en 324). Il fut d'abord acquis au mutazilisme avant de s'en séparer, mû par le désir de développer la dialectique - kalam - entre les bornes du sunnisme, la perspective orthodoxe de la théologie. Son désaccord avec ses maîtres se manifesta à propos du décret divin et de la prédestination. Il faut signaler que la question du kasb - littéralement : acquisition - repose essentiellement sur la notion de liberté humaine et que al-Ash'arî nourrissait l'intention de trouver un moyen terme entre les deux attitudes évoquées dans le vers : Soumis (suis-je) à la contrainte ou maître de mon choix ? (VII).
Ce vers illustre le mutazilisme où l'homme est créateur de ses propres actes, et la jabriyya où il est absolument contraint. Entre ces deux extrêmes -l'un s'appuyant sur la notion de qudra - puissance créatrice - et risquant d'installer, à côté de la puissance créatrice de Dieu, un pouvoir créateur humain, l'autre s'appuyant sur le jabr - le fatum - et contraignant l'homme à accomplir ce qui lui répugne, al-Ash'arî avance la notion de kasb. En quoi consiste cette nouvelle vision?
Dans tout acte libre de l'homme, il y a l'acte de création qui revient au Créateur, et l'acte d'acquisition qui revient à la créature. Il n'y a pas, inhérente à l'homme - et cela est important pour saisir ce qui caractérise l'attitude de l'Émir par rapport aux autres doctrines - une capacité créatrice qui lui serait immanente. Celle-ci lui est extérieure.
Ce principe général ne manquera pas, bien évidemment, d'intervenir dans la position de l'Émir quant aux différentes questions qu'il aura à traiter: notamment celle de la liberté et de la responsabilité de l'homme, du libre-arbitre, etc.
Faisons remarquer d'abord que de solides analyses (cf. les travaux de M. Chodkiewicz) ont montré l'ascendant d'Ibn Arabî sur les visions de l'auteur des Mawâqif. Ce qu'il y a de certain, il faut le souligner, c'est le fait que les nombreuses références à Ibn Arabî n'acculent pas l'Émir à déserter ses propres dons. Le cheikh al-Akbar le nourrit certes, comme l'ont relevé beaucoup d'analystes, mais ne manque pas d'exciter sa faim d'où surgit une nouvelle force qui libère ses aptitudes particulières.
Par ailleurs, il est également possible de relever que cette question de contrainte ou de liberté figure dans la problématique générale traditionnellement traitée par les tenants de l'école rationaliste algérienne, principalement tlemcénienne, à travers, par exemple l'œuvre de Sanoussi [2].
Ce problème a été déjà posé du temps du Prophète qui blâmait ceux qu'on appelait «Qadarites» (de la notion de Qadar : destin ou fatum), parce qu'ils faisaient de Dieu l'auteur de leurs fautes. Notons aussi que le terme de «Qadarite», les partisans du libre-arbitre l'appliquaient aux «Jabrites», aux adeptes de la prédestination. De son côté, Sanoussi, assimile les Mutazilites aux partisans du libre-arbitre, par opposition aux «Jabrites [3] ».
Pour l'Émir, les prédispositions, qui sont propres à chacune des créatures dans son acte d'adoration, expliquent, d'une certaine manière, l'existence, à l'intérieur de la communauté muhammadienne, des nombreuses sectes. Au-delà de leurs attitudes particulières, elles partagent un fond commun sur l'essentiel. Et c'est ce qui est avancé dans le verset coranique : « Où que vous vous tourniez, là est la Face d'Allah » (2-116).
L'Émir Abdelkader définira sa position vis-à-vis de six attitudes doctrinales : les Mutazilites, les jabrites, les Qadarites, les Maturidites, les défenseurs du Kasb et les propositions de Juwayni. Le disciple d'Ibn Arabî commence par préciser son attitude vis-à-vis de la doctrine mutazilite. Rappelons que celle-ci, d'une grande richesse, a élaboré, pour répondre à une exigence de la question portant sur la justice divine - al-'adl -, les notions de responsabilité et de liberté humaine. Elle considère qu'il est inconcevable et totalement paradoxal de parler du principe de la justice divine sans avoir accordé à l'homme liberté et responsabilité dans ses actions.
D'autre part, ce principe du 'adl implique que l'homme soit le créateur de ses propres actes. L'absence de liberté et de possibilité de création des actes rend impossible l'idée de récompense et de châtiment dans l'Au-delà et déniée de sens toute pensée de justice.
