Il a publié aux éditions Ellipse : " Apprendre à Philosopher avec Arendt ", ainsi que les articles "Philo arabe", "Avicenne", "Averroès", "Lévi-Strauss" dans le dictionnaire de philosophie d'Ellipse.
Vous pouvez retrouver son blog sur philomag.com : " Propos d'Egypte " ou ses articles en arabe sur wataninet.com.
Les Cahiers de l'Islam : Commençons par la terminologie. A votre avis, faut-il parler de « philosophie arabe » ou de « philosophie islamique » ?
Guillaume De Vaulx : Faut-il parler de « philosophie arabe », de « philosophie islamique », de « philosophie arabo-islamique », ou de « philosophie en terre d'Islam »? Les hésitations et les disputes terminologiques n'en finissent pas : les Persans refusent qu'on parle de « philosophie arabe », eux qui, à la suite d'Avicenne (Ibn Sīnā, m. en 1037), eurent tendance à refuser la langue des oppresseurs arabe ; l'existence de religions minoritaires au sein de l'empire islamique semble empêcher de parler de « philosophie islamique » qui noierait le rôle des penseurs non-musulmans de langue arabe qu'ils soient chrétiens comme Yaḥyā b. ‘Ādī (m. en 974) ou juifs comme Maïmonide (m. en 1204).
On peut cependant s'étonner de l'importance donnée à de telles disputes qu'on ne retrouve pour aucune autre période de l'histoire. Pourquoi de telles chamailleries terminologiques concernant les philosophies arabe et islamique alors que les mêmes problèmes dans d'autres domaines n'ont jamais provoqué ces disputes ? En effet, tout le monde accepte la convention selon laquelle la « philosophie grecque » concerne les penseurs païens de langue grecque alors que les chrétiens s'exprimant en grec en sont exclus.
Pourquoi donc de telles disputes ? L'enjeu est surtout politique. D'ailleurs, le seul autre lieu dans lequel on retrouve cette importance du nom, c'est chez les penseurs américains contemporains qui insistent pour distinguer « philosophie analytique » (anglo-saxonne) et « philosophie continentale » (européenne). Ils veulent s'émanciper de la dépendance à la prestigieuse tradition européenne comme pour dire : nous aussi, nous avons notre philosophie. Mais depuis quand une science appartient-elle à quelqu'un en propre ?
Pour les philosophies arabe et islamique, cela tient au seul fait que, à la différence de la culture païenne en grec ancien, il existe encore des cultures arabe et islamique vivantes. Le recours au patrimoine historique sert en réalité à promouvoir ou critique les cultures actuelles, à légitimer ou délégitimer l'islam ou la culture arabe contemporains, à modifier leurs tendances. Ainsi, ceux qui veulent laïciser le monde arabe entendent faire passer la religion au second plan en parlant de « philosophie arabe », sous-entendant que c'est la langue et non la religion qui détermine la façon de penser. Ceux qui entendent au contraire promouvoir l'islam utilisent la grandeur philosophique passée comme argument apologétique et préféreront en conséquent parler de « philosophie islamique », laissant peut-être entendre qu'il s'agissait d'une philosophie servant les dogmes de la religion musulmane ou que c'est la religion qui a permis cet âge d'or.
On peut d'ailleurs noter une différence avec le mouvement de la šu‘ubiyya (nationalisme) des penseurs persans. Pour Avicenne et ses successeurs, le point de friction était la langue. Il est aujourd'hui clairement la religion.
Guillaume De Vaulx : Si, il y a une différence que j'appellerai d'« ensemble de référence ». L'ensemble « philosophie arabe » renvoie à tous les livres écrit en langue arabe, l'islam persan en serait donc exclu ; l'ensemble « philosophie islamique » à tous les livres écrits par des individus dont le statut religieux est l'islam, ceux des arabes chrétiens ou juifs en seraient donc exclus.
Les Cahiers de l'Islam : De votre coté, en tant que chercheur, étudiez-vous la « philosophie arabe » ou bien la « philosophie islamique » ?
