Dans un post récent sur Facebook, l’un des auteurs de ces lignes proposait d’en finir avec le fait de vilipender l’Imâm Chalghoumi, décrié pour être soi-disant parachuté « représentant des musulmans de France » par une « clique médiatico-politique ». Pour sortir de la posture confortable qui voudrait que les musulmans soient les victimes d’un « système » qui tente de leur confisquer la parole en la confiant au supposément « moins doué d’entre eux », il nous semblait plus fructueux d’appeler à se focaliser sur les raisons, dans un rayon plus intra-communautaire, qui font que cet imâm puisse jouir d’une couverture médiatique disproportionnée par rapport à son poids réel dans l’islam de France. Nous reprenons ci-dessous une partie de cette tribune tout en la mettant en perspective des intenses débats, pour ne pas dire des invectives, qu’elle a suscitée, en incluant, cette fois, un regard sur les aspects de « politique extérieure » des activités de l’Imâm Chalghoumi, et les inévitables confusions qu’elle entraîne.
Il faut en effet reconnaître qu’avec son français désordonné à l’écrit comme à l’oral, l’« Imâm » de Drancy – une marque déposée en quelque sorte puisqu’il ne l’est plus de façon pratique depuis bien longtemps – ne cesse de susciter l’ire des islamo-identitaires chaque fois qu’il fait une apparition médiatique – le plus souvent en temps de crise, quand les médias et le monde politique cherchent une figure musulmane qui serait rassurante à mettre en avant. Il lui est reproché de se faire passer pour le représentant de l’islam de France – ce qu’il n’a jamais déclaré pourtant. Il s’agit, factuellement, juste d’une parole d’imâm, qui n’est représentative que d’elle-même, de la même manière que la parole d’un curé de campagne n’est pas représentative de la parole de l’Église.
Mais voilà, au-delà de ses difficultés avec la grammaire française, il parle d’amour de la patrie, du drapeau, d’une hiérarchie des normes qui place les lois de la République au-dessus des lois de Dieu. Il parle d’amour de son prochain et de fraternité. Il le dit de manière simple, frappée au coin du bon sens. Et ça rend fous et folles de rage deux publics particuliers: celles et ceux, pratiquante·e·s ou pas, qui n’envisagent leur identité (arabo/turco/***)-musulmane qu’en opposition à une identité française supposément « majoritaire » mais très théorique d’une part et celles et celles et ceux qui professent un islam intégraliste d’autre part. Bien sûr, de nombreux autres, qui ne font partie d’aucun de ces deux groupes d’opposant·e·s systématiques, peuvent se sentir humilié·e·s que les médias mettent en avant une personne à la rhétorique si hésitante (en français, car en arabe, d’après ce que l’on peut en juger, il tient mieux la route), semblant perpétuer la figure coloniale et orientaliste de l’Arabe pour toujours incapable d’articuler une phrase cohérente en français.
Mais voilà, au-delà de ses difficultés avec la grammaire française, il parle d’amour de la patrie, du drapeau, d’une hiérarchie des normes qui place les lois de la République au-dessus des lois de Dieu. Il parle d’amour de son prochain et de fraternité. Il le dit de manière simple, frappée au coin du bon sens. Et ça rend fous et folles de rage deux publics particuliers: celles et ceux, pratiquante·e·s ou pas, qui n’envisagent leur identité (arabo/turco/***)-musulmane qu’en opposition à une identité française supposément « majoritaire » mais très théorique d’une part et celles et celles et ceux qui professent un islam intégraliste d’autre part. Bien sûr, de nombreux autres, qui ne font partie d’aucun de ces deux groupes d’opposant·e·s systématiques, peuvent se sentir humilié·e·s que les médias mettent en avant une personne à la rhétorique si hésitante (en français, car en arabe, d’après ce que l’on peut en juger, il tient mieux la route), semblant perpétuer la figure coloniale et orientaliste de l’Arabe pour toujours incapable d’articuler une phrase cohérente en français.