Les thèses des Mutazilites ont été résumées en quelques points. Citons ces thèses :
- Si Dieu créait les actes humains, II s'emporterait contre ses propres actes. - Un acte n'a qu'un agent : ou Dieu ou sa créature.
- Dieu ne pourrait punir pour un acte créé par Lui-même.
- Si Dieu créait les erreurs et les péchés, celui qui les commet agirait en conformité avec les normes divines.
L'Émir rejette la perspective mutazilite et se fonde essentiellement sur le verset coranique où il est dit: «C'est Allah qui vous a créés, vous et ce que vous faites » (37-96), et auquel il consacre le mawqif 275.
Il faut noter que, selon la quasi-généralité des penseurs musulmans, les soufis sont unanimes à proclamer que Dieu est le Créateur de tous les actes du serviteur comme II est le Créateur de leur essence.
À l'opposé de cette doctrine, la jabriyya ne semble pas jouir d'une meilleure faveur auprès de l'Émir. Celle-ci reconnaît à la toute-puissance divine une influence sur les actes des hommes. Elle rejoint la doctrine de la prédestination qui avait déjà fourni à l'ancienne spéculation musulmane un objet de prédilection, et qui, dans l'orientation Qadarite/Jabrite avançait le décret absolu de Dieu. Il s'agissait pour elle de dénier à l'homme toute forme de participation à ses actes, dans le souci de faire de Dieu l'auteur absolu et unique du bien et du mal. Dans une telle optique, l'œuvre de justice devient un acte de volonté, tout comme la récompense un acte de miséricorde.
Pour le soufi, la contrainte - al-jabr - ne saurait se manifester qu'entre deux êtres radicalement opposés : l'un ordonnant, l'autre, refusant d'obéir. Ce dernier est contraint par le premier de le faire. De cela, il découle que le jabr implique :
- que l'être est forcé d'accomplir un acte qui lui répugne;
- qu'il est forcé de renoncer à accomplir celui qu'il préfère.
Une telle situation ne peut aucunement refléter l'élan sincère qui anime la foi. Le croyant choisit librement la foi, la trouve bonne et la préfère à son contraire. N'est-il pas déclaré, indique le soufi, dans le Coran : « Dieu vous a fait préférer - ḥabbada lakum - la foi. Il l'a embellie dans vos cœurs. Il vous a inspiré de la répugnance pour l'infidélité, pour l'impiété, pour la désobéissance. De tels hommes sont dans la voie droite. » (49-7).
Le terme ḥabbada, dérivant selon certains mystiques de ḥibb, qui désigne la graine tombant dans la masse de sable du désert et se transformant en fleur, est assimilé à l'amour comme source de vie. Sur le plan de la métaphore, sans ces graines, le cœur n'est qu'un désert aride. Le ḥubb, l'amour, est précisément ce qui, dans le désert, fait fleurir la vie.
Ce problème de la jabriyya, est, dans les poèmes, posé sous la forme interrogative : Suis-je source vivante ou tarie de mes actes ? (Poème VII)*
Néanmoins, il reçoit une explication dans le mawqif 275 où il est écrit: «L'univers... n'est qu'un concept sans réalité à part, et n'existe que dans et par le Sujet qui l'agit, c'est-à-dire Dieu ».
D'autres doctrines sont évoquées dans le poème VI, notamment celle du Kasb, attachée au penseur al-Ash'arî: Créateur? Acquéreur (suis-je de mes actes) ? (Poème VI).
Al-Ash'arî naquit à Basra en 260 de l'Hégire (il est mort en 324). Il fut d'abord acquis au mutazilisme avant de s'en séparer, mû par le désir de développer la dialectique - kalam - entre les bornes du sunnisme, la perspective orthodoxe de la théologie. Son désaccord avec ses maîtres se manifesta à propos du décret divin et de la prédestination. Il faut signaler que la question du kasb - littéralement : acquisition - repose essentiellement sur la notion de liberté humaine et que al-Ash'arî nourrissait l'intention de trouver un moyen terme entre les deux attitudes évoquées dans le vers : Soumis (suis-je) à la contrainte ou maître de mon choix ? (VII).
Ce vers illustre le mutazilisme où l'homme est créateur de ses propres actes, et la jabriyya où il est absolument contraint. Entre ces deux extrêmes -l'un s'appuyant sur la notion de qudra - puissance créatrice - et risquant d'installer, à côté de la puissance créatrice de Dieu, un pouvoir créateur humain, l'autre s'appuyant sur le jabr - le fatum - et contraignant l'homme à accomplir ce qui lui répugne, al-Ash'arî avance la notion de kasb. En quoi consiste cette nouvelle vision?
