Entretien réalisé par Maryse EMEL pour notre partenaire nonfiction .
Ghaleb Bencheikh
Ghaleb Bencheikh se définit comme « apprenti-philosophe ». Plutôt que de présenter ses titres – et ils sont nombreux – il préfère l’humilité de la pensée. C’est une des raisons qui l’amène à s’indigner du vide de la pensée actuelle, et tout particulièrement de ces philosophes médiatiques que sont Bernard Henri Lévy, Alain Finkielkraut et Michel Onfray pour ne citer qu’eux. Leur présence sur tous les terrains est à la mesure de la défaite de leur pensée. Amusé il rappelle le canular dont fut victime BHL. Un journaliste du Canard Enchaîné monta de toutes pièces l’existence d’un dénommé « Jean Baptiste Botul » : « la planète Internet s'était émue et amusée de voir ce personnage cité très sérieusement à la page 122 de De la guerre en philosophie (Grasset), un ouvrage reprenant un texte prononcé par BHL le 6 avril 2009 à l'Ecole Normale Supérieure de la rue d'Ulm. L'info a d'abord été révélée par Bibliobs, le site littéraire duNouvel Observateur. BHL y citait "Jean-Baptiste Botul" et "une série de conférences aux néo-kantiens du Paraguay" donnée par ce prétendu spécialiste de Kant au lendemain de la seconde guerre mondiale ».
Les marchands de la pseudo-pensée
La difficulté pour que la vérité l’emporte sur les marchands d’un pseudo-universel de la pensée, c’est qu’il lui faut être portée par une force. Celle-ci est aujourd’hui introuvable, rajoute Ghaleb Bencheikh. Les universitaires sont absents des grandes questions actuelles. Comment sortir de la tragédie qui est la nôtre, comment reconstruire une nation qui va mal, si personne ne réforme la pensée ? Plus que d’une réforme, il vaut mieux en appeler à une subversion de la pensée, d’un retour à la démarche de ces philosophes du soupçon que furent par exemple Nietzsche et Marx. Il nous faut inventer une audace et une hardiesse intellectuelle, ne pas baisser les bras. Nous n’avons plus de réels débats d’idées, ici ou ailleurs. Je regrette qu’il n’y ait pas plus de prises de risques. Je pense à cet ouvrage d'Isma'îl Adham, Pourquoi je suis athée ? publié au Caire en 1937. Le livre trouva un imprimeur et on pouvait se le procurer sur le marché [1] . Une liberté de ton, tout en s’inscrivant dans le souci de la raison et du cœur, voilà ce qui nous manque. Je pense qu’il faut trouver un nouvel humanisme où la pensée passe avant la carrière.
La « Misislamie » ou la haine du discours de l’Islam
À la place de ces débats indispensables au développement de la pensée, se déploie en ce moment par exemple, non pas une « islamophobie », je déteste ce mot, mais ce que j’appelle une « misislamie », une haine de l’Islam, chez les universitaires. Je pense à Rémi Braque, par exemple, mais il y en a tant d’autres ! A ce propos un livre fut publié il y a quelques temps, Les Grecs, les arabes et nous , sur « l’islamophobie » savante. Il n’y a pas eu trop de publicité. Pour certains philosophes, le fait que les pays arabes et musulmans n’aient pas connu la période allant de Descartes au Siècle des Lumières, les réduit à une pensée sans importance.
Les mots remplacent la réflexion
Cela contribue à alimenter et entretenir la peur. L’Islam par exemple est devenu un mot « fourre-tout ». On ne le voit qu’à travers les discours médiatiques. C’est comme si pour m’informer sur l’état du monde, je ne lisais que Détective ! On ne sait actuellement que brandir des mots, que j’appelle « hochets » pour entretenir l’inculture. On peut parler de ce mot « Réserve citoyenne » par exemple. Un mot à lui seul manque de consistance s’il n’est porté par une force, ou encore des projets communs. On ferait mieux d’instruire, de développer le goût du beau, de la réflexion. On doit ouvrir les hommes à ce plaisir esthétique car une nation qui n’a plus de lien avec le beau court à sa perte.
Laïcité et Coran
Sur la question maintenant de la laïcité , il a souvent été fait grief au Coran de ne pas avoir l’équivalent des deniers de César, que l’on trouve en revanche dans l’Evangile selon Matthieu (22). C’est ce fameux « rendre à César ce qui est à César » ! Certes. Mais si le Coran n’en parle pas, il y a peut-être du sens à en dégager. Cette confiance dans l’écrit mériterait à elle toute seule d’être véritablement analysée. L’écriture s’est toujours rattachée à l’exercice du pouvoir. Or, on fonde la séparation du pouvoir temporel et du pouvoir spirituel, le politique et le religieux, en d’autres termes, la laïcité sur un texte de l’Evangile ! Les religions qui ont un clergé n’échappent pas aux tentations du pouvoir. Selon l’origine du mot, laïcat, bien avant celui de laïcité que l’on trouve en 1871 chez Littré, le laïc c’est le « laos », un des sens du mot « peuple » en grec. Ce « laos » est séparé du « clerc » qui exerce le pouvoir religieux. Ainsi pour aller au bout de mon argument, un Imam appartient dans cette logique au « laos ». Il doit se soumettre au clergé catholique. Cela ne peut que nous interroger sur les débats autour de la laïcité et le rôle du clergé catholique. Le silence du Coran peut alors s’interpréter comme désintérêt vis-à-vis de ce qui ne le préoccupe pas. La laïcité est un faux problème puisque le musulman ne se soumet à aucune église. La question de la séparation ne s’introduit que là où il y a des structures hiérarchiques verticales.