Mais à nouveau, ce sentiment puise sa source dans la confusion entre médiatisation et représentation : c’est un peu comme reprocher à Cindy, qui a fait une brève apparition dans les « Ch’tis à Mykonos » de représenter tous les Ch’tis, les blondes, les femmes enceintes… Les Ch’tis, les blondes et les femmes enceintes n’ont pas lancé de pétitions digitales pour exiger qu’elle ne les représente plus. Pourquoi ce principe, aisément saisi par tout un chacun à propos d’une starlette de la téléréalité, devient-il subitement invalidé dès lors qu’il s’agit d’un·e musulman·e médiatisé·e ? Au nom de quoi devient-il ou elle le·la représentant·e de tous les musulmans de France et de Navarre s’il ou elle place une bonne « punchline » dans un débat, tout en s’en tenant à la doxa la plus conservatrice, ou bien devient-il ou elle voué·e aux gémonies dès lors qu’il ou elle tiendrait une opinion dissidente, non conforme à ce qui serait attendu, de la part de « sa » communauté ? Sans que personne ne puisse définir, par ailleurs, ce que serait le discours standard, dans des communautés aussi diversifiées et aux intérêts aussi contradictoires que peuvent constituer les musulman·e·s eurpéen·ne·s. En dehors, bien entendu, des publics islamo-identitaires qui, eux, ont un ensemble de croyances, de discours et de pratiques plus homogènes et affirmés, qu’ils peuvent plus facilement vectoriser dans l’espace et le débat publics, profitant de la caisse de résonnance de leurs associations dédiées à une cause particulière, leurs médias alternatifs, leurs influenceurs et influenceuses, leurs prédicateurs et prédicatrices vedettes, etc. En l’occurrence, il s’agit d’un écosystème très particulier, très auto-référencé, et jouissant d’une certaine position hégémonique dans le champ discursif islamique, non pas du fait de la qualité intrinsèque de ses contenus ou de ses figures, mais faute de concurrence robuste qui articulerait des visions alternatives à cette dernière. Dès lors, tout propos en provenance de ces milieux tend à s’imposer naturellement comme un propos majoritaire, alors que c’est loin d’être le cas dans la réalité vécue des musulman·e·s au quotidien, dont un très grand nombre sont à des années lumières des préoccupations de ces milieux précisément.
En l’espèce, le post original saluait le courage de l’Imâm Chalghoumi, quoique l’on puisse penser de ses propos, car il a a minima le courage de ses opinions, même si très évolutives au cours de sa vie, quoique l’on puisse penser, également, de ce qui pourrait les motiver. Il maintient sa ligne en dépit de la haine puissante à laquelle il fait face ainsi qu’aux humiliations en tous genres, tant en intra-communautaire, qu’à l’extérieur de sa communauté de la part de celles et ceux qui le prennent pour un paillasson et/ou un abruti tout en instrumentalisant à leur avantage sa parole et son image.
Quoiqu’il en soit, ce n’est pas tant la responsabilité de l’Imâm Chalghoumi, ni des médias ou des politiques qui nous intéresse, car ce petit monde ne fait qu’opérer en fonction des opportunités générées par un hiatus flagrant. Où sont-ils, en effet, ces autres imâms et figures qui « représenteraient » les musulman·e·s de ce pays avec soi-disant plus de dignité ? Pourquoi ne les entend-on pas ou plus précisément pourquoi ne leur tend-on pas le micro dès que les projecteurs sont braqués sur le fameux « islam de France », dont ils sont des éléments tout autant que l’Imâm Chalgoumi, parmi tant d’autres ?
