... à travers notre analyse, nous avons mis en relief l’appartenance effective de Hassan/Léon à la pléiade d’érudits qui avaient collaboré à l’émergence de la Renaissance. Sa vie, qui était un vrai récit de voyage, est faite de hauts et de bas. Cependant, en polymathe sagace et sage, il a su faire de sa captivité, et partant de son exil forcé, un moment très profitable à l’esprit et à la créativité. Son singulier sens d’accommodation lui a valu d’être estimé, ou du moins respecté de ses semblables européens.
Abdelkrim Benslim
Cet article a déjà fait l'objet d'une publication dans la revue Multilinguales [En ligne], 8 | 2017, mis en ligne le 01 juin 2017, sous licence Creative Commons (CC BY-NC-ND 4.0).
Résumé
Texte intégral
1. Léon l’Africain, une expérience viatique
Cette définition, on le verra, correspond parfaitement à notre corpus. En effet, la factualité renvoie aux différents témoignages et événements relatés par le géographe Léon l’Africain lors de son voyage à travers la Méditerranée et qui, en fait, sont d’ordre autobiographique. Par ailleurs, le récit est écrit à la première personne du singulier comme on le voit dans l’incipit : « Moi, Hassan, fils de Mohamed le peseur, moi Jean-Léon de Médicis, circoncis de la main d’un barbier et baptisé de la main d’un pape, on me nomme aujourd’hui l’Africain » (Maalouf, 1986 : 11). Le caractère protéiforme du roman, quant à lui, vient du fait qu’il épouse concomitamment plusieurs formes scripturales et génériques à la fois. En vue de ne pas excéder le cadre de notre étude, on dit tout simplement que cette pluralité est consubstantielle au genre viatique. Tout y est. La forme épistolaire : Ils firent parvenir à Fès des messages poignants comme dans cette lettre : Frères, si, à la chute de Grenade, nous avons failli à notre devoir d’émigrer, c’était uniquement faute de moyens, car nous sommes les plus pauvres et les plus affaiblis des Andalous (Maalouf, 1986 : 146) ; la forme poétique : « Grenade, nulle cité ne te ressemble/ Ni en Égypte, ni en Syrie, ni en Irak/ C’est toi la mariée/Et ces pays ne sont que ta dot (Ibid., p. 69) ; la forme sacrée : « Il y a sur la terre des signes, pour ceux dont la foi est solide. Il y en a aussi en vous-mêmes, ne les voyez-vous pas ? Il y a dans le Ciel les biens qui vous sont destinés. Et aussi ce dont vous êtes menacés » [Coran] (Maalouf, 1986 : 127) ; la forme historique : « Le 25 mars 1527, le vice-roi de Naples, Charles de Lannoy, arriva à Rome, envoyé extraordinaire de l’empereur, pour conclure un accord » (Maalouf, 1986 : 485) ; la forme gnomique : « La route apporte la connaissance et la richesse, la montagne offre la protection et la liberté » (Maalouf, 1986 : 223). Sur un autre plan, celui de l’expérience viatique aussi bien chronologique que géographique, le récit de Léon l’Africain s’inscrit dans un itinéraire presque circulaire qui comprend l’Andalousie (Le Livre de Grenade), ensuite le Maroc, le Maghreb et l’Afrique profonde (Le Livre de Fès), Le Machreq (Le Livre du Caire) et enfin la rive italienne du bassin méditerranéen (Le Livre de Rome). Le récit, lui, s’échelonne sur presque une quarantaine d’années : de décembre 1488 (894 de l’hégire) à septembre 1527 (933 de l’hégire) [1]. Enfin, la lecture du roman nous apprend que Hassan y assume une triple instance : celle d’auteur (celui qui se charge de fixer son voyage-exil par l’écriture en signant son récit du nom de Hassan el-Wazzan), celle de narrateur (à travers le « je » de Hassan qui narre) et celle de voyageur (celui du personnage référentiel Hassan qui, tout en menant cette expérience de voyage, se livre à des observations et des témoignages de tous ordres.
