Nous proposons ici la recension d'un ouvrage de référence sur la philosophie islamique.
Broché: 416 pages
Editeur : Cerf (14 novembre 1989)
Collection : Patrimoines - Islam
ISBN-10: 2204031755
ISBN-13: 978-2204031752
Le lecteur francophone avait déjà à sa disposition deux histoires de la philosophie islamique, dont les qualités respectives sont bien connues. L'excellent ouvrage que nous présentons se distingue d'abord par une lisibilité parfaite de bout en bout. Il faut, pour ne pas y revenir, en rendre hommage au traducteur. Arabe, il a fait passer de l'anglais au français un texte dense, en alliant l'exactitude à la clarté. On ne relève guère, ici ou là, que des lourdeurs ou quelques fautes de style. M. Nasr ne s'est pas borné à traduire. Il a vérifié amélioré, parfois corrigé le texte par des notes personnelles, signalées par un astérisque (p. 13, 44, 77, 197, 220, 229; 239, etc.) et marquées au coin d'une grande compétence. A lui, un grand merci.
M. Majid Fakhry, Libanais, longtemps professeur à l’American University of Beyrouth, a publié A History of Islamic Philosophy en 1970, à la Columbia University Press (« Studies in Oriental Culture », 5). La traduction est ici faite sur la 2e éd. (London, New-York, 1983), révisée et légèrement augmentée. La« succession des chapitres se modèle sur le développement historique de la philosophie, mais en évitant deux écueils. Une suite de monographies sur les plus grands auteurs ne serait qu'une chronique sélective et décousue : au contraire, l'A. dégage dans leur épaisseur culturelle les facteurs, les tendances; les écoles dont l'interaction fait la vie; la diversité et pourtant la cohérence de la pensée philosophique dans l'islam. L'autre danger serait d'établir arbitrairement une cloison étanche entre la philosophie et la pensée religieuse. La frontière de la philosophie n'est pas aussi nette en islam que dans l'Occident moderne. Cette situation de fait, jointe à la présence de plusieurs courants dans la philosophie au sens le plus strict, justifie ce que M. Fakhry appelle le schéma « thématique » de son ouvrage (p. 11), qui assouplit l'exposé diachronique au bénéfice de la compréhension d'ensemble.
M. Majid Fakhry, Libanais, longtemps professeur à l’American University of Beyrouth, a publié A History of Islamic Philosophy en 1970, à la Columbia University Press (« Studies in Oriental Culture », 5). La traduction est ici faite sur la 2e éd. (London, New-York, 1983), révisée et légèrement augmentée. La« succession des chapitres se modèle sur le développement historique de la philosophie, mais en évitant deux écueils. Une suite de monographies sur les plus grands auteurs ne serait qu'une chronique sélective et décousue : au contraire, l'A. dégage dans leur épaisseur culturelle les facteurs, les tendances; les écoles dont l'interaction fait la vie; la diversité et pourtant la cohérence de la pensée philosophique dans l'islam. L'autre danger serait d'établir arbitrairement une cloison étanche entre la philosophie et la pensée religieuse. La frontière de la philosophie n'est pas aussi nette en islam que dans l'Occident moderne. Cette situation de fait, jointe à la présence de plusieurs courants dans la philosophie au sens le plus strict, justifie ce que M. Fakhry appelle le schéma « thématique » de son ouvrage (p. 11), qui assouplit l'exposé diachronique au bénéfice de la compréhension d'ensemble.