Guillaume De Vaulx : Ne parlant malheureusement pas le persan, je suis incapable de prendre pour objet d'étude l'ensemble « philosophie islamique », ne parlant pas non plus le syriaque je suis tout aussi incapable d'étudier l'ensemble « philosophie chrétienne d'Orient ». La connaissance de l'arabe m'ouvre par contre l'accès à l'ensemble « philosophie arabe », ce qui m'oblige à développer ma culture religieuse principalement chrétienne et musulmane, mais aussi païenne quand on sait l'influence qu'eut le paganisme astrolâtre des sabéens de Ḥarrān (ville de la frontière syro-turque) sur les penseurs arabes de la fin du IXe siècle.
Les Cahiers de l'Islam: Finalement, en ce qui vous concerne, la raison véritable qui vous pousse à choisir « philosophie arabe » plutôt que « philosophie islamique » n'est donc que technique ?
Guillaume De Vaulx : Oui, tout à fait. Et cela ne prédit en rien le contenu des textes. Quel que soit l'ensemble qu'on étudie, la « philosophie arabe » ou la « philosophie islamique », il n'y a pas d'idée partagée, ce qui réserve d'ailleurs des surprises. Ainsi, un ouvrage en arabe comme Al-Adāb a-Kabir d'Ibn al-Muqaffa‘ (m. vers 757) commence par dénigrer la culture arabe en affirmant la supériorité de la civilisation précédente ; l'œuvre du musulman Abū Bakr ar-Rāzī (m. en 923) semble très critique envers la prophétie. Bref, l'identité des auteurs ne dit absolument rien sur le contenu théorique de leur pensée.
La détermination des contours est une exigence d'historien : il faut découper dans le divers et fixer les limites du matériau qu'on étudie. Les termes « arabe », « persan », « islamique », « chrétien » désignent les contours identitaires du corpus de textes qu'on étudie, jamais le contenu théorique. En effet, cela désigne les identités sociales des auteurs : « arabe » et « persane » leur communauté linguistique, « islamique » et « chrétienne » leur communauté religieuse. Ce sont des marques qui permettent d'identifier des individus. Cela ne dit rien sur leur pensée et ne recouvre pas nécessairement les forces en présence à l'époque.
Ainsi, parler de « philosophie arabe », c'est former un ensemble contenant tous les textes écrits en arabe, que ce soit les traductions des écrits grecs et leurs commentaires (la frontière entre les deux est loin d'être claire comme en témoigne le chef d'œuvre de prose arabe qu'est Kalīla et Dimna qui est une traduction lointaine du Panchatantra indien), ou les versions arabes des ouvrages syriaques pour une grande part perdus. Par exemple, on ne possède plus que la partie arabe de l'œuvre du grand savant de Ḥarrān, Ṯābit b. Qurra (m. en 901), qui écrivait d'abord en syriaque. Dans un autre sens, Ibn Rushd (Averroès, m. en 1198) chercha à dépasser l'obstacle linguistique qui le séparait d'Aristote. Le statut de l'arabe était celui de langue scientifique de l'époque. Seul peut-être al-Kindī (m. en 870), descendant d'une tribu de la péninsule, était de nationalité arabe. Pour comparer, tous les grands chercheurs contemporains emploient l'anglais sans pour autant se sentir britanniques.
Quant à employer le terme de « philosophie islamique », cela peut désigner deux ensembles : c'est parler soit de toute la philosophie écrite dans les frontières des Etats musulmans omeyyade (en Orient jusqu'en 750 puis au Maghreb et en Andalousie), ‘abbasside (750-1258), fatimide (909-1171), etc. (certains parlent alors de « philosophie en terre d'Islam »), il s'agit alors d'une marque politique ; soit cela désigne la philosophie écrite par des auteurs appartenant à la communauté musulmane, il s'agit d'une marque juridique. Car, dans un empire où les minorités religieuses tolérées forment sûrement encore la moitié de la population au Xe siècle, l'appartenance religieuse est d'abord une condition juridique : celle qui décide pour un individu du mode d'héritage et du lieu de sa sépulture. Dans l'empire ‘abbasside, quatre minorités reconnues comme monothéistes étaient tolérées (juifs et chrétiens, zoroastriens, sabéens). Les manichéens, par exemple, qui formaient le gros de la Perse lors de l'invasion arabe, durent acquérir un des statuts reconnus. C'est ainsi qu'Ibn al-Muqaffa‘, de foi résolument manichéenne, était de « statut musulman ».