A vrai dire, la question de la généricité n’est pas ce qui nous occupe dans cette analyse ; l’essentiel pour nous étant d’avoir identifié notre corpus en le catégorisant dans l’espace de la littérature de voyage [2]. Abordons présentement ce texte sur un autre plan, celui de l’expérience existentielle viatique que Hassan aurait vécue dans sa Rihla, mais dans l’aire européenne, c’est-à-dire à Rome. À ce titre, il convient de reconnaître que Les quatre carnets du roman (mais surtout le quatrième car s’inscrivant dans le sillage de la présente étude) nous livrent dans toute leur profondeur les aspects de ce voyage-exil. Par aspects, nous entendons notamment la dimension exilique, ou mieux celle de captivité mais aussi et surtout les dimensions intellectuelle, culturelle et créatrice liées, elles, au séjour « forcé » que le géographe grenadin dût passer loin des siens. Dans quelle mesure donc Léon l’Africain, roman de l’académicien franco-libanais Amin Maalouf, traduit-il une expérience viatique, et de surcroît, des plus singulières au moment où le monde arabo-musulman commençait (dès avant 1492) à sombrer dans les abysses de l’Histoire ? Répondre à cette question revient en fait et de prime abord à appréhender l’état de captivité du personnage Hassan dans les multiples variantes du voyage. Autrement dit, les moments passés sous la férule du pape Léon X à Rome, ne peut-on pas légitimement les considérer comme un épisode déterminant dans ce grand périple de Léon autant que dans sa vie d’intellectuel captif ? D’abord, il est significatif de noter que cette période occupe un espace de grande importance dans le récit de voyage relaté par le captif. Pas moins de quatre-vingts pages s’échelonnant en effet sur une huitaine d’années : de 1519 à 1527. Il ne s’agit pas de quelque chose de négligeable. L’histoire nous apprend à ce sujet que les corsaires ne réservaient pas le même traitement ni le même sort à toutes leurs victimes. Les fortunés, les dignitaires ainsi que les intellectuels étaient plutôt une aubaine pour les ravisseurs. Ainsi, Bovadiglia, l’un des flibustiers les plus terribles de la Méditerranée, après avoir soupesé son captif,
Et depuis ce jour-là, c’est-à-dire le 2 janvier1519, le long voyage du rahala Hassan dégénéra en captivité. Et partant, le périple allait prendre une autre trajectoire, une autre destinée. Tout allait changer en effet et Hassan de Rome ne sera plus Hassan de Grenade ni celui de Fès. En fait, et c’est le point qui nous intéresse dans cette étude, l’état de captivité n’avait en rien changé la vie du géographe ni amenuisé l’intrépidité de ses projets à vouloir faire de sa vie un voyage, même dans les moments difficiles de la détention qu’il allait vivre dans l’exil forcé au pays du Vatican. Là, une question corrélative surgit concernant cette nouvelle condition de vie liée à la privation de liberté. L’exil, physique et moral à la fois pour le cas du géographe arabo-andalou, n’est-il pas plutôt lié à l’expérience viatique qu’il avait entreprise des années auparavant ? La réponse est catégorique. Exil et voyage sont deux choses qui renvoient à la même condition d’éloignement, de mobilité et de déracinement. Ainsi, dans la préface d’un ouvrage intitulé Voyage, errance & exil. Parcours existentiels, Abdelghani El Himani met en exergue cette impossibilité pour l’homme d’effacer les frontières entre voyage et exil :
C’est dire toute la portée du voyage que comprend l’exil dans sa plénitude. On pourrait ainsi dire, sans risque d’exagération, que la captivité de Hassan el-Wazzan est un « destin » exilique qui s’inscrit profondément dans l’expérience viatique qui a fait de sa vie un ensemble d’escales quelquefois heureuses. Et par conséquent, tous les faits et gestes de ce personnage référentiel (dont l’écriture et les comportements culturels ou autres), pendant son séjour au Vatican, sont à inscrire dans le monde du voyage jusqu’à son retour à sa cité natale (Grenade) ou d’adoption (Fès). C’est ce qui a été en effet soulevé d’une façon pertinente par Ottmar Ette dans une étude publiée dans Romanische Studien. Pour ce critique et historien allemand, l’œuvre romanesque de l’académicien franco-libanais, obéit à cette logique qui privilégie le partir sur la patrie ; point d’enracinement dans un territoire puisque la vie est, en définitive – et par définition –, issue du mouvement qu’est le voyage (Ette, 2015 : 397-433) : « On m’appelle […] le Grenadin, le Fassi, le Zayyati, mais je ne viens d’aucun pays, d’aucune cité, d’aucune tribu. Je suis le fils de la route, ma patrie est caravane, et ma vie la plus inattendue des traversées » (Maalouf, 1986 : 11). Et comme la vie tout entière de Hassan el-Wazzan est un voyage, rien n’empêche d’avoir comme corollaire cette idée que le récit - tantôt sur un navire, tantôt dans le désert, tantôt en captivité, pour ne citer que ces cas de figure - appartient à la littérature viatique. Enfin, un petit détail utile pour la présente étude, concernant le voyage chez Hassan : en fait, ce dernier est de deux ordres. Le premier, très terre à terre, renvoie à ce déplacement physique dans l’espace et le temps, une ambulation qui se fait à pied, sur le dos des montures, par voie maritime, etc. Le second, plus subtil, a plutôt trait à tout ce qui est abstrait, spirituel et intellectuel. Pour Hassan, le texte viatique en tant que scriptio et en tant qu’effort relevant de l’intellect et du logos, s’inscrit ainsi dans cette dernière. En un mot, il s’agit bel et bien d’une expérience existentielle viatique. Nous y reviendrons.