On peut sans artifice diviser le livre en trois parties. Chapitres I à III : héritages et émergences. L'A. montre avec toute la force et toute la précision nécessaires ce fait massif : la philosophie islamique est née de la philosophie hellénistique; en grande partie grâce aux traducteurs et commentateurs chrétiens syriaques. Mais il ne néglige pas le rôle de l'Iran (voire de l'Inde), ni celui de la théologie dialectique et systématique ('ilm al-kalâm), dont l'éclosion a précédé dans l'islam celle de la philosophie. Le premier philosophe original, al-Kindï, montre au mieux l'impact de cette théologie sur la philosophie islamique. — Chapitres IV à VIII: le cœur de la philosophie islamique. Ce sont bien sûr les deux géants, Farabi et Avicenne, mais aussi le néo-pythagorisme populaire des Frères de la Pureté- (Iẖwān al-ṣafā'), la réfutation de la falsafa par Ghazali au nom de la. théologie as'arite, les synthèses para-philosophiques des grands docteurs soufls. — Chapitres IX à XII : développements dans l'espaces et lе temps. Toute l'histoire antérieure se déroulait dans l'Irak abbasside et l'Iran. L'Andalousie du XIIe siècle (qui culmine en Averroès) et le Maghreb d'Ibn Khaldun, puis aux XIXe et XXe s. l'Inde ď Ahmad Hân et de Iqbâl, élargissent pratiquement la scène aux deux extrémités du monde musulman (l'Insulinde mise à- part). Quant à la pensée iranienne, elle reste sous l'emprise d'Avicenne : d'un côté, il est combattu mais pillé : par le grand exégète et théologien Fakhr al-Dīn al-Rāzī ; de l'autre, son oeuvre majestueuse est successivement amalgamée à la philosophie du soufisme, puis à celle du shi'isme imamite, pour se transmuer en l'école de l'illumination (išrāq), que dominent les synthèses de Suhrawardï au XIIe siècle et de Mollā Sadrā au XVIIe. Mais, à la différence d'autres ouvrages, celui de M. Fakhry ne s'arrête pas au XIXe siècle, encore moins aux XIIe : dans un dernier chapitre, il poursuit son enquête et sa réflexion jusqu'à nos jours, menant jusqu'aux années 70 l'histoire complexe de la pensée philosophique dans les différentes aires culturelles du monde islamique.
La justesse, l'équilibre, la complétude du plan, qualités maîtresses, ne sont pas les seules. L'A. va continûment d'un pas égal au long du livre. L'exposé est coulant. Il fait une analyse détaillée, probe et sagace des grandes œuvres, avec en notes des références très précises aux : textes arabes et aux.études occidentales. Mais l'examen des ouvrages et des auteurs alterne avec des considérations plus larges qui restituent aux «classiques» de chaque temps leur, milieu historique, et décrivent, les courants- intellectuels; correspondants. D'autre part, la recension de l'histoire comporte « un élément d'interprétation et d'évaluation considérable » (p. 9 ; nous soulignons). C'est dire que l'A. intervient parfois en son propre nom; avec discrétion- mais netteté, pour commenter les évolutions qu'il relate.Un leitmotiv de ces v réflexions est le rapport de la philosophie à la religion. Plus haut déjà, nous avons relevé l'impossibilité de les séparer absolument au niveau de l'histoire. Il y a là une donnée qu'ont prise en compte tous les historiens de l'islam philosophant. Mais où arrêter l'intégration de la pensée religieuse à l'effort philosophique ? C'est là une question délicate. Les prédécesseurs de M. Fakhry ont péché par excès. Lui-même annexe plus d'un auteur étranger, à lа philosophie, et des esprits, sourcilleux; jugeront hors du sujet ses chapitres VIII et XI. Quoi qu'il en soit, notre résumé du livre montre que la philosophie islamique, à toutes ses grandes époques, est inextricablement mêlée à la religion musulmane. Cela de deux points de vue. D'un côté, l'histoire générale de la pensée dans, le monde de l'islam tisse un réseau d'influences réciproques, de conflits ou d'osmoses entre la philosophie proprement dite, les différentes synthèses théologiques et confessionnelles, et la pensée des spirituels les plus systématiques. D'un autre côté, à l'intérieur même de la. philosophie, une tension récurrente s'instaure entre la raison humaine et la Révélation coranique. L'A. ne cesse de le souligner : p. 20 s., 23, 91 s. et 116 (Kindï), 200 s., 302 s, (Averroès), 331, 368 s., etc. La 1re édition s'achevait par la notice sur un contemporain, Yûsuf Karam, dont « la profonde incapacité à, séparer la philosophie de la religion » lui semblait une remarque tout à fait propre à conclure une histoire de la philosophie islamique. La 2e édition se termine, sur le même ton par la mention du plus théologien, des philosophes musulmans, « al-Kindî, dont le nom clôt fort à propos cette Histoire » (p. 396).