Si on retire les imâms qui ne parlent quasiment pas le français, ceux qui sont totalement à la solde, ou simplement fonctionnaires, d’un pays étranger comme l’Arabie Saoudite, l’Algérie ou la Turquie, et n’ont aucun droit de s’exprimer en dehors des murs de leur mosquée, ceux qui ne pourront tenir qu’un discours victimaire visant à « réveiller la oumma », ceux qui seront incapables d’assumer médiatiquement que, oui, les lois du pays ont préséance sur les lois « divines » (en fait des interprétations bien humaines d’un texte de l’Antiquité tardive), que les musulman·e·s sont d’abord des Français·es comme les autres qui devraient arrêter de s’imaginer en permanence dans l’exceptionnalité parce que musulman·e·s, qu’être musulman·e n’est pas un privilège qui impliquerait un traitement spécifique de la part de la société, mais une responsabilité qui impliquerait excellence et sens du service dans la discrétion, ou encore qu’être musulman·e ce n’est pas une identité de combat et d’opposition, ni une position victimaire permanente… Et disant cela, ce n’est pas faire revendication d’un « Islam zéro », mais de savoir articuler une praxis et une doxa, qu’elles soient conservatrices, libérales, « light », plus, moins ou pas du tout intransigeantes, avec la hiérarchie des normes et des priorités d’une société sécularisée dont la règle du jeux publique est collectivement délibérée en fonction des besoins de la gestion de ce qui seul est tangible, notre matérialité, dans l’indifférence (au sens propre du terme) à toutes les hypothèses possibles quant à l’avenir ultra-mondain de l’humanité.
Si l’on retire encore du nombre de ces imâms et figures qui pourraient potentiellement intervenir dans le débat public pour faire entendre d’autres voix musulmanes (sans pour autant être plus représentatives que l’Imâm Chalghoumi en quoi que ce soit) ces imâms qui dépendent financièrement de leur communauté et évitent de faire de vagues en prenant des positions qui vont à l’encontre de celles de leurs ouailles parce qu’il faut remplir l’assiette des enfants le lendemain, ceux qui n’ont aucune envie de se prendre des vagues d’insultes et de discours haineux de la part de leurs coreligionnaires mettant en pratique cette religion d’amour et de paix, ceux qui ne sont pas théologiens et ne se sentent pas légitimes pour intervenir, ceux qui n’ont pas de bagage très solide en dehors du viatique minimal pour diriger les cinq prières et citer trois hadîths lors des sermons du vendredi, ceux dont le seul horizon est d’aller réciter la sourate Yâ-Sîn aux mariages et aux naissances en échange d’un petit billet ou d’une portion de couscous ou d’Adana köfte, ceux qui dépendent de fédérations fortement influencées par l’islamisme, etc., etc. Mais qui reste-t-il au fond ? Et qui seraient, en outre, des intellectuel·le·s au français châtié ?
Nous rêverions aussi de les voir s’exprimer dans les médias, mais combien de tribunes ont-ils signées jusqu’à présent ? Combien de livres ou d’articles publiés ? Tareq Oubrou ? Mahmoud Ould-Doua ? En voilà deux autres, mais ne leur est-il pas reproché la même chose qu’à Hassan Chalghoumi en intra-communautaire, dès lors qu’ils ne respectent pas la doxa islamiste sur le foulard ? Pas légitimes, français hésitant, première génération, soi-disant en décalage avec les jeunes, pas la bonne formation islamique… Il y a toujours quelque chose à redire à leur encontre. Quant à Mohammed Bajrafil, ne voilà-t-il pas qu’il jette le gant de l’imâmat, usé par la médiocrité des petits jeux intracommunautaires, mettant en abîme de manière intéressante le contenu de ce que nous expliquions plus haut.
Pour faire bref, de tels imâms ne sont pas assez nombreux, surtout, à l’exception des imâmes émergentes (Eva Janadin, Kahina Bahloul, Anne-Sophie Monsinay) qui, pour le coup, à contre-courant des torrents d’insultes qui les agonisent, tiennent des discours cohérents, articulés et apaisants sur ces sujets. L’Imâm Chalghoumi, malgré lui, n’est que le symptôme du délabrement des communautés musulmanes en francophonie européenne et de l’incapacité collective, voire du manque de courage/d’indépendance, du leadership communautaire à articuler des positions claires sur la hiérarchie des normes, sur les questions identitaires, sur le séparatisme, à proposer une théologie non aliénante, etc., qui puissent être audibles dans les médias « mainstream ».