2. À la rencontre de l’« homme de la Renaissance »
Cet épisode sera longuement narré, et en détail, par Hassan el-Wazzan dans son récit de voyage. Et c’est précisément pendant ces années renaissantes que Hassan se fit capturer par l’un des plus redoutables corsaires du bassin méditerranéen et ensuite livré à titre d’« offrande votive » au pape Léon X (Zemon Davis, 2007 : 70). Et là, le géographe arabe n’avait pas d’autre choix que de se voir, après plus d’un mois de captivité, baptisé par le pape lui-même. Celui-ci lui donnera en effet le nom de Jean Léon, le nom de son protecteur et désormais tuteur, le grand pape de la Chrétienté et le premier homme du Vatican : « Il m’avait donné ses deux prénoms, Jean et Léon, ainsi que le nom de sa prestigieuse famille, les Médicis, le tout avec pompe et solennité, le 6 janvier 1520, un vendredi, dans la nouvelle basilique Saint-Pierre » (Maalouf, 1986 : 412). Il faut reconnaître à ce titre que ce baptême allait octroyer un statut singulièrement privilégié à Hassan. Et depuis ce jour-là, tout allait changer dans la vie de ce dernier, à commencer par son nom…et sa religion. La captivité et ce qui s’ensuivit donc coïncidaient curieusement avec les événements alors d’actualité. En effet, beaucoup de faits avaient émaillé l’époque de Hassan/Léon : d’abord, des faits liés à la décadence, à la chute du monde arabe à travers l’effondrement du dernier royaume de l’Andalousie, en l’occurrence Ghernata. Ensuite, une nouvelle civilisation était en train de faire son chemin après la découverte des deux Amériques par Christophe Colomb en 1492. D’ailleurs, en matière d’historiographie, cette époque charnière est appelée Año crucial (année cruciale), une année (et plus qu’une année, une époque) qui représentait à la fois la réhabilitation de l’hégémonie catholique après la reddition de Boabdil (le dernier roi Abû Abdil-lah , fils d’Abu I-Hasan Ali Muhammed XI, né à Grenade en 1459) et l’essor civilisationnel de l’Europe émergente, subséquent (entre autres faits historiques, bien évidemment) à la découverte historique du navigateur Colomb.