La justesse, l'équilibre, la complétude du plan, qualités maîtresses, ne sont pas les seules. L'A. va continûment d'un pas égal au long du livre. L'exposé est coulant. Il fait une analyse détaillée, probe et sagace des grandes œuvres, avec en notes des références très précises aux : textes arabes et aux.études occidentales. Mais l'examen des ouvrages et des auteurs alterne avec des considérations plus larges qui restituent aux «classiques» de chaque temps leur, milieu historique, et décrivent, les courants- intellectuels; correspondants. D'autre part, la recension de l'histoire comporte « un élément d'interprétation et d'évaluation considérable » (p. 9 ; nous soulignons). C'est dire que l'A. intervient parfois en son propre nom; avec discrétion- mais netteté, pour commenter les évolutions qu'il relate.Un leitmotiv de ces v réflexions est le rapport de la philosophie à la religion. Plus haut déjà, nous avons relevé l'impossibilité de les séparer absolument au niveau de l'histoire. Il y a là une donnée qu'ont prise en compte tous les historiens de l'islam philosophant. Mais où arrêter l'intégration de la pensée religieuse à l'effort philosophique ? C'est là une question délicate. Les prédécesseurs de M. Fakhry ont péché par excès. Lui-même annexe plus d'un auteur étranger, à lа philosophie, et des esprits, sourcilleux; jugeront hors du sujet ses chapitres VIII et XI. Quoi qu'il en soit, notre résumé du livre montre que la philosophie islamique, à toutes ses grandes époques, est inextricablement mêlée à la religion musulmane. Cela de deux points de vue. D'un côté, l'histoire générale de la pensée dans, le monde de l'islam tisse un réseau d'influences réciproques, de conflits ou d'osmoses entre la philosophie proprement dite, les différentes synthèses théologiques et confessionnelles, et la pensée des spirituels les plus systématiques. D'un autre côté, à l'intérieur même de la. philosophie, une tension récurrente s'instaure entre la raison humaine et la Révélation coranique. L'A. ne cesse de le souligner : p. 20 s., 23, 91 s. et 116 (Kindï), 200 s., 302 s, (Averroès), 331, 368 s., etc. La 1re édition s'achevait par la notice sur un contemporain, Yûsuf Karam, dont « la profonde incapacité à, séparer la philosophie de la religion » lui semblait une remarque tout à fait propre à conclure une histoire de la philosophie islamique. La 2e édition se termine, sur le même ton par la mention du plus théologien, des philosophes musulmans, « al-Kindî, dont le nom clôt fort à propos cette Histoire » (p. 396).
A notre sens, par-delà ou plutôt en deçà: des deux points de vue qu'on vient d'exposer, la philosophie dans l'islam est liée à la religion d'une troisième façon, plus fondamentale, dont M. Fakhry ne parle guère. Il ne s'agit pas seulement d'une lutte ou d'un jeu entre la pensée religieuse et la philosophie, ni d'une tension interne à celle-ci. Il s'agit du philosophe même, et de son habitation par l'islam. Sauf de très rares personnalités comme Abu Bakr al-Rāzï, le philosophe musulman, volens nolens, est imprégné par l'islam. Il baigne dans la religion musulmane et sa Wellanschauung. Bien qu'elle soit combattue par la religion, la philosophie islamique est une philosophie religieuse. C'est suggéré par la personnalité de ses protagonistes : au bout du compte, Avicenne meurt en bon musulman ; Averroès est juge canonique ; Sadrā commente les ahbār des imams shi'îtes. C'est montré par le tri qu'elle a fait parmi les philosophes grecs, rejetant les « matérialistes » (dahriyya) pour s'attacher aux ilāhiyyun, « métaphysiciens du Divin»., C'est inscrit dans sa structure constante : toujours Dieu au principe et au sommet (quel que soit son nom technique), toujours des intermédiaires angéliques, toujours une affirmation et une théorie, du prophétisme, avec une anthropologie axée unilatéralement sur la destinée spirituelle de l'homme. Voilà bien le secret de la philosophie islamique. Tout entière héritée de la philosophie grecque, mais de cette philosophia, revue et réorientée par les néo-platoniciens et les chrétiens (Philopon...) de l'âge hellénistique. Et pourtant toute neuve, entièrement recréée selon la vision la plus générale de la religion musulmane, et dotée par là d'une évidente et inamissible originalité : sans l'islam, la. philosophie islamique, est impensable, et incompréhensible.