Dans tout acte libre de l'homme, il y a l'acte de création qui revient au Créateur, et l'acte d'acquisition qui revient à la créature. Il n'y a pas, inhérente à l'homme - et cela est important pour saisir ce qui caractérise l'attitude de l'Émir par rapport aux autres doctrines - une capacité créatrice qui lui serait immanente. Celle-ci lui est extérieure.
Ce qui lui appartient, par contre, c'est la moralité de l'action, son acte intérieur de piété ou de rébellion. De ce point de vue, le caractère premier du kasb relève plus d'une aptitude qualificatrice que d'une influence déterminante quant à l'action.
Dans cette critique graduelle du kasb, l'Émir inclut également les approches de Juwaynî (ve siècle de l'Hégire), initiateur de la tendance dite du néo-ash'arisme, et dont le magistral ouvrage intitulé kitâb al-irshâd (le livre de la guidance) est unanimement considéré comme la forme la plus achevée de la doctrine de son maître al-Ash'ari.
À ce propos, l'Émir écrit en conclusion au mawqif 4: « II n'y a pas non plus une influence déterminante par Dieu dans l'acte, l'intervention de l'homme ne se limitant qu'à la qualification légale en tant qu'acte de piété ou d'impiété ».
En quoi consiste alors la position de l'Émir Abdelkader ?
Dans le poème VII, il semble bien qu'il adresse sa critique directement aux écoles théologiques à propos de la question fondamentale de la création et de l'attribution des actes. Mais faut-il lire, à travers cette insuffisance qu'il leur trouve commune, l'affirmation d'une différenciation foncière d'approche qui s'explique par une sorte de «hiérarchie spirituelle «entre les hommes ? Une dimension où interviennent essentiellement leurs capacités intérieures?
L'être, en tant qu'inspiré, ne détient-il pas en fin de compte la dimension ésotérique qui caractérise « l'explication » mystique, par rapport à ce qui est contenu dans les approches littéralistes ? Il y a dans les écoles sunnites et non sunnites un même manque en matière de théologie : l'absence d'une possibilité que les mystiques font revenir à la notion de voile - ḥijâb.
Les termes qui interviennent sous la plume de l'Émir - tels arbâb al-shuhûd : les maîtres de la contemplation - sont par eux-mêmes significatifs. Autrement dit, la question autour de laquelle se fait le jeu argumentaire, à travers les différentes écoles sunnites et non sunnites, contient en ellemême un défaut. Que l'homme soit ou non à l'origine de ses actes, cette question pourrait être analysée sous un angle ou sous un autre suivant l'orientation théologique du kalam et des principes de base de sa dialectique.
Opter pour la perspective mutazilite et imposer celle-ci manu militari comme l'a fait le pouvoir officiel sous Al-Mamoun durant la grande miḥna, « l'épreuve malheureuse », ne résout pas pour autant le problème. De même, la partie adverse, concernée par l'affaire, avançant ses propres prémisses, ne pouvait déboucher sur une meilleure issue.
Les uns, pas plus que les autres, n'avaient l'avantage aux yeux du théosophe mystique, du philosophe 'irfânî, du gnostique, qui se préoccupe avant tout de l'herméneutique spirituelle, se plaçant donc hors des prémisses critiques et historiques susceptibles d'offrir une prise aux contingences.
L'autre notion récurrente dans les textes des mawaqif, tout en appuyant les poèmes, est celle de voile, inséparable des notions de contemplation et d'occultation. Elle est à la base de la saisie du sens par l'être que postule l'exégèse spirituelle des versets coraniques évoqués quant à la création et à l'attribution des actes.
Être non soumis au voile équivaut à jouir d'un pouvoir : celui d'échapper aux prémisses contraignantes de la rationalité nécessairement dépassables. D'autre part, s'adonner à l'exégèse spirituelle à travers l'herméneutique, équivaut à se tourner vers l'essence éternelle, la vérité profonde du texte coranique - donc de la parole divine - qu'entretient, dans sa durée infinie, l'ipséité divine.
Le cheminement de la pensée de l'Émir dans le poème VII, recoupant d'autres distiques ailleurs, trouve des appuis dans différents passages des Mawaqif . Les vers :
Tantôt me vois-je agissant par moi,
Tantôt me vois-je agissant par Lui, d'évidence,
Tantôt Le vois-je agissant par moi, trouvent une explication dans le mawcjif 275.
En effet, il y est fait mention de l'impression qui résulte, pour l'homme, de ce fait que Dieu agit tantôt sans intermédiaire - bilâ wasita -, tantôt avec intermédiaire - biwasita -, tout en restant occulté à la créature à travers laquelle II agit.