Les Cahiers de l'Islam: Quels sont maintenant les limites historiques que vous donneriez à ces philosophies ?
Guillaume De Vaulx : Les pensées arabe et islamique s'étendent depuis l'essor de l'empire musulman au VIIe de notre ère jusqu'à aujourd'hui. Ce qui diffère entre les deux est seulement l'étendue géographique.
La question est de savoir si le découpage temporel en époques médiévale / moderne / contemporaine est applicable à l'histoire des civilisations arabe et islamique alors qu'il a été conçu en fonction des changements de l'histoire européenne ?
Il semble au premier abord qu'on puisse s'en passer. Que ce soit au niveau de la langue ou de la religion, il semble y avoir une certaine permanence : l'arabe standard contemporain est la même langue que l'arabe scientifique médiéval ; les dogmes de l'islam sont en grande partie les mêmes. L'arabe et l'islam peuvent donc servir de marque pour former des ensembles diachroniques qui arrivent jusqu'à aujourd'hui (ce que ne peuvent le grec ancien ou le paganisme). Mais si en arabe, le corpus philosophique de référence s'est peu enrichi après al-Ghazālī, cela ne semble pas vrai dans la pensée persane pour laquelle Mollā Ṣadrā (m. en 1640) est une autorité importante. Affirmer la continuité, c'est peut-être risquer de refuser le renouveau du patrimoine philosophique.
Les Cahiers de l'Islam: Mais l'histoire des civilisations arabe et islamique suit-elle les mêmes étapes que l'histoire de l'Europe ? Ne faut-il pas penser un autre découpage ?
Guillaume De Vaulx : En effet, s'il faut restaurer l'historicité, ne doit-on par contre pas proposer un autre découpage temporel ? Ce serait oublier que l'histoire est mondiale, et cela depuis longtemps. Hegel le savait, et il faut en cela le suivre. C'est pourquoi la fin de l'âge d'or arabe trouve peut-être sa date terminale avec la destruction de Bagdad par les Mongols en 1258, et l'émergence dans la foulée de l'empire ottoman (1299) est déterminante politiquement et culturellement, puisque la civilisation de langue arabe se trouve dominée par la langue du conquérant, le turc osmanli. Mais on ne fait pas commencer la Renaissance européenne par autre chose : c'est la prise de Constantinople par les Turcs en 1453 qui marque le début de l'époque moderne. De même, la révolution française qui inaugure le monde contemporain en Europe le lance aussi dans les mondes arabe et islamique avec, par exemple, en Egypte l'expédition Bonaparte (1798-1801) et le règne de Moḥammad ‘Alī qui s'ensuivit (1805-1848).
S'il fallait repenser une chronologie, ce serait une chronologie de la philosophie en général. La rupture entre le paganisme et le christianisme est-elle en effet une coupure pertinente en philosophie ? La philosophie n'était-elle pas déjà dans la Grèce hellénistique au service de préoccupations théologiques avant même les religions révélées ? Ou plus tard, quand commence la philosophie moderne ? Si le terme sert à désigner les grands systèmes du XVIIe siècle (Descartes, Spinoza, Leibniz) dont le moteur fut un fort développement de la théologie rationnelle et des mathématiques, Marwan Rashed propose de faire commencer cette philosophie moderne à la fin du IXe siècle qui fut le théâtre en Orient d'un pareil développement avec le kalām et l'algèbre déterminants les grands systèmes métaphysiques d'al-Kindī, de Ṯābit b. Qurra et d'Abū Bakr al-Rāzī.
Les Cahiers de l'Islam: Maintenant, qu'est-ce qui caractérise les falāsifa de la civilisation musulmane ?
