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Samedi 2 Janvier 2016

Rencontre avec François Georgeon : le sultan Abdülhamid II (1876-1909) dans l’Histoire Ottomane




Une Rencontre réalisée par notre partenaire l'Observatoire de la vie politique turque .

François Georgeon
François Georgeon

François Georgeon, Directeur de recherche et responsable de l’équipe d’études turques et ottomanes au CNRS, est l’auteur d’un ouvrage sur Abdülhamid II (2007)qui a été très apprécié et abondamment commenté en Turquie.

François Georgeon, quelle est la place d’Abdülhamid II dans l’Histoire ottomane ?

Une place sans doute essentielle mais une mauvaise place ! Dans les années 90, un auteur français (Michel de Grèce) avait publié un roman qui se passe à l’époque hamidienne et qui avait pour titre « Le dernier sultan ». Pourtant Abdülhamid n’est pas le dernier des sultans mais c’est plus exactement le dernier à avoir véritablement régné. D’autres suivront jusqu’à l’abolition de sultanat en 1922 mais ils ne gouverneront plus… Ce règne marque donc la fin de la monarchie ottomane et la mort d’une dynastie vieille de plusieurs siècles. Toutefois, paradoxalement, bien que ce « dernier sultan » soit parvenu à concentrer entre ses mains un pouvoir considérable et inégalé jusqu’alors, la chute de son régime, avec la Révolution Jeunes-Turcs, en 1908, et sa déposition, en 1909, a été rapide et pour tout dire facile.

Abdülhamid a longtemps eu dans l’Histoire ottomano-turque une mauvaise image véhiculée, soit par les élites républicaines turques, soit par les observateurs occidentaux. C’est, en réalité, celle du « Sultan rouge » auquel on reproche, tantôt les massacres d’Arméniens de 1895/96, tantôt la répression des Jeunes Turcs et des opposants politiques. Au-delà, de ces réalités mais aussi de ces clichés, je me suis souvent demandé, en écrivant mon livre, quelles étaient les causes d’une image aussi négative. Bien sûr, il y a le fait qu’il ait suspendu la Constitution ottomane peu après le début de sa mise en application mais ce texte était, malgré tout, peu connu en Europe, à ce moment-là. Il y a également les conditions de son accession au pouvoir après la déposition de son frère Murat V qui avait les faveurs des libéraux et surtout celles des francs-maçons. Cette affaire a sans doute vicié son règne à l’origine et permis notamment de mettre fortement en cause sa légitimité en Occident. Il ne faut pas non plus oublier le contexte des premières années de ce règne dominé par les conséquences désastreuses pour l’Empire de sa défaite face aux Russes. Enfin, plus généralement, il est capital, de mon point de vue, de comprendre que la période hamidienne se situe à une époque qui a été particulièrement négative pour le monde musulman. L’Europe était alors en train de conquérir le monde, les Français avaient pris possession de l’Afrique du Nord, les Anglais étaient en Egypte. Partout les peuples musulmans reculaient ou tombaient sous une domination étrangère. Dans cette phase particulièrement défavorable, Abdülhamid fut l’un des seuls leaders musulmans à résister avec un certain succès aux entreprises expansionnistes occidentales. Dès lors, il n’est pas étonnant qu’il ait pu concentrer sur lui les critiques et pour tout dire l’acrimonie des milieux occidentaux.

En revanche, les historiens contemporains, comme Kemal Karpat entre autres, ont aujourd’hui tendance à se démarquer de cette vision péjorative. Ils dévoilent ainsi dans leurs travaux des aspects peu connus de ce monarque et de son action, comme, par exemple, la relation qu’il entretenait avec le menu peuple ou les classes moyennes et les nombreuses initiatives caritatives qu’il a eues en direction des populations musulmanes de l’Empire. Mon propos n’est donc pas de réhabiliter Abdülhamid mais, avec le recul, d’en donner une vision plus objective, sortant de l’image caricaturale véhiculée antérieurement par les Européens qui, au travers de leur presse (en particulier des journaux satiriques comme « L’Assiette au beurre »), n’eurent de cesse de le dépeindre sous les traits d’une véritable bête sauvage. À bien des égards et pour faire une comparaison avec un phénomène plus récent, le traitement d’Abdülhamid à la fin du XIXème siècle me rappelle un peu celui que l’on réserva à Nasser après la nationalisation du Canal de Suez. Le « dernier sultan » à son époque, comme le Raïs un demi-siècle plus tard, était en fait l’ennemi public N°1 !