Ce qui conduit à croire que l'action revient à l'homme. Une telle méprise, est-il ajouté, guette le sujet qui ignore ce à quoi renvoie le terme de créature - makhlûq -, et ce qu'est véritablement cette dernière. Ce qui est affirmé dans le Coran et les dires du Prophètes - al kitâb wa al-sunna -, concorde à établir que les actes sont attribués tantôt à la créature par l'intermédiaire de Dieu - ilâ al-khalqi billah -, tantôt à Dieu par l'intermédiaire de la créature - ilâ Allah bi al-khalqi.
Le problème de la création des actes et leur attribution ayant donné lieu à des perceptions confuses, surtout pour les écoles théologiques sunnites ou non sunnites, l'Émir semble en avoir pris conscience, puisqu'il reconnaît que le fait est bien « ondoyant » : ...réponses ondoyantes. (VII)
Comment peut-on alors lever la confusion?
Ce sont les maîtres de la contemplation - arbâb al-shuhûd - qui nous donnent en quelque sorte la clé du mystère : « En effet, ils contemplent Dieu comme Agent à l'origine des actes - bifi'lihi -, donnant des formes - bi taswîrihi -, et Créateur - bikhalqihi -, dans les moindres parties de l'univers et sans que cela porte préjudice à Sa sainteté et à Sa transcendance».
Sa transcendance et Sa sainteté - tanzîh wa taqdîs - sont en conformité totale et absolue avec Son ipséité. Cela signifie également que, dans Sa manifestation en tant qu'Agent à l'origine des actes humains, Donateur des formes et Créateur, Son ipséité n'est pas affirmée hors - ghayr - ou à côté - siwâ - de Lui-même (être autre que Dieu ou être semblable à Dieu).
Percevoir le problème sous cette optique aura l'avantage d'éviter le piège dans lequel sont tombés les Mutazilites pour avoir évoqué la notion de qudra - puissance créatrice - en vue d'accorder à l'homme la possibilité de créer ses propres œuvres.
Par ailleurs, on peut légitimement se demander comment il est possible de concilier les deux idées en apparence opposées : celle de la présence de Dieu dans les actes humains, et celle de sa transcendance absolue. En fait, lorsque l'Émir fait intervenir les maîtres de la contemplation, il convoque, par la même occasion, un type de raisonnement particulier qui s'appuie sur des phénomènes linguistiques chers aux mystiques. On peut voir comment fonctionne ce procédé à travers un exemple :
D'un côté, il est affirmé que Dieu est l'Apparent par Son acte - zâhiran bifi'lihi -, de l'autre côté, qu'il est transcendance absolue - 'alâ tanzih -. Ce type de raisonnement, qui joint en un seul objectif sémantique le mouvement dialectique de deux termes opposés, est appelé muqâbal ou corrélation d'opposition.
Ainsi, les vers du poème VII, que nous avons évoqués plus haut, sont l'illustration d'un phénomène discursif qui tente de dégager en une seule saisie le mouvement réciproque issu des deux pôles, apparemment opposés, d'une seule et même réalité. Il ne s'agit nullement de ce qui pourrait ressortir d'une simple opposition de termes, comme cela est suggéré par le mécanisme du tibâq, ou opposition de concepts s'abstrayant l'un l'autre. Il s'agit plutôt d'une opposition corrélative s'appuyant sur une expérience intérieure propre à la pratique ascétique mystique.
Un terme, dans le raisonnement propre à ahl al-'irfân - gens de la gnose - est une construction, dans une visée sémantique, de son opposé corrélatif. Symboliquement, cela rejoint l'affirmation d'Ibn Arabî, dans son ouvrage intitulé fusûs al-ḥikam, où il est écrit : « Ce qu'il y a en réalité, c'est le Créateur-créature, Créateur sous une optique, créature sous une autre, mais le tout concret est un seul Tout. »
Dans cette logique grammaticale du soufisme, où l'Émir Abdelkader excelle, l'affirmation dans un vers de son poème constitue la réserve et la profondeur en même temps de l'affirmation opposée dans le vers suivant.
Aux écoles théologiques qui se fondent sur l'exclusif du kalam, l'affirmation s'installe entre des limites qui ne doivent pas être franchies. Limites reconnues et acceptées par les tenants de cette école. C'est en quelque sorte la mesure, l'option qui s'affirme par son caractère tranché. Or, ce qui échappe aux écoles, si l'on considère la démarche de l'Émir, c'est la relativité attachée à toute limite. Chaque école a sa pensée et c'est la pensée opposée qui, en raison de sa légitimité, s'active à la dissiper. Après tout, la référence au Texte sacré, au hadith n'est jamais absente des démarches argumentaires respectives.
