Les cahiers de l'Islam
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Mardi 31 Mars 2020

Rencontre avec Éric Geoffroy



Le paradoxe fait partie intégrante de la méthodologie d’Ibn ‘Arabî, car il a pour vertu d’être insoluble pour notre raison binaire, et donc de nous amener à la stupeur de l’Unicité (Tawhîd). Tout le soufisme est paradoxe. 
Eric Geoffroy / Crédit photo lalsace.fr
Eric Geoffroy / Crédit photo lalsace.fr

Éric Geoffroy Islamologue et spécialiste du soufisme, Éric Geoffroy préside la fondation Conscience Soufie, qui œuvre à promouvoir la sagesse universelle de cette voie intérieure de l’islam. Auteurs de plusieurs ouvrages, comme Le Soufisme, voie intérieure de l’islam (Seuil, « Points sagesses », 2009) et L’islam sera spirituel ou ne sera plus (Seuil, 2009). Il vient de publier Allah au féminin (Albin Michel) et a accepté de répondre à nos questions au sujet de ce livre.


Pour traiter du féminin en islam, en particulier dans le soufisme, vous vous appuyez largement sur l’œuvre d'Ibn ‘Arabî (m. 1240). Pourquoi le savant Andalou et non, par exemple, une figure soufie comme Râbi‘a al-‘Adawiyya (m. 801) ?

Parce qu’Ibn ‘Arabî va beaucoup plus loin que les autres auteurs spirituels, toutes spiritualités confondues. On a pu souligner que personne, même en Occident contemporain, n’a été aussi audacieux dans la reconnaissance de la primordialité du Féminin. Pour se limiter au cadre de l’islam, il est le seul à déployer, dans son œuvre immense, des enseignements d’une grande ampleur métaphysique sur le Féminin et la femme.
C’était un très bon arabisant, ce qui lui a permis d’incarner ses inspirations spirituelles dans la langue arabe. Et depuis quelques décennies, on sait que son œuvre est totalement ancrée dans le Coran et les paroles du Prophète. Prenons un exemple, parmi les nombreux arguments qu’égrène Ibn ‘Arabî, sur la primauté du Féminin. Il part de ce hadîth : « Il m’a été donné d’aimer de votre monde trois choses : les femmes, le parfum et la prière, qui est mon plaisir suprême. » Ibn ‘Arabî relève d’abord que les femmes se trouvent associées à ce qu’il y a de plus subtil (le parfum) et de plus spirituel (la prière). Ensuite, c’est l’allusion grammaticale qui l’intéresse : le Prophète aurait dû, selon l’usage, accorder le chiffre « trois » (thalâth) au masculin qui l’emporte dès lors qu’un des termes est de genre masculin. En arabe, on écrit « Les Fâtima et Zayd sont sortis », note Ibn ‘Arabî. Il en va de même en français : on dit bien « ils » en parlant d’un garçon et de filles, fussent-elles un millier. Le Prophète n’a pas fait une erreur de grammaire, mais au contraire il a fait cet accord pour subtilement faire prévaloir le féminin sur le masculin, pour, selon Ibn ‘Arabî, « marquer l’importance qu’il attachait aux femmes ». En outre, remarque le cheikh, le Prophète a enchâssé le terme masculin (le parfum) entre deux féminins (les femmes et la prière) ; il en va de même pour Adam, qui se trouve entre l’Essence dont il provient, et Ève qui provient de lui. En d’autres termes, l’antériorité et la postériorité relèvent du Féminin !
Ailleurs, après avoir noté que la plupart des qualités majeures qui décrivent le Divin sont de genre féminin (al-dhât, l’Essence ; al-sifa, la Qualité ; al-qudra, la Puissance ; al-‘illa, la Cause première…), il en conclut ceci : « Quelle que soit ta doctrine, tu trouveras toujours un féminin initial ! »
Dans l’atmosphère globalement machiste qui prédominait dans la culture islamique d’alors, affirmer que le mâle est en situation de faiblesse et de nécessité face à la femme était proprement révolutionnaire. Que pouvaient penser les musulmans contemporains d’Ibn ‘Arabî d’un cheikh qui se voit menacé par la Ka‘ba ayant pris la forme d’une jeune fille à la beauté inouïe ? Ayant retroussé ses voiles, elle se prépare à se soulever de ses fondations pour lui montrer sa majesté… et l’écraser. Ibn ‘Arabî n’apaise sa colère qu’en improvisant au plus vite des vers en sa louange. Le cheikh n’a sans doute jamais eu à l’esprit l’expression commune de « sexe faible » à propos de la femme…
Cette ouverture au Féminin et à la femme s’expliquerait-elle par le fait qu’Ibn ‘Arabî est un « Occidental », puisque né à Murcia (Espagne), et qu’il était imprégné de cette culture ouverte d’al-Andalus ? Et n’a-t-il pas eu là-bas, parmi ses premiers maîtres, des femmes ? Ce culte pour la femme, précisons-le, ne se trouve pas uniquement dans les milieux mystiques andalous. Le savant Ibn Hazm (m. 1064) manifestait une véritable soumission à sa bien-aimée, et il poussait sa vassalité jusqu’à l’appeler “Mon Seigneur”.

