Une somme remarquable, fruit d'un travail collectif, qui met en lumière la dimension historique du texte coranique et son inscription en contextes monothéistes.
Stéphane BRIAND
Publication en partenariat avec nonfiction.fr .
Editeur : Les éditions du Cerf (14 novembre 2019)
Langue : Français
ISBN-13: 978-2204135511
C'est précisément dans cette perspective historiographique que vient s'inscrire Le Coran des historiens en interrogeant à nouveaux frais la pertinence de certains modèles d'études du Coran, tel que celui initié par Theodor Nöldeke à la fin du XIXe siècle. Le savant allemand, dans son Histoire du Coran (1860), s'il avait intégré certaines données de la critique historique (notamment l'idée d'ajouts et de suppressions dans le corpus coranique), n’avait jamais remis en cause, sur un plan méthodologique, le cadre général d'une histoire du Coran telle qu'elle est présentée par la tradition musulmane sunnite. Or, Le Coran des historiens, sous la direction de Mohammad Ali Amir-Moezzi [1] et Guillaume Dyé [2], se présente comme une entreprise impressionnante visant, à travers le déploiement de trois volumes, à développer une lecture historico-critique du Coran. Servie - ce qui est inédit - par une trentaine de chercheurs internationaux, la somme se déploie selon un mouvement cohérent allant de l'étude du contexte et de la genèse du Coran (volume I contenant une vingtaine d'études) à l'analyse, sourate par sourate, de l'ensemble du livre (volumes II et III). Un quatrième volume, qui n'existe qu'en version numérique (de façon à ce qu'il puisse être complété au fur et à mesure des nouvelles parutions), entend faire le point de manière exhaustive sur la recherche relative au Coran depuis le XIXe jusqu'à aujourd'hui. De manière plus générale, le présent ouvrage, indépendamment des questions de foi et du caractère incréé du Coran aux yeux des musulmans, pose la question suivante : quels apports le regard d'un historien peut-il produire concernant l'étude du Coran ? Autrement dit, quels sont les jeux d'influence géographiques, historiques, sociaux, politiques ou encore religieux qui ont pu présider à l'élaboration du corpus coranique ?.
La nécessité d'intégrer des sources non musulmanes dans l'étude des débuts de l'islam
La quête du Muhammad historique est-elle possible ?
Le Coran : genèse d'un texte en contextes monothéistes
Ce type de sources tend à montrer que le Coran a pris forme, non pas dans un contexte de paganisme, mais dans un contexte de monothéisme. Comme nous l'avons déjà évoqué, que l'implantation des Juifs dans le Hedjaz ou de communautés chrétiennes à Médine ait commencé des siècles avant le début de l'islam conduit inévitablement à reconsidérer les rapports entre les deux monothéismes et le Coran. Tout lecteur un peu attentif a pu en effet remarquer la présence dans le livre de nombreux personnages bibliques empruntés à la Bible elle-même ou plus souvent aux traditions post-bibliques (Talmud et Midrash). L'influence du judaïsme sur le Coran ne se limite toutefois pas aux seuls personnages. Un grand nombre de chercheurs ont aussi pointé de profondes similitudes entre la jurisprudence musulmane et celle des Juifs, de telle façon que certaines lois du Coran ne semblent avoir émergé qu'à la faveur d'une relation dialectique avec la foi juive. Quant à l'influence du christianisme sur le Coran, la recherche actuelle peine encore à en définir les grandes lignes tant les linéaments de la théologie chrétienne présents dans le livre saint témoignent d'influences très diverses. Il reviendrait sans doute ici d'explorer plus avant l'environnement syriaque des premiers musulmans et la probable influence du christianisme éthiopien sur le Coran [8] .
Le Coran envisagé comme source historique
Il reviendra dès lors d'étudier les péricopes ou versets coraniques dans la perspective de la mise au jour d'un possible processus de composition s’inscrivant dans un jeu d'intertextualité avec la littérature biblique et post-biblique (volumes II et III). On pourra ainsi, par exemple, questionner plus facilement la présence d'éléments bibliques ou para-bibliques, chrétiens ou juifs, dans des sourates mecquoises supposées avoir été composées en milieu polythéiste, ou encore souligner certains thèmes communs à une rhétorique chrétienne et au Coran. Par exemple, l'idée selon laquelle les Juifs ont le « cœur incirconcis » (Q2 : 88 ; 4 : 155) est un topos tiré des Actes des Apôtres (7, 51-53) ou du corpus paulinien (Rm 2, 28-29 ; Ph 3, 3). Il reviendra aussi, en vertu du processus de composition, de favoriser une approche diachronique du corpus coranique, attentive aux différentes strates du texte lui-même. Enfin, et c'est là nous semble-t-il, un thème passionnant d'un point de vue exégétique, les auteurs évoquent l'existence d'« un problème synoptique » [11] dans le Coran, autrement dit la présence de passages parallèles au cœur même du texte. La mise en lumière de ces données tendrait à souligner un jeu d'intertextualité susceptible de nous renseigner sur les évolutions de la communauté ou des communautés à l'origine du développement du texte coranique.