L'Émir ne suggère nullement qu'une école doive, pour éviter les excès dans l'un ou l'autre sens, opter pour un moyen terme conciliateur quantifié en quelque sorte, comme semble le faire entendre la perspective maturidite, en accordant à l'homme une part - juz' - de libre-arbitre, en vertu de laquelle il serait considéré comme agent.
Affirmer de l'être qu'il y a en lui un libre arbitre partiel apparaît comme un compromis fondé sur une mesure quantifiée -juz', au sens de partie - qui ne supprime ni l'approche mutazilite, ni l'approche jabrite.
L'affirmation d'un pouvoir restreint se confond logiquement avec celle d'un jabr limité. Ce qui ne fera guère avancer dans le traitement de la question. La solution maturidite, dans l'esprit de l'auteur des mawaqif, ne résout pas le problème de la création et de l'attribution des actes. Ceci parce qu'elle avance l'idée d'une valeur «mesurable» - le juz' étant un espace délimité par rapport à un autre espace - du libre-arbitre humain, à côté d'une autre valeur, devenue nécessairement, à son tour, mesurable, de la volonté divine. Par voie de conséquence, l'idée d'absolu est ellemême, dans une telle optique, amputée de son caractère infini.
En fin de compte, le maturidisme, pour avoir cédé à l'illusion de la quantification, n'a fait que dissimuler le problème sous une pseudo-solution qui finit inévitablement par le reposer.
D'une certaine manière, la théorie du juz' de libre-arbitre rejoint celle de l'existence séparée, visà-vis de laquelle l'Émir nourrit une attitude bien définie, comme l'indiquent quelques vers du poème III: Te croire séparé, t'inflige l'errance entre des dieux. . .
Cette conception du « séparé » aboutit à une impasse, car si elle est expérimentée sur le plan de l'immanence des actes - ce qui a donné lieu à des interprétations contradictoires, comme nous l'avons signalé -, elle ne peut convaincre le soufi. Ce dernier voit les choses sous une optique qualitativement différente. Ce qui est mis en valeur, c'est la nature de la relation Créateur- créature que le poème VII évoque par le recours à un muqâbal saisissant: l'agi/agissant; l'agissant/ agi, dans la perspective de Tout Créateur-créature dont parle Ibn Arabî.
L'objectif de cette vision - au sens premier de shuhûd - se résume dans la tentative non de relier le mieux Transcendance et existence humaine - point d'aboutissement inévitable des écoles théologiques attachées à l'interprétation littéraliste du Texte -mais de saisir, par un acte de contemplation intérieure, le divin dans l'homme, sans que celui-ci soit appréhendé comme lieu de manifestation de ce qui est « autre que Lui » ou « à côté de Lui ».
Cet acte, dans sa manifestation intérieure humaine, de saisie du tout, dont l'Émir Abdelkader tente de rendre compte au moyen - il faut le souligner - d'une métabole (figure rhétorique), fonctionnant sur le mode du muqâbal, apparaît comme le pendant d'un autre acte par lequel s'effectue le retour de toutes possessions - amlâk - à l'Héritier Suprême - al-wârith. C'est ce que souligne d'ailleurs le poème II à travers l'une des idées majeures qui y sont contenues, étayée par un certain nombre de versets coraniques.
Dans cette critique graduelle du kasb, l'Émir inclut également les approches de Juwaynî (ve siècle de l'Hégire), initiateur de la tendance dite du néo-ash'arisme, et dont le magistral ouvrage intitulé kitâb al-irshâd (le livre de la guidance) est unanimement considéré comme la forme la plus achevée de la doctrine de son maître al-Ash'ari.
À ce propos, l'Émir écrit en conclusion au mawqif 4: « II n'y a pas non plus une influence déterminante par Dieu dans l'acte, l'intervention de l'homme ne se limitant qu'à la qualification légale en tant qu'acte de piété ou d'impiété ».
En quoi consiste alors la position de l'Émir Abdelkader ?
Dans le poème VII, il semble bien qu'il adresse sa critique directement aux écoles théologiques à propos de la question fondamentale de la création et de l'attribution des actes. Mais faut-il lire, à travers cette insuffisance qu'il leur trouve commune, l'affirmation d'une différenciation foncière d'approche qui s'explique par une sorte de «hiérarchie spirituelle «entre les hommes ? Une dimension où interviennent essentiellement leurs capacités intérieures?