Au-delà de cette quête d’objectivité, n’est-ce pas parce qu’Abdülhamid a réorienté l’Empire vers l’Islam et le monde arabe qu’il intéresse aujourd’hui ?

Il est vrai que, comme je l’indique dans le titre même de mon livre, il est aussi le dernier grand calife, celui qui, après les « Tanzimat », a cherché à réconcilier l’islam avec la modernité. Mais il faut bien voir que cette réhabilitation de l’islam est mise au service de l’Etat. Ce qui intéresse Abdülhamid dans la religion, c’est son contenu civique, ce que les Turcs appellent « ahlâk », c’est-à-dire la morale, les mœurs, ce qui permet de donner des repères à une société pour la rendre plus docile au pouvoir politique. Il n’est donc pas très intéressé, comme on l’est ailleurs à la même époque, par les débats philosophiques sur l’adaptation de l’islam au monde nouveau. Il se comporte un peu, comme les « Démocrates », dans les années cinquante, qui souhaitaient revaloriser la religion, non pour promouvoir un État islamique mais pour recadrer les jeunes générations qui n’avaient connu que la République.

Le maintien de la morale religieuse est, pour lui, ce qui peut permettre aux Ottomans de se moderniser en restant eux-mêmes. En effet, ce recentrage sur l’islam ne l’empêche pas de poursuivre la modernisation entreprise par les « Tanzimat ». Il construit des écoles, aménage les rues, crée des fontaines, développe les transports en commun à Istanbul… Très significatif est, sous son règne, notamment, le développement des horloges publiques comme celle d’Izmir. Une étude a révélé que près des 3/4 de celles qui ont été recensées en Anatolie, remontent à son règne. Symboliquement, on peut dire qu’il s’agit en l’occurrence, ni plus ni moins, de mettre l’Empire à l’heure du progrès technologique. Ce sultan lui-même, d’ailleurs, aime la musique moderne, l’opéra, il apprécie le confort, le chauffage, l’ameublement. C’est ce qui m’a amené à parler à son propos « d’un sultan bourgeois ». On dit certes qu’il a eu des préventions contre certaines nouveautés, comme le téléphone qu’il aurait qualifié « d’invention dangereuse ». Mais tout cela n’est pas sûr et en tout cas peu révélateur de la personnalité réelle d’Abdülhamid qui, bien qu’attaché à l’islam, n’a pas interrompu le processus de modernisation engagée précédemment.

Compte tenu des débats qui affectent le monde musulman aujourd’hui, on peut comprendre qu’en son sein des gens puissent se retrouver en lui. Mais il arrive aussi qu’il soit durement attaqué. Cela tient au fait qu’à son époque, l’islam, comme je le disais précédemment, ne se développe pas et surtout ne se modernise pas. Abdülhamid est extrêmement méfiant vis-à-vis des Ulémas, voire de confréries d’élite comme les « Mevlevis ». Il n’y pas d’aggiornamento de l’Islam dans son empire comme il y en a à la même époque en Égypte ou en Inde. S’il veut des sujets loyaux au Prophète c’est parce qu’il les souhaite aussi loyaux au sultan.

La religion, pour lui, c’est « la foi du charbonnier », il n’a que faire des réflexions élaborées sur la réforme de l’islam. Son recentrage sur l’islam n’est donc pas un renouveau de l’islam.
À ce reproche d’ordre culturel s’ajoute, il ne faut pas l’oublier, des critiques plus directement politiques qui tiennent au fait que c’est notamment, pendant la période hamidienne, que le sionisme se développe. Tout cela contribue à faire d’Abdülhamid aujourd’hui une figure qui reste extrêmement controversée.