Penser la religion
La religion a certes des textes. Pour comprendre ceux-ci, il faut sortir de nos tentations séparatistes, à commencer par celles des disciplines universitaires. Il faut au contraire user de toutes les spécialités des sciences humaines, les combiner, afin de construire une réflexion digne de ce nom. La vérité doit passer avant les querelles de spécialistes. Je distingue trois moments dans la religion, mot lui aussi trop vide de sens à force d’être sans cesse utilisé. Le premier je l’appelle « Religion force ». Ce moment est une ouverture sur la sagesse. Chaque religion a des mythes. Ceux-ci interrogent le sens de la vie, du monde … Il y a ensuite la « religion –forme », elle-même partagée en trois moments : le moment « refuge », le moment « repère », où on retrouve tous les fanatiques, le moment « tremplin » où la religion est un outil au service de la carrière personnelle. Le dernier moment, le « moment-cadre » est le moment proprement lié à l’expérience du sacré : « [Verset 19] Peut-on comparer à un aveugle celui qui est convaincu que ce que ton Seigneur t’a révélé représente bien la vérité? Mais seuls en saisissent le sens ceux qui sont doués d’intelligence » Sourate du Tonnerre.
Pourquoi dire cela ? Peut-être parce que la réflexion est une affaire intime et nullement incompatible avec la foi. J’appelle à un sursaut des consciences et ceci signifie d’abord une honnêteté vis-à-vis de soi-même. Il faut réveiller nos automatismes paresseux. Il faut sans cesse remettre nos certitudes en doute. Subvertir sa propre pensée c’est commencer en philosophie.
« Que sont donc encore ces églises si ce ne sont pas les caveaux et les tombeaux de Dieu ? » écrivait Nietzsche. Cette phrase conclura cet entretien. Elle rejoint l’appel de Ghaleb Bencheikh à la nécessité de prendre à bras le corps les questions de notre modernité léthargique et frileuse. Les hommes ont la raison et le cœur. Y renoncer c’est mettre à mort Dieu…et l’humain.
Pour le public intéressé par le travail de travail de Ghaleb Bencheikh, voici quelques uns de ses ouvrages :
La difficulté pour que la vérité l’emporte sur les marchands d’un pseudo-universel de la pensée, c’est qu’il lui faut être portée par une force. Celle-ci est aujourd’hui introuvable, rajoute Ghaleb Bencheikh. Les universitaires sont absents des grandes questions actuelles. Comment sortir de la tragédie qui est la nôtre, comment reconstruire une nation qui va mal, si personne ne réforme la pensée ? Plus que d’une réforme, il vaut mieux en appeler à une subversion de la pensée, d’un retour à la démarche de ces philosophes du soupçon que furent par exemple Nietzsche et Marx. Il nous faut inventer une audace et une hardiesse intellectuelle, ne pas baisser les bras. Nous n’avons plus de réels débats d’idées, ici ou ailleurs. Je regrette qu’il n’y ait pas plus de prises de risques. Je pense à cet ouvrage d'Isma'îl Adham, Pourquoi je suis athée ? publié au Caire en 1937. Le livre trouva un imprimeur et on pouvait se le procurer sur le marché [1] . Une liberté de ton, tout en s’inscrivant dans le souci de la raison et du cœur, voilà ce qui nous manque. Je pense qu’il faut trouver un nouvel humanisme où la pensée passe avant la carrière.
La « Misislamie » ou la haine du discours de l’Islam
À la place de ces débats indispensables au développement de la pensée, se déploie en ce moment par exemple, non pas une « islamophobie », je déteste ce mot, mais ce que j’appelle une « misislamie », une haine de l’Islam, chez les universitaires. Je pense à Rémi Braque, par exemple, mais il y en a tant d’autres ! A ce propos un livre fut publié il y a quelques temps, Les Grecs, les arabes et nous , sur « l’islamophobie » savante. Il n’y a pas eu trop de publicité. Pour certains philosophes, le fait que les pays arabes et musulmans n’aient pas connu la période allant de Descartes au Siècle des Lumières, les réduit à une pensée sans importance.
Les mots remplacent la réflexion
Cela contribue à alimenter et entretenir la peur. L’Islam par exemple est devenu un mot « fourre-tout ». On ne le voit qu’à travers les discours médiatiques. C’est comme si pour m’informer sur l’état du monde, je ne lisais que Détective ! On ne sait actuellement que brandir des mots, que j’appelle « hochets » pour entretenir l’inculture. On peut parler de ce mot « Réserve citoyenne » par exemple. Un mot à lui seul manque de consistance s’il n’est porté par une force, ou encore des projets communs. On ferait mieux d’instruire, de développer le goût du beau, de la réflexion. On doit ouvrir les hommes à ce plaisir esthétique car une nation qui n’a plus de lien avec le beau court à sa perte.