L'être, en tant qu'inspiré, ne détient-il pas en fin de compte la dimension ésotérique qui caractérise « l'explication » mystique, par rapport à ce qui est contenu dans les approches littéralistes ? Il y a dans les écoles sunnites et non sunnites un même manque en matière de théologie : l'absence d'une possibilité que les mystiques font revenir à la notion de voile - ḥijâb.
Les termes qui interviennent sous la plume de l'Émir - tels arbâb al-shuhûd : les maîtres de la contemplation - sont par eux-mêmes significatifs. Autrement dit, la question autour de laquelle se fait le jeu argumentaire, à travers les différentes écoles sunnites et non sunnites, contient en ellemême un défaut. Que l'homme soit ou non à l'origine de ses actes, cette question pourrait être analysée sous un angle ou sous un autre suivant l'orientation théologique du kalam et des principes de base de sa dialectique.
Opter pour la perspective mutazilite et imposer celle-ci manu militari comme l'a fait le pouvoir officiel sous Al-Mamoun durant la grande miḥna, « l'épreuve malheureuse », ne résout pas pour autant le problème. De même, la partie adverse, concernée par l'affaire, avançant ses propres prémisses, ne pouvait déboucher sur une meilleure issue.
Les uns, pas plus que les autres, n'avaient l'avantage aux yeux du théosophe mystique, du philosophe 'irfânî, du gnostique, qui se préoccupe avant tout de l'herméneutique spirituelle, se plaçant donc hors des prémisses critiques et historiques susceptibles d'offrir une prise aux contingences.
L'autre notion récurrente dans les textes des mawaqif, tout en appuyant les poèmes, est celle de voile, inséparable des notions de contemplation et d'occultation. Elle est à la base de la saisie du sens par l'être que postule l'exégèse spirituelle des versets coraniques évoqués quant à la création et à l'attribution des actes.
Être non soumis au voile équivaut à jouir d'un pouvoir : celui d'échapper aux prémisses contraignantes de la rationalité nécessairement dépassables. D'autre part, s'adonner à l'exégèse spirituelle à travers l'herméneutique, équivaut à se tourner vers l'essence éternelle, la vérité profonde du texte coranique - donc de la parole divine - qu'entretient, dans sa durée infinie, l'ipséité divine.
Le cheminement de la pensée de l'Émir dans le poème VII, recoupant d'autres distiques ailleurs, trouve des appuis dans différents passages des Mawaqif . Les vers :
Tantôt me vois-je agissant par moi,
Tantôt me vois-je agissant par Lui, d'évidence,
Tantôt Le vois-je agissant par moi, trouvent une explication dans le mawcjif 275.
En effet, il y est fait mention de l'impression qui résulte, pour l'homme, de ce fait que Dieu agit tantôt sans intermédiaire - bilâ wasita -, tantôt avec intermédiaire - biwasita -, tout en restant occulté à la créature à travers laquelle II agit.
Ce qui conduit à croire que l'action revient à l'homme. Une telle méprise, est-il ajouté, guette le sujet qui ignore ce à quoi renvoie le terme de créature - makhlûq -, et ce qu'est véritablement cette dernière. Ce qui est affirmé dans le Coran et les dires du Prophètes - al kitâb wa al-sunna -, concorde à établir que les actes sont attribués tantôt à la créature par l'intermédiaire de Dieu - ilâ al-khalqi billah -, tantôt à Dieu par l'intermédiaire de la créature - ilâ Allah bi al-khalqi.
Le problème de la création des actes et leur attribution ayant donné lieu à des perceptions confuses, surtout pour les écoles théologiques sunnites ou non sunnites, l'Émir semble en avoir pris conscience, puisqu'il reconnaît que le fait est bien « ondoyant » : ...réponses ondoyantes. (VII)
Comment peut-on alors lever la confusion?
Ce sont les maîtres de la contemplation - arbâb al-shuhûd - qui nous donnent en quelque sorte la clé du mystère : « En effet, ils contemplent Dieu comme Agent à l'origine des actes - bifi'lihi -, donnant des formes - bi taswîrihi -, et Créateur - bikhalqihi -, dans les moindres parties de l'univers et sans que cela porte préjudice à Sa sainteté et à Sa transcendance».
Sa transcendance et Sa sainteté - tanzîh wa taqdîs - sont en conformité totale et absolue avec Son ipséité. Cela signifie également que, dans Sa manifestation en tant qu'Agent à l'origine des actes humains, Donateur des formes et Créateur, Son ipséité n'est pas affirmée hors - ghayr - ou à côté - siwâ - de Lui-même (être autre que Dieu ou être semblable à Dieu).