9Non loin de l’Espagne et de la Reconquista, en Italie, l’« homme de la Renaissance » commençait à défrayer la chronique. Mais avant de voir comment se tissait la relation de Léon/Hassan avec les artistes, les savants et autres intellectuels italiens de l’époque, il nous faut expliquer ce que nous venons de mettre entre guillemets. Il s’agit en réalité de cet « homme » qui, dès la fin effective du Moyen Âge et le début de la Renaissance, notamment en Italie, décida de rompre définitivement avec la conception traditionaliste de l’homme, une conception d’obédience religieuse et superstitieuse par excellence. C’est surtout cet homme renaissant reflétant et concrétisant cette « image durable de la Renaissance comme moment décisif de la civilisation italienne » (Garin, 2002 : 10). C’est également cet homme dont l’historien des idées Eugenio Garin – à la suite des deux historiens, Jacob Burkhardt (l’un des pères fondateurs du paradigme « homme de la Renaissance ») et Agnès Heller – expliquera les traits en ces termes : « L’homme nouveau, l’homme moderne, était un homme qui se faisait, qui se construisait, et qui était [surtout] conscient de cette création. C’était, précisément, l’“ homme de la Renaissance ” » (Garin, 2002 : 12). Ceci étant, la question de connaître la nature de la relation du protagoniste éponyme du roman Léon l’Africain aux « homme[s] de la Renaissance » est d’une importance et d’une légitimité incontestables. En effet, de quelle manière cette relation s’était-elle construite ? Etait-ce une relation de dominé /dominateur ? Et de quelle manière Hassan El-Wazzan appréhendait-il ce rapport à l’Autre ? Dans son ouvrage Un voyageur entre deux mondes, Nathalie Zemon Davis n’hésite pas à développer l’analyse de cette relation dans deux chapitres interdépendants, respectivement intitulés « Vivre en terre de guerre » et « Écrire en Italie ». L’appellation du premier chapitre est d’une pertinence manifeste dans la mesure où d’une part, l’auteure explicite la vie du captif de la guerre entre Chrétiens et Musulmans et qui n’était en définitive que l’autre face des Croisades de l’époque, et d’autre part, une manière de dire la condition d’assujettissement et d’aliénation dans laquelle dût vivre ce voyageur-géographe-écrivain si intrépide des mois durant, loin des siens, loin de sa culture, loin de sa terre, loin du « muezzin ». Une fois livré au château Saint-Ange, Hassan ne fut pas incarcéré comme beaucoup d’autres « ennemis » de la Chrétienté du Vatican. À son étonnement, à aucun moment, il ne fut victime de sévices ; tout au contraire, il « fut suffisamment bien traité pour qu’on lui prête des manuscrits en arabe de la Bibliothèque vaticane moins d’un mois après son arrivée, en 1518 » (Zemon Davis, 2007 : 72). Ceci, Léon le reconnaîtra et le narrera dans son récit. Ainsi, pour le pape Léon X s’adressant au diplomate de Fès lors du baptême, il s’agit bien d’une vérité établie auprès du château de Città del Vaticano : « un homme d’art et de connaissance est toujours le bienvenu auprès de Nous, non comme serviteur, mais comme protégé. Il est vrai que votre arrivée dans cette demeure a eu lieu contre votre gré par des moyens et que Nous ne saurions approuver » (Maalouf, 1986 : 407). Lors de l’entrevue entre Hassan et celui qui allait devenir son protecteur, l’intellectuel grenadin comprit bien que si le souverain pontife lui avait accordé un échange (et non pas un interrogatoire auquel on soumet d’ordinaire un captif), c’était justement là une manière d’être chanceux ; c’était aussi un signe de réconfort de la part de l’homme puissant de Rome. C’est ainsi qu’en homme avisé et pondéré, il accepta le fait accompli et décida de s’accommoder de la nouvelle situation : vivre à Rome, vivre avec les hommes de Rome, changer de mode de vie. Mais pour combien de temps ? Ce nouveau tournant dans la vie du voyageur captif, désormais tombé dans l’infortune, constitue un nouveau mode existentiel qui allait lui dicter de nouvelles contraintes en matière de comportement, d’attitude et de pensée. En lui accordant la libre circulation dans l’enceinte du château, le pape voulait surtout lui signifier, dès le début de sa captivité, qu’il bénéficiait d’une grande considération auprès de l’Église et que par conséquent il ne fallait pas le décevoir : « Quel que soit mon sentiment, je ne pus trahir mon protecteur » (Maalouf, 1986 : 411) ; au bout du compte, le pape Léon X était bel et bien cet « homme qui [l']avait pris sous ses ailes et qui