Car c’est bien de cela qu’il s’agit : la visibilité dans les médias « mainstream ». Certains prédicateurs et imâms ont des audiences digitales très considérables (plusieurs centaines de milliers de « followers »), mais se concentrent dans les milieux évoqués ci-dessus et délivrent des discours essentiellement compatibles avec ces derniers – mais rédhibitoires pour le reste de la société pour qui leur cadre de référence « islamique » (pour ne pas dire islamiste parfois) relève du mystère, voire de l’incompréhension pure et simple. Or, les médias « mainstream », par leur fonctionnement endogène, travaillent au moyen d’étiquettes et de boîtes : il y a de la place pour les « méchants », les « controversés », les « déviants » (et ils ne sont pas difficiles à trouver quand on prend le temps d’écouter un peu ces prédicateurs et imâms qui fonctionnent dans un paradigme de pensée médiéval, même s’ils sont à la pointe de la technologie quand il s’agit des techniques de diffusion), mais il y a peu de candidats pour les places de « gentils », de « sympathiques », de « meilleur espoir pour le vivre ensemble », etc. Or, ce fonctionnement vaut pour toutes les communautés, y compris la communauté médicale, comme le feuilleton de la Covid-19 nous l’a montré depuis plusieurs mois. Dans une communauté religieuse plus proche, c’est la rabbin libérale Delphine Horvilleur qui est très régulièrement invitée sur les plateaux pour parler d’un judaïsme compatible avec les questionnements de nos sociétés, dans des formats digestibles par la majorité, et non pas des rabbins ultra-orthodoxes vivant également dans un paradigme de pensée issus des shtetls. Il y a une énorme demande, du côté des médias « mainstream » pour remplir, en ce qui concerne l’islam, la « case » occupée par Delphine Horvilleur pour le judaïsme, mais faute de meilleur·e·s candidat·e·s, le système médiatique se replie sur le « bon client » que constitue l’Imâm Chalghoumi, sans aucune illusion pour autant quant à son crédit communautaire. Quant aux imâms et autres figures intra-communautaires, parfois extrêmement bien articulés, mais qui promeuvent des postures perçues comme oppositionnelles à ce que les médias « mainstream » considèrent comme étant, précisément, le « mainstream », ils auront peu la parole, car étiquetés comme ne promouvant pas le vivre-ensemble, et quand ils l’auront, ce ne sera évidemment pas pour occuper la case des « gentils ».
On peut évidemment déplorer le fonctionnement de ce système médiatique « mainstream » qui s’impose très largement à tou·te·s (sauf à le jouer et le retourner contre lui-même, comme le démontre la carrière d’un Eric Zemmour qui est passé de la case du « méchant » à dispensateur d’une certaine hégémonie discursive, sans être néanmoins étiquetté comme un « gentil » - jusqu’à présent). Les alternatives ne sont pourtant pas infinies : participer à ce système avec le risque de se faire allouer une case qui ne nous corresponde pas, ne pas y participer du tout (ce qui est le cas du plus grand nombre des imâms et autres figures pour toutes les raisons rappelées plus haut et cette hantise de se faire « démolir » par les médias « mainstream » ou par le « retour communautaire »), ou encore développer ses propres canaux alternatifs, ce à quoi s’emploient beaucoup d’imâms, devenus entrepreneurs communautaires digitaux, mais au coût de l’abandon de l’aura de légitimité et de respectabilité que les médias « mainstreams » sont perçus comme offrant encore.
Ceci étant posé, au-delà même de cette impossibilité collective intra-communautaire actuelle à produire, et à tolérer, des imâms et figures qui pourraient porter, non pas une, mais des voix diverses et variées, articulées et aptes à communiquer, de manière pertinente, les préoccupations et les défis des musulman·e·s dans leur diversité, il faut aussi s’interroger sur les contradictions, à l’intérieur du « mainstream », générées par la focale disproportionnée sur l’Imâm Chalghoumi, même si le contenu de son discours peut paraître rassurant de prime abord.