L’œuvre d'Ibn ‘Arabî est parfois décrite par ses paradoxes et ses subtilités. Avez-vous observé chez lui un paradoxe sur la question du féminin ? Par exemple, comment concilier sa lecture du Coran 2, 228 et son affirmation d'une « primordialité métaphysique du féminin » ?

Le paradoxe fait partie intégrante de la méthodologie d’Ibn ‘Arabî, car il a pour vertu d’être insoluble pour notre raison binaire, et donc de nous amener à la stupeur de l’Unicité (Tawhîd). Tout le soufisme est paradoxe. Par ailleurs, chez le cheikh, rien n’est jamais fixé une fois pour toutes puisque, selon lui, les théophanies incessantes ne se répètent jamais. Le processus est par définition toujours en cours, et on peut avoir, comme en musique, de multiples variations d’un même air qui seront toutes valables.
Quant au verset coranique 2 : 228, il affirme que les femmes « ont des droits équivalents à leurs devoirs selon les convenances », mais suit cette inflexion : «… et les hommes leur sont supérieurs d’un degré (daraja)… ». Les traducteurs opposent généralement les deux segments par « quoique » ou « pourtant » : « quoique les hommes leur soient supérieurs d’un degré… », mais le Coran indique juste un « et » de coordination.
Ibn ‘Arabî éclaire le sens de ce verset par diverses facettes qui, il est vrai, semblent parfois se contredire. Il confirme la signification apparente de l’énoncé dans un passage décisif où, après avoir rappelé la parole du Prophète « Les femmes sont les âmes-sœurs des hommes », il précise d’entrée de jeu que « l’humanité » (al-insâniyya) englobe hommes et femmes sur un même pied d’égalité, et que les premiers ne sauraient avoir quelque « degré » de supériorité sur les secondes.
     En bref, Ibn ‘Arabî valide le « degré de supériorité » de l’homme sur un plan créaturel : Ève sort bien d’Adam, mais ce n’est pas principiel, puisque c’est l’inverse qui se passe avec Marie et Jésus. Bien plus, il y a chez la femme une ‘‘transparence’’ à l’Être divin, qui lui donne une précellence de nature spirituelle. Et c’est là tout le sens du modèle de Marie dans le soufisme, si bellement mis en exergue par Rumi. En quelque sorte, le seul être de la femme dépasse le penser représenté par le masculin. L’homme, lui, a tendance à se poser en rival de Dieu. C’est le sens de la réponse de Râbi‘a al-‘Adawiyya à quelques hommes dévots venant lui rendre visite : « La superbe, l’infatuation de soi-même, la prétention à la divinité ne sont jamais venus d’une femme ».