Percevoir le problème sous cette optique aura l'avantage d'éviter le piège dans lequel sont tombés les Mutazilites pour avoir évoqué la notion de qudra - puissance créatrice - en vue d'accorder à l'homme la possibilité de créer ses propres œuvres.
Par ailleurs, on peut légitimement se demander comment il est possible de concilier les deux idées en apparence opposées : celle de la présence de Dieu dans les actes humains, et celle de sa transcendance absolue. En fait, lorsque l'Émir fait intervenir les maîtres de la contemplation, il convoque, par la même occasion, un type de raisonnement particulier qui s'appuie sur des phénomènes linguistiques chers aux mystiques. On peut voir comment fonctionne ce procédé à travers un exemple :
D'un côté, il est affirmé que Dieu est l'Apparent par Son acte - zâhiran bifi'lihi -, de l'autre côté, qu'il est transcendance absolue - 'alâ tanzih -. Ce type de raisonnement, qui joint en un seul objectif sémantique le mouvement dialectique de deux termes opposés, est appelé muqâbal ou corrélation d'opposition.
Ainsi, les vers du poème VII, que nous avons évoqués plus haut, sont l'illustration d'un phénomène discursif qui tente de dégager en une seule saisie le mouvement réciproque issu des deux pôles, apparemment opposés, d'une seule et même réalité. Il ne s'agit nullement de ce qui pourrait ressortir d'une simple opposition de termes, comme cela est suggéré par le mécanisme du tibâq, ou opposition de concepts s'abstrayant l'un l'autre. Il s'agit plutôt d'une opposition corrélative s'appuyant sur une expérience intérieure propre à la pratique ascétique mystique.
Un terme, dans le raisonnement propre à ahl al-'irfân - gens de la gnose - est une construction, dans une visée sémantique, de son opposé corrélatif. Symboliquement, cela rejoint l'affirmation d'Ibn Arabî, dans son ouvrage intitulé fusûs al-ḥikam, où il est écrit : « Ce qu'il y a en réalité, c'est le Créateur-créature, Créateur sous une optique, créature sous une autre, mais le tout concret est un seul Tout. »
Dans cette logique grammaticale du soufisme, où l'Émir Abdelkader excelle, l'affirmation dans un vers de son poème constitue la réserve et la profondeur en même temps de l'affirmation opposée dans le vers suivant.
Aux écoles théologiques qui se fondent sur l'exclusif du kalam, l'affirmation s'installe entre des limites qui ne doivent pas être franchies. Limites reconnues et acceptées par les tenants de cette école. C'est en quelque sorte la mesure, l'option qui s'affirme par son caractère tranché. Or, ce qui échappe aux écoles, si l'on considère la démarche de l'Émir, c'est la relativité attachée à toute limite. Chaque école a sa pensée et c'est la pensée opposée qui, en raison de sa légitimité, s'active à la dissiper. Après tout, la référence au Texte sacré, au hadith n'est jamais absente des démarches argumentaires respectives.
L'Émir ne suggère nullement qu'une école doive, pour éviter les excès dans l'un ou l'autre sens, opter pour un moyen terme conciliateur quantifié en quelque sorte, comme semble le faire entendre la perspective maturidite, en accordant à l'homme une part - juz' - de libre-arbitre, en vertu de laquelle il serait considéré comme agent.
Affirmer de l'être qu'il y a en lui un libre arbitre partiel apparaît comme un compromis fondé sur une mesure quantifiée -juz', au sens de partie - qui ne supprime ni l'approche mutazilite, ni l'approche jabrite.
L'affirmation d'un pouvoir restreint se confond logiquement avec celle d'un jabr limité. Ce qui ne fera guère avancer dans le traitement de la question. La solution maturidite, dans l'esprit de l'auteur des mawaqif, ne résout pas le problème de la création et de l'attribution des actes. Ceci parce qu'elle avance l'idée d'une valeur «mesurable» - le juz' étant un espace délimité par rapport à un autre espace - du libre-arbitre humain, à côté d'une autre valeur, devenue nécessairement, à son tour, mesurable, de la volonté divine. Par voie de conséquence, l'idée d'absolu est ellemême, dans une telle optique, amputée de son caractère infini.
En fin de compte, le maturidisme, pour avoir cédé à l'illusion de la quantification, n'a fait que dissimuler le problème sous une pseudo-solution qui finit inévitablement par le reposer.