Ce fameux discours dit « rassurant » n’a pas toujours été celui professé par cet homme médiatique. Issu d’un milieu très modeste tunisien, Hassan Chalghoumi est fils de vétérinaire et de femme au foyer. Elève d’une école coranique, chassé par les forces de Ben Ali selon la version officielle, il se rend en Syrie puis au Pakistan pour faire ses fameuses études de théologie. Son diplôme le déclarant imâm vient de là. Il part en 1992 et rentre en France en 1996, devient prêcheur dans les foyers SONACOTRA sous la bannière de la mouvance du Tablîgh, faisant la promotion d’un islam strict et littéraliste d’origine pakistanaise. Il faudra attendre tout de même dix ans, vers 2006, pour qu’il se réinvente en faiseur de paix et promoteur du fameux dialogue interculturel, notamment avec les Juifs.
Quoiqu’il en soit, ce n’est pas tant la responsabilité de l’Imâm Chalghoumi, ni des médias ou des politiques qui nous intéresse, car ce petit monde ne fait qu’opérer en fonction des opportunités générées par un hiatus flagrant. Où sont-ils, en effet, ces autres imâms et figures qui « représenteraient » les musulman·e·s de ce pays avec soi-disant plus de dignité ? Pourquoi ne les entend-on pas ou plus précisément pourquoi ne leur tend-on pas le micro dès que les projecteurs sont braqués sur le fameux « islam de France », dont ils sont des éléments tout autant que l’Imâm Chalgoumi, parmi tant d’autres ?
Si on retire les imâms qui ne parlent quasiment pas le français, ceux qui sont totalement à la solde, ou simplement fonctionnaires, d’un pays étranger comme l’Arabie Saoudite, l’Algérie ou la Turquie, et n’ont aucun droit de s’exprimer en dehors des murs de leur mosquée, ceux qui ne pourront tenir qu’un discours victimaire visant à « réveiller la oumma », ceux qui seront incapables d’assumer médiatiquement que, oui, les lois du pays ont préséance sur les lois « divines » (en fait des interprétations bien humaines d’un texte de l’Antiquité tardive), que les musulman·e·s sont d’abord des Français·es comme les autres qui devraient arrêter de s’imaginer en permanence dans l’exceptionnalité parce que musulman·e·s, qu’être musulman·e n’est pas un privilège qui impliquerait un traitement spécifique de la part de la société, mais une responsabilité qui impliquerait excellence et sens du service dans la discrétion, ou encore qu’être musulman·e ce n’est pas une identité de combat et d’opposition, ni une position victimaire permanente… Et disant cela, ce n’est pas faire revendication d’un « Islam zéro », mais de savoir articuler une praxis et une doxa, qu’elles soient conservatrices, libérales, « light », plus, moins ou pas du tout intransigeantes, avec la hiérarchie des normes et des priorités d’une société sécularisée dont la règle du jeux publique est collectivement délibérée en fonction des besoins de la gestion de ce qui seul est tangible, notre matérialité, dans l’indifférence (au sens propre du terme) à toutes les hypothèses possibles quant à l’avenir ultra-mondain de l’humanité.
Si l’on retire encore du nombre de ces imâms et figures qui pourraient potentiellement intervenir dans le débat public pour faire entendre d’autres voix musulmanes (sans pour autant être plus représentatives que l’Imâm Chalghoumi en quoi que ce soit) ces imâms qui dépendent financièrement de leur communauté et évitent de faire de vagues en prenant des positions qui vont à l’encontre de celles de leurs ouailles parce qu’il faut remplir l’assiette des enfants le lendemain, ceux qui n’ont aucune envie de se prendre des vagues d’insultes et de discours haineux de la part de leurs coreligionnaires mettant en pratique cette religion d’amour et de paix, ceux qui ne sont pas théologiens et ne se sentent pas légitimes pour intervenir, ceux qui n’ont pas de bagage très solide en dehors du viatique minimal pour diriger les cinq prières et citer trois hadîths lors des sermons du vendredi, ceux dont le seul horizon est d’aller réciter la sourate Yâ-Sîn aux mariages et aux naissances en échange d’un petit billet ou d’une portion de couscous ou d’Adana köfte, ceux qui dépendent de fédérations fortement influencées par l’islamisme, etc., etc. Mais qui reste-t-il au fond ? Et qui seraient, en outre, des intellectuel·le·s au français châtié ?