Guillaume De Vaulx : La spécificité du terme de faylasūf par distinction du philosophos grec, c'est que ce personnage se caractérise non seulement par une certaine pratique du discours rationnel, mais aussi par des thèses déterminées. Alors que les écoles philosophiques grecques ont chacune une doctrine, les falāsifa (pluriel de faylasūf, philosophe) arabes forment eux-même une corporation liée à une doctrine spécifique. Le schème musulman liant chaque communauté à un livre sacré, les falāsifa sont les lecteurs d'Aristote. On remarque ainsi une inflation progressive chez les falāsifa des propos attribués à Aristote : textes apocryphes (Théologie d'Aristote, livre de la pomme, propos du maître à Alexandre, ...), suivant la même logique que l'inflation des ḥadīṯ, traditions prophétiques chez les musulmans. La doctrine à laquelle est attachée la falsafa est, pour reprendre al-Ġazālī, celle affirmant l'éternité du monde, la séparation de l'âme d'avec le corps périssable, de la non-connaissance par Dieu des particuliers. Bref, il s'agit de la survie de certaines thèses de l'hellénisme.
Les Cahiers de l'Islam: Ne trouve-t-on pas alors en dehors des purs falāsifa des penseurs aux thèses philosophiques originales ?
Guillaume De Vaulx : Bien sûr, on pourrait chercher la conception philosophique et la représentation du monde, qui sous-tendent l'œuvre de tel poète (la « philosophie d'Ibn al-Rūmī'»), de tel prophète (la « philosophie du Coran »), de tel théologien (la « philosophie d'al-Ġazālī »), tout comme certains le font aujourd'hui avec des cinéastes, écrivant ainsi sur la philosophie de Stanley Kubrick ou celle de Terrence Malick.
Mais c'est oublier la spécificité de l'exercice philosophique. Il faut lire Qu'est-ce que la philosophie ? de Deleuze. Un philosophe produit des concepts, un poète produit des percepts et des affects. Ainsi, Abū ‘Alā' al-Ma‘rī (m. 1058) ne développe pas une philosophie sceptique, il exprime les affections d'une âme sceptique. Il n'explique pas ce qu'est le scepticisme, il nous le fait éprouver.
Quant à un théologien comme al-Ġazālī, son œuvre est un trésor de textes philosophiques, mais peut-on vraiment parler d'une philosophie d'al-Ġazālī sachant que ces textes, il les « pille » à al-Fārābī, à Miskawayh et à Avicenne surtout. Il constitue en fait davantage ce que Badiou appelle un « anti-philosophe », non parce qu'il s'oppose aux thèses de philosophes, mais parce qu'il s'emploie à montrer les limites de l'exercice philosophique lui-même, à humilier la raison, tout comme le fera Pascal, par exemple.
Il convient d'être très prudent avec les mystiques comme Ibn ‘Arabī (m. 1240) ou les Ismaéliens. En effet, ce dernier reprend le vocabulaire philosophique. Mais il en fait un système de codes pour raconter une expérience mystique, les idées, elles, ont totalement disparu. Cette mystique n'a de philosophie que les noms, pas le sens, tout comme la numérologie n'a des mathématiques que les signes, pas les opérations.
Enfin, c'est même chez les falāsifa qu'il faut se poser la question du contenu philosophique de leur œuvre. Une philosophie n'est pas un jeu d'abstractions, c'est un système de concepts visant à expliquer le réel. Ainsi, quand al-Fārābī (m. en 950) introduit les dix intelligences célestes, cela n'a d'intérêt que si cela permet de parler du monde. Sinon, on peut remiser ces constructions au placard de l'histoire, tout comme cela fut le cas avec l'alchimie.
Les Cahiers de l'Islam: Y a-t-il une originalité de la philosophie arabe ?
Guillaume De Vaulx : Bien sûr, mais il convient de comprendre en quel sens.
Ce n'est pas dans le sens où elle exprimerait l'âme éternelle d'un peuple, puisqu'il s'agit, nous l'avons déjà dit, d'un découpage arbitraire selon le seul critère de la langue (ou de la religion) dans une civilisation qui comprend plusieurs langues (ou religions) qui interagissent constamment.
Considérons d'abord l'ensemble de la « philosophie médiévale ». Dans l'Orient musulman comme dans l'Europe chrétienne, on est à une époque où la philosophie est ancillaire, elle est la servante de la théologie. La préoccupation de tout penseur, qu'il soit latin ou arabe, est de connaître Dieu et les conditions du Salut. Personne n'y échappe, d'où l'erreur de parler de « libres-penseurs » pour désigner les philosophes hétérodoxes de l'époque : même la philosophie du sulfureux Abū Bakr al-Rāzī est toute entière tournée vers la théologie et la sotériologie (doctrine du salut de l'âme et des fins dernières).