- e traitait désormais comme s’il était
Pour ce qui est de la rencontre du « nouveau Roi mage » (Maalouf, 1986 : 413) qu’était Hassan, avec les érudits et les artistes de Rome, tout avait commencé lors de sa douce réclusion au château pontifical. Celle-ci lui était bénéfique sur tous les plans : connaissances de tous ordres, langues vivantes, traduction, relations intellectuelles et culturelles : « D’un jour à l’autre, je sentais mes connaissances s’élargir, non seulement dans les matières étudiées, mais également par le contact avec mes professeurs, ainsi qu’avec mes élèves, deux prêtres aragonais, deux Français, deux Vénitiens, un Allemand de Saxe » (Maalouf, 1986 : 410). Voyageur invétéré, il n’aimait pas dissocier sa captivité de ses projets de découvertes géographiques et de son expérience existentielle viatique. Au lendemain de son baptême, en allant se promener en dehors de l’enceinte du château, il n’oubliera pas, par exemple, de consigner dans le Livre de Rome :
Dans son esprit, aller à la rencontre des autres, surtout lorsque ceux-ci étaient les témoins d’événements importants liés à la Renaissance, exigeait avant tout la mise au diapason de ses facultés cognitives et intellectuelles ainsi que sa culture avec les avancées et autres bons usages de l’époque. C’est d’ailleurs dans cette optique qu’il apprit les langues prédominantes dans le bassin méditerranéen et qui, en réalité, représentaient les langues de transmission du savoir humain, mais aussi de transactions commerciales et juridiques et de traités diplomatiques, ainsi que de négoces maritimes. Aller au contact d’autres cultures et d’autres civilisations, voilà une finalité que s’est assignée Léon tout au long de ses voyages. Mais tout cela présupposait cette grande habileté d’être polyglotte en vue de pouvoir fructifier tous ces contacts humains et culturels. Lors de la cérémonie de baptême, beaucoup d’érudits, de poètes, d’artistes et autres dignitaires étaient présents : certains d’entre eux étaient les acteurs réels de la Haute Renaissance artistique tel que « Raphaël d’Urbino, le divin Raphaël, comme l’appelaient les admirateurs de son art » (Maalouf, 1986 : 412), une figure universellement emblématique en matière d’architecture, de Beaux-Arts et de peinture en particulier. En fait, Youhanna al-Assad, « la signature qu’on peut voir au bas des ouvrages que [Léon/Hassan a] écrits à Rome et à Bologne » (Maalouf, 1986 : 414) l’avait deux fois rencontré. Certes, les rencontres étaient rapides mais elles avaient été consignées dans sa relation de voyage. Il lui avait même promis d’aller voir son atelier mais la mort fut plus rapide. Selon l’historienne américaine Zemon Davis, à Rome, Youhanna ne servit pas seulement le chef spirituel de la chrétienté Léon X mais aussi le cardinal Gilles de Viterbe, le prince Alberto Pio de Carpi, le bibliothécaire du Vatican Jérome Aléandre, le chancelier du pape Jules de Médicis. A ceux-là s’adjoignaient également des humanistes d’Italie comme Angelo Colocci, Paul Jove, Pierio Valeriano et des savants étrangers venus à Rome s’inspirer des « Lumières » de la Renaissance, tels que Eilas bar Abraham, Élie Lévita et Jacob Mantino. « Avec eux, Hassan el-Wazzan a eu des conversations savantes et des échanges d’idées de haut niveau » (Zemon Davis, 2007 : 223). En réalité, ces rencontres dépassaient de loin ce qui occupait et préoccupait le sens commun. Chanceux qu’il était après avoir découvert la Renaissance européenne avant ses semblables Arabes dans les diverses contrées du monde musulman, il était devenu cet intellectuel oriental cosmopolite. Ces rencontres, cette ouverture aux autres et ce sens de véritable cosmopolitisme, avaient fait de lui une personnalité intellectuelle jouissant d’une autorité authentique et d’un magistère indéniable. Il « devint en Italie un érudit prisé et finalement un auteur au statut d’expert » (loc. cit.). Et ce talent, paradoxe notoire de l’Histoire, s’était cristallisé et raffermi dans la cité vaticane et non chez les siens, une posture rappelant à bien des égards la fameuse expression biblique « Nul n’est prophète en son pays ».