Nous rêverions aussi de les voir s’exprimer dans les médias, mais combien de tribunes ont-ils signées jusqu’à présent ? Combien de livres ou d’articles publiés ? Tareq Oubrou ? Mahmoud Ould-Doua ? En voilà deux autres, mais ne leur est-il pas reproché la même chose qu’à Hassan Chalghoumi en intra-communautaire, dès lors qu’ils ne respectent pas la doxa islamiste sur le foulard ? Pas légitimes, français hésitant, première génération, soi-disant en décalage avec les jeunes, pas la bonne formation islamique… Il y a toujours quelque chose à redire à leur encontre. Quant à Mohammed Bajrafil, ne voilà-t-il pas qu’il jette le gant de l’imâmat, usé par la médiocrité des petits jeux intracommunautaires, mettant en abîme de manière intéressante le contenu de ce que nous expliquions plus haut.
Pour faire bref, de tels imâms ne sont pas assez nombreux, surtout, à l’exception des imâmes émergentes (Eva Janadin, Kahina Bahloul, Anne-Sophie Monsinay) qui, pour le coup, à contre-courant des torrents d’insultes qui les agonisent, tiennent des discours cohérents, articulés et apaisants sur ces sujets. L’Imâm Chalghoumi, malgré lui, n’est que le symptôme du délabrement des communautés musulmanes en francophonie européenne et de l’incapacité collective, voire du manque de courage/d’indépendance, du leadership communautaire à articuler des positions claires sur la hiérarchie des normes, sur les questions identitaires, sur le séparatisme, à proposer une théologie non aliénante, etc., qui puissent être audibles dans les médias « mainstream ».
Car c’est bien de cela qu’il s’agit : la visibilité dans les médias « mainstream ». Certains prédicateurs et imâms ont des audiences digitales très considérables (plusieurs centaines de milliers de « followers »), mais se concentrent dans les milieux évoqués ci-dessus et délivrent des discours essentiellement compatibles avec ces derniers – mais rédhibitoires pour le reste de la société pour qui leur cadre de référence « islamique » (pour ne pas dire islamiste parfois) relève du mystère, voire de l’incompréhension pure et simple. Or, les médias « mainstream », par leur fonctionnement endogène, travaillent au moyen d’étiquettes et de boîtes : il y a de la place pour les « méchants », les « controversés », les « déviants » (et ils ne sont pas difficiles à trouver quand on prend le temps d’écouter un peu ces prédicateurs et imâms qui fonctionnent dans un paradigme de pensée médiéval, même s’ils sont à la pointe de la technologie quand il s’agit des techniques de diffusion), mais il y a peu de candidats pour les places de « gentils », de « sympathiques », de « meilleur espoir pour le vivre ensemble », etc. Or, ce fonctionnement vaut pour toutes les communautés, y compris la communauté médicale, comme le feuilleton de la Covid-19 nous l’a montré depuis plusieurs mois. Dans une communauté religieuse plus proche, c’est la rabbin libérale Delphine Horvilleur qui est très régulièrement invitée sur les plateaux pour parler d’un judaïsme compatible avec les questionnements de nos sociétés, dans des formats digestibles par la majorité, et non pas des rabbins ultra-orthodoxes vivant également dans un paradigme de pensée issus des shtetls. Il y a une énorme demande, du côté des médias « mainstream » pour remplir, en ce qui concerne l’islam, la « case » occupée par Delphine Horvilleur pour le judaïsme, mais faute de meilleur·e·s candidat·e·s, le système médiatique se replie sur le « bon client » que constitue l’Imâm Chalghoumi, sans aucune illusion pour autant quant à son crédit communautaire. Quant aux imâms et autres figures intra-communautaires, parfois extrêmement bien articulés, mais qui promeuvent des postures perçues comme oppositionnelles à ce que les médias « mainstream » considèrent comme étant, précisément, le « mainstream », ils auront peu la parole, car étiquetés comme ne promouvant pas le vivre-ensemble, et quand ils l’auront, ce ne sera évidemment pas pour occuper la case des « gentils ».