Laïcité et Coran
Sur la question maintenant de la laïcité , il a souvent été fait grief au Coran de ne pas avoir l’équivalent des deniers de César, que l’on trouve en revanche dans l’Evangile selon Matthieu (22). C’est ce fameux « rendre à César ce qui est à César » ! Certes. Mais si le Coran n’en parle pas, il y a peut-être du sens à en dégager. Cette confiance dans l’écrit mériterait à elle toute seule d’être véritablement analysée. L’écriture s’est toujours rattachée à l’exercice du pouvoir. Or, on fonde la séparation du pouvoir temporel et du pouvoir spirituel, le politique et le religieux, en d’autres termes, la laïcité sur un texte de l’Evangile ! Les religions qui ont un clergé n’échappent pas aux tentations du pouvoir. Selon l’origine du mot, laïcat, bien avant celui de laïcité que l’on trouve en 1871 chez Littré, le laïc c’est le « laos », un des sens du mot « peuple » en grec. Ce « laos » est séparé du « clerc » qui exerce le pouvoir religieux. Ainsi pour aller au bout de mon argument, un Imam appartient dans cette logique au « laos ». Il doit se soumettre au clergé catholique. Cela ne peut que nous interroger sur les débats autour de la laïcité et le rôle du clergé catholique. Le silence du Coran peut alors s’interpréter comme désintérêt vis-à-vis de ce qui ne le préoccupe pas. La laïcité est un faux problème puisque le musulman ne se soumet à aucune église. La question de la séparation ne s’introduit que là où il y a des structures hiérarchiques verticales.
Penser la religion
La religion a certes des textes. Pour comprendre ceux-ci, il faut sortir de nos tentations séparatistes, à commencer par celles des disciplines universitaires. Il faut au contraire user de toutes les spécialités des sciences humaines, les combiner, afin de construire une réflexion digne de ce nom. La vérité doit passer avant les querelles de spécialistes. Je distingue trois moments dans la religion, mot lui aussi trop vide de sens à force d’être sans cesse utilisé. Le premier je l’appelle « Religion force ». Ce moment est une ouverture sur la sagesse. Chaque religion a des mythes. Ceux-ci interrogent le sens de la vie, du monde … Il y a ensuite la « religion –forme », elle-même partagée en trois moments : le moment « refuge », le moment « repère », où on retrouve tous les fanatiques, le moment « tremplin » où la religion est un outil au service de la carrière personnelle. Le dernier moment, le « moment-cadre » est le moment proprement lié à l’expérience du sacré : « [Verset 19] Peut-on comparer à un aveugle celui qui est convaincu que ce que ton Seigneur t’a révélé représente bien la vérité? Mais seuls en saisissent le sens ceux qui sont doués d’intelligence » Sourate du Tonnerre.
Pourquoi dire cela ? Peut-être parce que la réflexion est une affaire intime et nullement incompatible avec la foi. J’appelle à un sursaut des consciences et ceci signifie d’abord une honnêteté vis-à-vis de soi-même. Il faut réveiller nos automatismes paresseux. Il faut sans cesse remettre nos certitudes en doute. Subvertir sa propre pensée c’est commencer en philosophie.
« Que sont donc encore ces églises si ce ne sont pas les caveaux et les tombeaux de Dieu ? » écrivait Nietzsche. Cette phrase conclura cet entretien. Elle rejoint l’appel de Ghaleb Bencheikh à la nécessité de prendre à bras le corps les questions de notre modernité léthargique et frileuse. Les hommes ont la raison et le cœur. Y renoncer c’est mettre à mort Dieu…et l’humain.
Pour le public intéressé par le travail de travail de Ghaleb Bencheikh, voici quelques uns de ses ouvrages :
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[1] « La société égyptienne n'en fut pas ébranlée et l'État n'engagea pas de poursuites judiciaires ; mais il y eut un écrivain islamique pour répondre à Adham par un livre intitulé Pourquoi je suis croyant ?. C'était une réponse objective, en termes mesurés et précis... » Bernard Botiveau, « Penser, dire, interdire. Logiques et enjeux de la censure des écrits en Égypte », Égypte/Monde arabe,Première série, 14 | 1993, mis en ligne le 08 juillet 2008, consulté le 23 septembre 2015. URL :http://ema.revues.org/579
[1] « La société égyptienne n'en fut pas ébranlée et l'État n'engagea pas de poursuites judiciaires ; mais il y eut un écrivain islamique pour répondre à Adham par un livre intitulé Pourquoi je suis croyant ?. C'était une réponse objective, en termes mesurés et précis... » Bernard Botiveau, « Penser, dire, interdire. Logiques et enjeux de la censure des écrits en Égypte », Égypte/Monde arabe,Première série, 14 | 1993, mis en ligne le 08 juillet 2008, consulté le 23 septembre 2015. URL :http://ema.revues.org/579