Dans le même esprit de la rencontre avec les hommes de la Renaissance, il y a lieu de faire ici allusion à quatre célèbres érudits français qui étaient allés en Italie à l’époque même où Léon séjournait à Rome. Il s’agit de Michel de Montaigne (1533- 1592), François Rabelais (1483-1553), Joachim de Bellay (1522-1560) et de Jean Bodin (1529 – 1596). Si les trois premiers sont connus (surtout à travers le programme du collège et de l’université), le dernier l’est moins. Celui-ci
Selon une étude menée par le philosophe Ali Benmakhlouf dans le cadre d’une perspective de l’Unesco pour la promotion du dialogue entre les cultures, les deux érudits « Bodin, Montaigne reprennent […] des exemples de Léon [l’Africain] » (Benmakhlouf, 2010 : 17-29) ; ce qui revient à dire que même s’il n’y a pas eu une rencontre physique entre ces érudits français – véritables « hommes de la Renaissance » – et Hassan, rien ne nous interdit de dire qu’il y a eu rencontre, sinon livresque, du moins intertextuelle. Cette intertextualité, surtout lorsqu’elle s’inscrit dans la contemporanéité (c’est-à-dire au siècle du pape X), devenait parfois inévitable au XVIe siècle. C’est ce qui fera parler Frank Lestringant, à juste titre, « d’étonnants phénomènes d’intertextualité découl[a]nt de [la] continuité régnant entre les divers genres d’écriture » (Lastringant, 2005 : 759-769). Cependant, même si Rabelais ne s’est pas inspiré de Hassan, « considérons, note l’historienne américaine Zemon Davis, plutôt leur vie et leur manière de penser et d’écrire à leur époque, dans laquelle on peut déceler de frappantes similitudes par-delà le fossé qui pouvait les séparer » (Zemon Davis : 2007 : 303). Il n’est pas dans notre intention de multiplier les exemples afin de montrer ces traits de ressemblance. Le plus important pour la présente étude, c’est de faire allusion aux différents contacts qui auraient pu avoir lieu entre ces érudits et Léon l’Africain. De toutes les façons, tous – y compris Léon l’Africain – étaient des « hommes de la Renaissance ».
3. La description, un récit viatique écrit dans la cité papale
Il était réservé à un lettré musulman d’origine espagnole de nous fournir, dès la première moitié du XVIe siècle, des notions exactes sur le Maghreb, sur les principaux Etats musulmans du nord de l’Afrique, ainsi que sur les contrées qui les avoisinent. Toutes les études et toutes les découvertes faites dans ces derniers temps ont permis de constater la valeur des renseignements qu’il nous a fournis et tous les géographes qui, durant les trois derniers siècles, ont fait de l’Afrique l’objet de leurs investigations ont exclusivement consulté l’ouvrage publié par lui […]. L’ouvrage de Léon l’Africain fixa dès son apparition l’attention des savants. Une première édition en avait paru en 1550 dans le Recueil des Navigationi e Viaggi de Ramusio ; elle fut suivie d’une seconde quatre années plus tard, et c’est sur celle-ci que furent faites, la traduction latine par [Jean] Fleurian, et la traduction française par Jean Temporal […]. Les savants qui, au XVIIe siècle, se sont occupés de la géographie de l’Afrique ont, comme leurs prédécesseurs du XVIe siècle, largement puisé dans l’ouvrage de Jean Léon l’Africain. Je citerai tout d’abord Gramaye [Jean-Baptiste, historien, diplomate et géographe]. Il s’appuie sur l’autorité de Jean Léon l’Africain dans le chapitre où il traite de l’origine de la langue parlée par les habitants du Maghreb. (Schefe et Cordier, 1881 : VI).
Il est également significatif à ce sujet de voir l’historien finlandais Pekka Masonen – l’un des spécialistes notoires de l’ancien empire soudanais et du commerce transsaharien – évoquer la valeur de la Description de Léon dans une Europe qui, elle, était encore indigente en matière de géographie, de prosopographie et de sociologie africaines :
Depuis sa première publication en 1550, et pendant presque trois siècles, la Descrittione dell’Africa d’al-Hasan b. Muhammad al-Wazzan - mieux connu sous le nom de Léon l’Africain - a constitué pour les lecteurs européens la source la plus importante sur la géographie et l’histoire de l’Afrique soudanaise. Sa popularité persistante s’explique par l’absence de travaux équivalents avant le début de l’exploration européenne du continent africain à la fin du XVIIIe siècle […]. Quels que soient les mérites de Léon dans d’autres domaines, son importance dans l’historiographie de l’Afrique soudanaise se fonde essentiellement sur le fait qu’il a été le premier à introduire le sujet auprès des savants européens (Masonen, 2006 : 71-81).