On peut évidemment déplorer le fonctionnement de ce système médiatique « mainstream » qui s’impose très largement à tou·te·s (sauf à le jouer et le retourner contre lui-même, comme le démontre la carrière d’un Eric Zemmour qui est passé de la case du « méchant » à dispensateur d’une certaine hégémonie discursive, sans être néanmoins étiquetté comme un « gentil » - jusqu’à présent). Les alternatives ne sont pourtant pas infinies : participer à ce système avec le risque de se faire allouer une case qui ne nous corresponde pas, ne pas y participer du tout (ce qui est le cas du plus grand nombre des imâms et autres figures pour toutes les raisons rappelées plus haut et cette hantise de se faire « démolir » par les médias « mainstream » ou par le « retour communautaire »), ou encore développer ses propres canaux alternatifs, ce à quoi s’emploient beaucoup d’imâms, devenus entrepreneurs communautaires digitaux, mais au coût de l’abandon de l’aura de légitimité et de respectabilité que les médias « mainstreams » sont perçus comme offrant encore.
Ceci étant posé, au-delà même de cette impossibilité collective intra-communautaire actuelle à produire, et à tolérer, des imâms et figures qui pourraient porter, non pas une, mais des voix diverses et variées, articulées et aptes à communiquer, de manière pertinente, les préoccupations et les défis des musulman·e·s dans leur diversité, il faut aussi s’interroger sur les contradictions, à l’intérieur du « mainstream », générées par la focale disproportionnée sur l’Imâm Chalghoumi, même si le contenu de son discours peut paraître rassurant de prime abord.
Ce fameux discours dit « rassurant » n’a pas toujours été celui professé par cet homme médiatique. Issu d’un milieu très modeste tunisien, Hassan Chalghoumi est fils de vétérinaire et de femme au foyer. Elève d’une école coranique, chassé par les forces de Ben Ali selon la version officielle, il se rend en Syrie puis au Pakistan pour faire ses fameuses études de théologie. Son diplôme le déclarant imâm vient de là. Il part en 1992 et rentre en France en 1996, devient prêcheur dans les foyers SONACOTRA sous la bannière de la mouvance du Tablîgh, faisant la promotion d’un islam strict et littéraliste d’origine pakistanaise. Il faudra attendre tout de même dix ans, vers 2006, pour qu’il se réinvente en faiseur de paix et promoteur du fameux dialogue interculturel, notamment avec les Juifs.
Rédemption ou stratégie, il est l’exemple, pour le public, de ce que l’on aimerait recevoir par millions pour Noël : des petits musulmans radicaux qui rejoignent la défense d’un islam modéré, républicain et compatible avec la démocratie. Parfait, mais au-delà de ce message qu’il promeut depuis des années, ses relations avec certains pays qui l’ont accueilli depuis les menaces de mort récurrentes dont il fait l’objet, posent tout de même question. A l’heure où, une fois les projecteurs éteints, l’Imâm Chalghoumi rejoint en avion un Etat du Golfe (Émirats Arabes Unis ou Bahreïn) où sa famille est partie se protéger, que penser aussi de ses relations avec l’Arabie Saoudite ? Ces trois pays dans lequel il passe une bonne partie de son temps, alors qu’il nécessite une garde rapprochée H24 lorsqu’il est de « passage » en France, ne sont pas les modèles de ce qui se fait de mieux en termes d’islam modéré. A L’heure où nous sommes tous en recherche d’imams formés en France, après des décennies au cours desquelles ces pays, et d’autres, ont exporté un islam peu adapté à l’Europe, comment l’Imâm Chalghoumi maintient-il le grand écart entre le pays qui l’a fait roi et ses mécènes et parrains moyen-orientaux, sans se briser les jambes ? La défense de la laïcité qu’il prône et qui arrange, à juste titre, tout le monde, est l’exemple même d’arguments que certains de ces pays étrangers promeuvent, comme un cheval de Troie, afin de mieux faire passer leur propre agenda politique, d’État à État. Ainsi, les ennemis jurés de Hassan Chalghoumi semblent être le Qatar et les Frères Musulmans en tête. Cela revient régulièrement dans ses propos médiatiques, mais beaucoup moins que les salafistes et les wahhabites qui sont, sans surprise, en grande partie soutenus en Europe par ses propres protecteurs, alors que l’impact de leur idéologie toxique sur le vivre-ensemble et la cohésion nationale n’est plus à démontrer. Défendre la laïcité, pour l’Imâm Chalghoumi, signifierait-il seulement lutter ardemment contre ce qu’il considère, à juste titre, comme de l’islam politique, celui de la Confrérie, mais, cependant, pas contre d’autres formes d’islams politiques, notamment celles promues par ses parrains ?