Un commentaire scientifique et séculier du Coran
L'approche textuelle, ici étayée par nombre d'éléments évoqués dans le premier volume, consiste à s'affranchir dans un premier temps de l'exégèse islamique et de la chronologie traditionnelle du développement du Coran (sourates mecquoises et médinoises). Autrement dit, le commentaire ne suit pas l’ordre supposé de la proclamation des sourates, tel que Nöldeke le reconstruit. Il s'agit donc bien d'un commentaire séculier et historico-critique du Coran dont il n'y a véritablement à ce jour aucun équivalent : un projet unique en ce qu'il matérialise une lecture et un commentaire de chaque verset du Coran dans une démarche historico-critique faisant intervenir une trentaine de chercheurs [13].
De ce point de vue, le présent ouvrage se révèle remarquable à plus d'un titre : il offre une synthèse éclairante des enjeux - voire des tensions - qui traversent actuellement les recherches coraniques [14] ; il favorise une lecture plurielle du Coran en soulignant la diversité des influences, ce dont témoignent d'ailleurs les domaines de recherche variés des spécialistes ayant participé à l'ouvrage ; enfin, il rapproche de manière féconde, non seulement les monothéismes juif, chrétien et musulman, mais aussi les méthodes des études coraniques et bibliques, puisque l'existence de tels commentaires (soumis à une approche historico-critique) est chose courante depuis un certain temps [15].
On déplorera toutefois l'absence du texte coranique en amont des commentaires. Certes, les auteurs s'en expliquent en arguant que « cela aurait considérablement alourdi le volume ». Il n'empêche qu'il est dommage que le lecteur soit ainsi constamment obligé d'aller consulter une traduction de son choix ou le texte original lui-même pour mesurer la pertinence ou la richesse des commentaires. On pourra aussi s'interroger sur certaines contradictions ponctuelles apparentes entre deux études : Christian Robin, dans son étude « L'Arabie préislamique », évoque ainsi le fait que « la Mecque et Médine appartiennent probablement à un empire juif, puis chrétien » [16] au Ve et au début du VIe, alors que dans le même temps, Guillaume Dyé, dans sa contribution intitulée « Le corpus coranique : contexte et composition », souligne que « l'absence d'indice matériel de présence chrétienne dans le Hedjaz (hormis à l'extrême nord de la zone, vers 'Aqaba, et tout au sud à Najran) aux VIe et VIIe siècles est frappante » [17]. Par-delà cette apparente contradiction, Le Coran des historiens - et ce n'est pas l'un des moindres mérites de l'ouvrage - témoigne en fait de cette tension permanente qui porte la recherche et qui la mène à poser des questions restant parfois encore en suspens.
Enfin, il revient ici de souligner la dimension civique que les auteurs du Coran des historiens prêtent à cette étude : proposer une approche distanciée et objective du texte coranique, à rebours de certaines lectures fondamentalistes, littéralistes, décontextualisées ou instrumentalisées. Nul doute que la lecture du présent ouvrage, facilitée par la fluidité de la rédaction (les auteurs ont considérablement limité les notes de bas de page pour rendre la lecture plus aisée), permette à qui souhaite explorer plus avant l'univers fascinant du Coran de porter un regard renouvelé sur un texte qui ne demande qu'à se dévoiler, si tant est qu'on lui prête l'attention qu'il mérite.
Références
[1] Professeur des universités, directeur d’études à l’Ecole pratique des hautes études / PSL et Senior Research Fellow à l’Institute of Ismaili Studies de Londres.
[2] Professeur d’islamologie à l’Université libre de Bruxelles.
[3] On pense ici entre autres à la sourate 18 dont le récit des Compagnons de la caverne possède de nombreux points communs avec la légende chrétienne des Sept Dormants d'Ephèse, révélée par une version syriaque.
[4] « Histoire et tradition sacrée : la biographie impossible de Mahomet »
[5] p. 948
[6] p. 949
[7] Il faut souligner ici le rôle majeur du calife Add al-Malik dans la genèse de l'islam comme religion impériale.
[9] "Le Coran est un texte sans contexte", se plaisent à répéter les spécialistes.
[10] Voir à ce sujet l'éclairante étude d’Amir Moezzi intitulée « Le shi’isme et le Coran », pp. 919-957.
[11] En référence aux trois évangiles synoptiques qui peuvent se lire en colonnes, autrement dit de manière parallèle tant ils présentent des similitudes.
[12] Chaque étude contient une présentation générale de la sourate, de ses thèmes et genres littéraires principaux, de sa structure et enfin du commentaire proprement dit.
[13] Il y a déjà eu bien sûr des analyses du Coran mais pas de manière exhaustive et dans la seule perspective d’un commentaire historico-critique du Coran. Les traductions de Régis Blachère ou de Gabriel Reynolds, aussi précieuses soient-elles, ne livrent des indications que sur certains versets tandis que The Study Qur’an propose un commentaire complet du Coran mais dans une perspective confessionnelle. Le Qur’an Seminar, quant à lui, s’il partage la même approche méthodologique que Le Coran des historiens, ne commente que 50 extraits du livre
[14] Chacun des chapitres des trois volumes est accompagné d'une très riche bibliographie, parfois d'une table des figures (cartes, photographies) et se trouve complété par un précieux index général.
[15] Citons à seul titre d'exemple : Le Nouveau Testament commenté, Bayard/ Labor et Fides, 2014.
[16] p. 81
[17] p. 774
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