Par ailleurs, il convient de souligner le caractère universel de l’écriture de Hassan el-Wazzan. Nous avons évoqué surtout La Description pour sa célébrité dans le monde occidental depuis la Renaissance. Mais d’autres ouvrages non moins importants ont été écrits par ce » voyageur entre deux mondes ». Afin de montrer que ce dernier était un érudit dont l’écriture débordait largement sa vocation qu’était la géographie politique, et loin de nous toute prétention à l’exhaustivité, nous nous suffirons d’énumérer quelques unes de ses œuvres, mais toutes rédigées lors de ses pérégrinations ; ce qui les inscrit et les définit génériquement dans la sphère des récits de voyage puisque c’est lors de son dernier voyage notamment, donc dans sa captivité ensuite son libre séjour à Rome, qu’elles ont été rédigées. Les titres sont donnés, ici, en italien, langue d’écriture du polymathe arabo-andalou : De Arte Metrica Liber, De Viris quibusdam Illustribus apud Arabes [3], De Viris quibusdam Illustribus apud Hebraeos [4], Libro de la Cosmographia [sic] et Geographia de Affrica. Il y en a bien sûr d’autres traitant notamment du fiqh et de la traduction. Il convient toutefois de savoir une chose. La plupart de ces ouvrages (et d’autres qu’on trouve encore sous forme de manuscrits [5] dans des bibliothèques italiennes et espagnoles) n’ont pas fait l’objet de traduction ni même de consultation « sérieuse » de la part de chercheurs aussi bien en Europe qu’au Maghreb. Pour ne donner qu’une seule illustration sur cet amer constat, nous donnerons l’exemple du dictionnaire arabe-hébreu-latin dans lequel la collaboration de Youhanna al-Assad est attestée par les grands traducteurs et autres lexicographes de l’époque. A ce titre, David Kaufmann, le biographe de Jacob Mantino, après avoir cité nommément Hassan, revient sur La Description et sur ledit dictionnaire :
Ainsi, et pour ne s’en tenir qu’à cet exemple ô combien significatif, pour le protagoniste-narrateur de Léon l’Africain, « [il s]’engage[a] à fournir les parties arabe et hébraïque sur la base d’une longue liste de mots latins » (Maalouf, 1986 : 459).
A vrai dire, à travers notre analyse, nous avons mis en relief l’appartenance effective de Hassan/Léon à la pléiade d’érudits qui avaient collaboré à l’émergence de la Renaissance. Sa vie, qui était un vrai récit de voyage, est faite de hauts et de bas. Cependant, en polymathe sagace et sage, il a su faire de sa captivité, et partant de son exil forcé, un moment très profitable à l’esprit et à la créativité. Son singulier sens d’accommodation lui a valu d’être estimé, ou du moins respecté de ses semblables européens. Son séjour à Rome s’inscrit dans son long projet viatique. L’Italie ne fut pour lui qu’une escale parmi d’autres. Et ses pérégrinations effectuées en Afrique sahélienne, en Afrique du Nord, en Turquie, au Hijez (Arabie) en Italie, lui avaient rassemblé les ingrédients précieux et nécessaires pour écrire sa vie, car sa vie n’était autre qu’un récit de voyage, un livre à lire, un livre écrit par un « homme de la Renaissance ».
Abdelkrim Benslim
Centre universitaire Belhadj Bouchaib
Aïn Témouchent
Notes
[1] Pour la question de généricité de l’écriture romanesque d’Amin Maalouf, consulter notre thèse de doctorat (non publiée) : BENSELIM Abdelkrim, La figure de l’intellectuel dans l’œuvre romanesque d’Amin Maalouf, Université d’Oran, 2013.
[2] En fait, il n’y a pas de récit de voyage entièrement « autonome ». Cette assertion est confortée par les conclusions d’un spécialiste de la littérature viatique, en l’occurrence François Moureau : « Le pur récit de voyage est un accident de la littérature » (Lanni, 2003 : 483-499).
[3] Sur quelques hommes illustres parmi les Arabes.
[4] Sur quelques hommes illustres parmi les Juifs.
[5] Ces manuscrits – et d’autres – se trouvent actuellement dans la Biblioteca Mediceas Laurenziana à Florence, la Biblioteca Nazioanale Centale à Rome, la Biblioteca Ambrosiana de Milan, la Biblioteca Estense Universitaria de Modène, la Real Biblioteca del Escorial en Espagne, l’Archivio Segreto Vaticano et la Biblioteca Apostolica Vaticana au Vatican.
[6] Jacob Mantino : savant et médecin juif italien. Auteur de beaucoup de traductions scientifiques, surtout d’hébreu en latin. Co-auteur, avec Hassan el-Wazzan, du dictionnaire arabe-hébreu-latin.
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