D'une certaine manière, la théorie du juz' de libre-arbitre rejoint celle de l'existence séparée, visà-vis de laquelle l'Émir nourrit une attitude bien définie, comme l'indiquent quelques vers du poème III: Te croire séparé, t'inflige l'errance entre des dieux. . .
Cette conception du « séparé » aboutit à une impasse, car si elle est expérimentée sur le plan de l'immanence des actes - ce qui a donné lieu à des interprétations contradictoires, comme nous l'avons signalé -, elle ne peut convaincre le soufi. Ce dernier voit les choses sous une optique qualitativement différente. Ce qui est mis en valeur, c'est la nature de la relation Créateur- créature que le poème VII évoque par le recours à un muqâbal saisissant: l'agi/agissant; l'agissant/ agi, dans la perspective de Tout Créateur-créature dont parle Ibn Arabî.
L'objectif de cette vision - au sens premier de shuhûd - se résume dans la tentative non de relier le mieux Transcendance et existence humaine - point d'aboutissement inévitable des écoles théologiques attachées à l'interprétation littéraliste du Texte -mais de saisir, par un acte de contemplation intérieure, le divin dans l'homme, sans que celui-ci soit appréhendé comme lieu de manifestation de ce qui est « autre que Lui » ou « à côté de Lui ».
Cet acte, dans sa manifestation intérieure humaine, de saisie du tout, dont l'Émir Abdelkader tente de rendre compte au moyen - il faut le souligner - d'une métabole (figure rhétorique), fonctionnant sur le mode du muqâbal, apparaît comme le pendant d'un autre acte par lequel s'effectue le retour de toutes possessions - amlâk - à l'Héritier Suprême - al-wârith. C'est ce que souligne d'ailleurs le poème II à travers l'une des idées majeures qui y sont contenues, étayée par un certain nombre de versets coraniques.
Illustration
Perplexe suis-je de moi et de ma perplexité même,
Quel est, en ma quête, l'indice de quelque fermeté ?
Suis-je? Ne suis-je point?
Suis-je d'affirmation ou de négation?
Suis-je possible? Suis-je nécessaire?
Voilé ou détenteur de quelque savoir?
Suis-je relatif? Suis-je absolu?
Céleste ou terrestre ? Enchaîné ou libre de mes mouvements ?
Suis-je quelque chose? Ne suis-je rien?
Issu de l'être divin ou de l'être créé?
Mon monde est-il occulté ? Est-il manifeste?
Suis-je substance ou relevant du « comment « ?
Suis-je corps ou seulement esprit?
Que sais-je de moi? voilà la source de ma perplexité.
Suis-je mort, suis-je vivant?
Soumis à la contrainte ou maître de mon choix?
Clairvoyant ou ignorant et insensé ?
Source vivante ou tarie de mes actes ?
Créateur ? Acquéreur ?
Tantôt me vois-je agissant par moi, Tantôt me vois-je agissant par Lui, d'évidence,
Tantôt Le vois-je agissant par moi,
À l'inverse d'avant réponses ondoyantes.
Rien ne subsiste de ceci ou de cela,
Dieu seul demeure, dans Son esseulement suprême.
(Traduction du texte arabe par Mohammed Souheil Dib, en p. 47).
Quel est, en ma quête, l'indice de quelque fermeté ?
Suis-je? Ne suis-je point?
Suis-je d'affirmation ou de négation?
Suis-je possible? Suis-je nécessaire?
Voilé ou détenteur de quelque savoir?
Suis-je relatif? Suis-je absolu?
Céleste ou terrestre ? Enchaîné ou libre de mes mouvements ?
Suis-je quelque chose? Ne suis-je rien?
Issu de l'être divin ou de l'être créé?
Mon monde est-il occulté ? Est-il manifeste?
Suis-je substance ou relevant du « comment « ?
Suis-je corps ou seulement esprit?
Que sais-je de moi? voilà la source de ma perplexité.
Suis-je mort, suis-je vivant?
Soumis à la contrainte ou maître de mon choix?
Clairvoyant ou ignorant et insensé ?
Source vivante ou tarie de mes actes ?
Créateur ? Acquéreur ?
Tantôt me vois-je agissant par moi, Tantôt me vois-je agissant par Lui, d'évidence,
Tantôt Le vois-je agissant par moi,
À l'inverse d'avant réponses ondoyantes.
Rien ne subsiste de ceci ou de cela,
Dieu seul demeure, dans Son esseulement suprême.
(Traduction du texte arabe par Mohammed Souheil Dib, en p. 47).