 

Dans le livre, vous parlez des « fondatrices » de la sainteté (en islam), 8e-10e siècles. Qui sont-elles ? Ces figures féminines ne sont-elles pas tombées dans l’oubli ? Si oui comment ?

La figure la plus emblématique, parmi les premières saintes, est à l’évidence Râbi‘a al-‘Adawiyya (m. 801), de Basra (Bassorah, Irak). Elle a été nommée par l’élite des savants de son temps « le diadème des hommes de Dieu » (tâj al-rijâl). Ici, le terme rajul (pl. rijâl) renvoie non pas à l’homme, au mâle, mais à l’humain qui a restauré en lui l’état adamique (il y a beaucoup à dire sur le choix de ce terme ; j’en traite dans le livre).
Le problème avec Râbi‘a est qu’elle est la seule femme, bien souvent, que les musulmans ont en mémoire, ce qui a valu à beaucoup de saintes femmes d’être surnommées « la Râbi‘a de son temps ». Elle estompe en quelque sorte la présence de beaucoup de saintes femmes durant les premiers siècles de l’islam, lesquelles se retrouvent au final qualifiées de « adoratrice anonyme » (‘âbida majhûla). Beaucoup de musulmans hommes, de ce fait, se ‘‘dédouanent’’ en disant : « vous voyez, nous aussi nous avons une sainte femme », alors qu’il y en a eu des milliers. Dans le livre, qui ne se veut pas du tout exhaustif sur ce point, j’évoque d’autres figures peu ou pas connues, en parcourant les siècles.
Cette amnésie vient principalement du fait que les recueils biographiques - des saints notamment - ont été rédigés par des hommes, lesquels ont eu tendance à privilégier… les hommes. Il y a eu pourtant des auteurs, y compris des non-soufis, qui ont rendu hommage aux saintes femmes. Ainsi le savant hanbalite Ibn al-Jawzî (m.1200) répertorie dans son ouvrage Sifat al-safwa (« Description de l’élite spirituelle ») environ 250 soufies sur plus de mille notices.
 

En tant qu’universitaire, que pouvez-vous dire de la place qu’occupent les figures féminines de la sainteté dans la recherche académique ? Sont-elles suffisamment étudiées ?

Depuis une trentaine d’années, les recherches sur les femmes soufies se sont développées. Jusqu’aux années 1970 ou 80 il n’y avait guère que l’Allemande Annemarie Schimmel. Puis il y a eu l’Américaine Valerie Hoffmann, qui a surtout travaillé d’un point de vue sociologique, notamment sur le soufisme égyptien contemporain. En langue française, Michel Chodkiewicz, et un peu plus tard Catherine Mayeur-Jaouen et Jean-Jacques Thibon ont écrit des articles importants sur le sujet, mais c’est principalement Nelly Amri qui a apporté, en plusieurs ouvrages et articles, une contribution essentielle sur les femmes soufies, en particulier de l’actuelle Tunisie. En langue anglaise une Américaine, Sachiko Muraka, et une Sud-Africaine, Sa‘diyya Shaykh, sont parties de l’œuvre d’Ibn ‘Arabî, la seconde exprimant des avis souvent assez différents de la première. Je veux également citer un petit ouvrage collectif en langue arabe publié par un collègue algérien, Sa‘d Khamici ; je m’y réfère parfois dans mon livre. Dans le domaine para-académique, il y a également des travaux sérieux, le plus souvent sous forme de traductions commentées, telles que l’ouvrage de Jean Annestay sur Râbi‘a al-‘Adawiyya.
D’évidence, il reste beaucoup à faire ; il faudrait exhumer les figures de maintes femmes soufies, comme l’a fait l’universitaire anglais d’origine indienne, Mohammad Akram Nadwi, pour les femmes s’étant illustré dans la science du hadîth : à mesure qu’il avançait dans son investigation, il en a découvert de plus en plus, jusqu’à 8000… Il y a du travail en perspective sur les femmes soufies !
 






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