Au-delà du tropisme, probablement suggéré par ces derniers, Hassan Chalghoumi reprend dans le même temps les arguments des Émirats Arabes Unis (et qui sont, « curieusement », également repris en cœur par l’extrême-droite française et européenne) : il n’y a qu’un seul ennemi pour la République, l’islam des « Frères-Mu », mais pas celui des salafistes et des wahhabites. Ce n’est pas un hasard : l’ennemi numéro un de Riyad et d’Abu Dhabi reste la Confrérie. C’est là toute la perversité de la promotion d’un certain dialogue inter-religieux, d’un certain vivre-ensemble, voire de laïcité pour tous à la mode de l’Imâm Chalghoumi : servir en sous-main les intérêts de ses amis saoudiens, émiratis et bahreïnis, après avoir longtemps été inspiré par les Pakistanais, sans rien produire de personnel ni de particulier à la dimension nationale française. L’Imâm Chalghoumi est, aussi, une pièce sur un échiquier bien plus vaste, une pure guerre des nerfs par proxi, une guerre délocalisée, par et entre les puissances du Golfe, sur le sol français. Une guerre que ne semblent même pas percevoir les médias « mainstream » français, une guerre dans laquelle le sort concret des musulmans français n’est qu’une variable d’ajustement.
Là aussi, tant que d’autres figures, pluralistes et diversifiées, ne nourriront pas le débat républicain plus activement, cela contribuera à maintenir sous coupe cet islam de France qui n’en a que le nom. Si l’Imâm Chalghoumi en reste, pour un temps encore, la vitrine apparemment la moins problématique, il n’en reste pas moins que, quel que soit l’angle selon lequel on aborde cette question, il est impératif de sortir du « bashing » et de se donner les moyens de contribuer effectivement et efficacement au débat républicain en pleine conscience de ses enjeux et méthodes opératoires.
Au-delà du tropisme, probablement suggéré par ces derniers, Hassan Chalghoumi reprend dans le même temps les arguments des Émirats Arabes Unis (et qui sont, « curieusement », également repris en cœur par l’extrême-droite française et européenne) : il n’y a qu’un seul ennemi pour la République, l’islam des « Frères-Mu », mais pas celui des salafistes et des wahhabites. Ce n’est pas un hasard : l’ennemi numéro un de Riyad et d’Abu Dhabi reste la Confrérie. C’est là toute la perversité de la promotion d’un certain dialogue inter-religieux, d’un certain vivre-ensemble, voire de laïcité pour tous à la mode de l’Imâm Chalghoumi : servir en sous-main les intérêts de ses amis saoudiens, émiratis et bahreïnis, après avoir longtemps été inspiré par les Pakistanais, sans rien produire de personnel ni de particulier à la dimension nationale française. L’Imâm Chalghoumi est, aussi, une pièce sur un échiquier bien plus vaste, une pure guerre des nerfs par proxi, une guerre délocalisée, par et entre les puissances du Golfe, sur le sol français. Une guerre que ne semblent même pas percevoir les médias « mainstream » français, une guerre dans laquelle le sort concret des musulmans français n’est qu’une variable d’ajustement.
Là aussi, tant que d’autres figures, pluralistes et diversifiées, ne nourriront pas le débat républicain plus activement, cela contribuera à maintenir sous coupe cet islam de France qui n’en a que le nom. Si l’Imâm Chalghoumi en reste, pour un temps encore, la vitrine apparemment la moins problématique, il n’en reste pas moins que, quel que soit l’angle selon lequel on aborde cette question, il est impératif de sortir du « bashing » et de se donner les moyens de contribuer effectivement et efficacement au débat républicain en pleine conscience de ses enjeux et méthodes opératoires.