Ce constat peut conduire à une vision (une révision) plus ample de la philosophie. La philosophie, à. coup sûr, existe : nous voulons par là affirmer l'unité, au moins virtuelle, de l'esprit humain en ses entreprises philosophiques. Mais elle n'advient au niveau du sens et de sa transmission que sous la forme des philosophies. Nous ne voulons pas seulement nommer ainsi les œuvres ou les systèmes d'écoles et auteurs variés. On prend maintenant meilleure conscience d'un fait capital, longtemps occulté par l'européocentrisme : il y a des univers philosophiques différents du nôtre. L'Histoire de la Philosophie de l'Encyclopédie de la Pléiade en avait lucidement pris acte. Il semble que les tomes II à IV de l’Encyclopédie philosophique d'André Jacob doivent marquer une progression sur cette voie; Or, les univers philosophiques correspondent d'ordinaire chacun à une religion. La « philosophie chrétienne » a fait couler beaucoup d'encre, mais nul ne niera l'existence d'une philosophie juive - médiévale.- Le bouddhisme est-il religion ou philosophie ? La pensée hindoue n'est-elle pas la fusion de l'une et de l'autre ? L'hermétisme méditerranéen comme le confucianisme chinois sont aussi à double face, ou participent de deux registres. L'opposition native et structurelle entre la philosophie et la religion se manifeste ainsi comme le dernier mythe auquel n'ait pas renoncé l'Occidental moderne ! En ce domaine comme en plusieurs autres, nous avons trop souvent pris pour la norme des choses notre situation historiquement exceptionnelle, qui marque seulement le degré zéro ou epsilon d'une variable qu'on a cru pouvoir nier en bloc Dans une histoire vraiment universelle de la; philosophie, une très grande part serait en même temps du domaine de l'histoire des religions. C'est dire que les liens de la philosophie islamique à la religion musulmane n'ont rien d'aberrant, et que M MajidFakhry est tout à fait fondé à les mettre en valeur.
En définitive, sa nouvelle Histoire de la philosophie islamique est un précieux instrument de travail pour le philosophe, l'arabisant, l'historien des religions. D'autres ouvrages l'emportent sur elle par le développement donné à tel aspect ou tel moment: de la pensée. Mais aucun ne dépasse ce livre par la rigueur de l'esprit philosophique. Aucun même ne l'égale par l'ampleur du dessein, la pondération des éléments, l'unité profonde qu'il met en lumière dans le mouvement successif ou parallèle des philosophies de l'islam. .
Ce constat peut conduire à une vision (une révision) plus ample de la philosophie. La philosophie, à. coup sûr, existe : nous voulons par là affirmer l'unité, au moins virtuelle, de l'esprit humain en ses entreprises philosophiques. Mais elle n'advient au niveau du sens et de sa transmission que sous la forme des philosophies. Nous ne voulons pas seulement nommer ainsi les œuvres ou les systèmes d'écoles et auteurs variés. On prend maintenant meilleure conscience d'un fait capital, longtemps occulté par l'européocentrisme : il y a des univers philosophiques différents du nôtre. L'Histoire de la Philosophie de l'Encyclopédie de la Pléiade en avait lucidement pris acte. Il semble que les tomes II à IV de l’Encyclopédie philosophique d'André Jacob doivent marquer une progression sur cette voie; Or, les univers philosophiques correspondent d'ordinaire chacun à une religion. La « philosophie chrétienne » a fait couler beaucoup d'encre, mais nul ne niera l'existence d'une philosophie juive - médiévale.- Le bouddhisme est-il religion ou philosophie ? La pensée hindoue n'est-elle pas la fusion de l'une et de l'autre ? L'hermétisme méditerranéen comme le confucianisme chinois sont aussi à double face, ou participent de deux registres. L'opposition native et structurelle entre la philosophie et la religion se manifeste ainsi comme le dernier mythe auquel n'ait pas renoncé l'Occidental moderne ! En ce domaine comme en plusieurs autres, nous avons trop souvent pris pour la norme des choses notre situation historiquement exceptionnelle, qui marque seulement le degré zéro ou epsilon d'une variable qu'on a cru pouvoir nier en bloc Dans une histoire vraiment universelle de la; philosophie, une très grande part serait en même temps du domaine de l'histoire des religions. C'est dire que les liens de la philosophie islamique à la religion musulmane n'ont rien d'aberrant, et que M MajidFakhry est tout à fait fondé à les mettre en valeur.
En définitive, sa nouvelle Histoire de la philosophie islamique est un précieux instrument de travail pour le philosophe, l'arabisant, l'historien des religions. D'autres ouvrages l'emportent sur elle par le développement donné à tel aspect ou tel moment: de la pensée. Mais aucun ne dépasse ce livre par la rigueur de l'esprit philosophique. Aucun même ne l'égale par l'ampleur du dessein, la pondération des éléments, l'unité profonde qu'il met en lumière dans le mouvement successif ou parallèle des philosophies de l'islam. .
Cette recension a déjà été publiée dans la Revue de l'histoire des religions, tome 208 n°1, 1991. pp. 89-92.