Comment expliquer le regain d’intérêt pour les études ottomanes qu’on observe aujourd’hui tant en Turquie qu’ au Moyen-Orient ?

Je pense qu’il y a trois raisons principales à cet intérêt renouvelé pour l’Empire. En premier lieu, nous traversons actuellement une période que je qualifie souvent de « malaise dans l’Etat-Nation ». Ce dernier, en effet, se trouve remis en cause un peu partout dans le monde. La Turquie n’échappe pas à ce phénomène. On y assiste aujourd’hui à des poussées communautaires ou identitaires. On reproche au projet national de n’avoir pas tenu toutes ses promesses. Dès lors, il n’est pas étonnant que l’on puisse s’intéresser à une forme politique moins uniforme qui faisait cohabiter la diversité.

En second lieu, au cours des dernières décennies, nous n’avons cessé d’assister à des crises sur les territoires qui furent ceux de l’Empire ottoman : Chypre, le Liban, la Palestine, les Balkans… Le caractère durable de ces crises, qui apparaissent comme insolubles à courte échéance, a favorisé le développement d’une sorte d’idéalisation de l’époque ottomane pendant laquelle ces régions étaient plus calmes, la nostalgie d’une « Pax Ottomanica » en quelque sorte….

Enfin, je crois qu’un phénomène de mémoire est en cours actuellement en Turquie. On se réapproprie l’Histoire au travers de la redécouverte d’une époque proche, celle des grands-parents ou des arrière grands-parents. On retrouve sa continuité familiale au travers de bibelots, de photos, de livres ou témoignages qui datent de l’époque ottomane. Cette redécouverte favorise un rapprochement avec une époque que l’avènement de la République avait transformé en période lointaine, archaïque et révolue.

A propos de l'ouvrage : Le Mot de l'éditeur

François Georgeon, Abduhamid II, le Sultan Calife, Paris, Fayard, 2003.

Abdülhamid II (1876-1909) a-t-il été le dernier grand sultan, modernisateur de l’Empire ottoman, ou le despote sanguinaire dénoncé à l’époque comme le « sultan rouge » ? Né en 1842 au début des réformes des Tanzimat, monté sur le trône à trente-trois ans, il se retrouve à la tête d’un empire qui s’étend de l’Adriatique au golfe Persique et du Caucase à l’Afrique du Nord. Mais celui-ci est fragile, il est « l’homme malade de l’Europe ». Confronté dès son avènement à l’une des plus graves crises de l’histoire ottomane, le sultan ne peut éviter une lourde défaite face aux armées russes ni les graves amputations territoriales du traité de Berlin. Souverain d’un empire désormais moins étendu et affaibli, Abdülhamid met tout en œuvre pour le redresser. Reclus dans son palais de Yõldõz, il établit un régime autocratique, modernise la bureaucratie, la justice, l’armée et l’enseignement. Jouant de sa qualité de calife, il s’appuie sur les musulmans des provinces, s’efforce de freiner les aspirations nationales des Albanais, des Arabes et des Kurdes. Prenant acte du recul dans les Balkans, il consolide la présence de l’Etat en Anatolie et au Proche-Orient. Cette politique se heurte à l’émergence du nationalisme arménien, aux pressions accrues de l’Europe, aux activités terroristes en Macédoine et, pour finir, à l’opposition des Jeunes Turcs. La révolution de 1908 cantonne l’autocrate de Yõldõz dans le rôle de monarque constitutionnel, avant de le déposer quelques mois plus tard. Sultan déchu, il s’éteint en 1918, l’année de la disparition de l’Empire. S’appuyant sur les recherches les plus récentes, François Georgeon éclaire la figure controversée d’un souverain qui voulait à tout prix sauver « l’homme malade » et rêvait de faire de son empire un Etat moderne et une grande puissance musulmane.






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