Nous pouvons aborder maintenant la question de la spécificité de la « philosophie arabe médiévale ». Il s'agit d'abord de la spécificité de ses conditions historiques, tant sociales que religieuses. Mais encore, il y a beaucoup de différences (politique, climatique, …) entre l'Orient et l'Andalousie. La seule condition partagée est peut-être la suprématie de l'islam qui impose ses codes, à savoir deux normes fondamentales : toute religion doit s'appuyer sur un livre prophétique et proposer une législation. Cela implique une normalisation des autres religions. Ainsi, les astrolâtres de Ḥarrān trouvent sous al-Ma'mūn la nomination ad hoc de Sabéens, font d'écrits hermétiques leur livre sacré révélé à Hermès et décrivent leur culte sur le modèle musulman des prières quotidiennes, des fêtes et des périodes de jeûne. La conséquence sur la philosophie est double. D'une part, la philosophie doit constamment légitimer son existence. comme l'a montré Léo Strauss, une religion légaliste a besoin de juristes, peu de théologiens, les philosophes ont alors plus de difficultés à justifier leur fonction sociale (on peut penser au Traité décisif d'Averroès qui, juge de son état, entreprend de montrer la légalité islamique de la philosophie). C'est plutôt comme astrologues ou médecins que les philosophes sont employés. L'exception est peut-être celle du cercle d'al-Kindī qui réussit à donner un rôle central à la philosophie : proposer un argumentaire invincible en vue de l'emporter dans les polémiques inter-religieuses. Bref, la philosophie est la meilleure des apologétiques de l'islam.
D'autre part, la coexistence de différentes communautés monothéistes qui toutes participent, au moins un peu, de la vérité divine impliqua un élargissement considérable des vues. Rapidement, on ne parle plus du prophète de l'islam, mais des prophètes en général et en recherche donc les propriétés universelles. On assiste alors à l'émergence de ce qu'on appelle aujourd'hui les sciences sociales. L'auteur le plus décisif est le tardif Ibn Ḫaldūn (m.1406), mais nombreux sont, avant lui, ceux qui ont recensé les différentes communautés et sectes (al-Šahrastānī, Ibn Ḥazm, …). On trouve même dans les Epîtres des Frères en Pureté (iḫwān aṣ-ṣafā') une analyse comparative quasi-structuraliste des rituels religieux païen et des islamiques. C'est toute la notion de civilisation qui s'élabore...
Les Cahiers de l'Islam: /...concept de civilisation qui a beaucoup de résonances aujourd'hui. Ce qui nous amène à notre dernière question, celle de l'actualité de la philosophie arabe.
Guillaume De Vaulx : Dans quel sens entendez-vous la question ? Voulez-vous parler de la « philosophie contemporaine en langue arabe » ou de « l'intérêt actuel d'étudier la philosophie arabe classique » ?
Les Cahiers de l'Islam: Commençons par le leg : d'aprés vous, y a-t-il une actualité des penseurs arabes classiques ?
Guillaume De Vaulx : Il convient d'abord de comprendre la contradiction qu'il y a à parler d'« actualité de la philosophie arabe classique », puisque justement, elle n'est pas actuelle mais passée, elle appartient à l'histoire.
La question devient alors : qu'apporte l'étude de l'histoire de la pensée arabe ? A cela on peut répondre trois choses : D'abord, l'intérêt est fondateur. Il est primordial, face aux caricatures contemporaines de garder en mémoire les œuvres des génies de la tradition arabe, qui offrent justement tout autre chose que ce qu'on en préjuge. C'est ce que Nietzsche appelle la fonction monumentale de l'histoire : donner des modèles admirables à suivre. Ensuite, c'est la politique qui donne son actualité à l'histoire de la pensée arabe. Rappelons avec Michel Foucault que « l'histoire, c'est le discours du pouvoir. » C'est la présence de nouvelles forces en Europe, quelles soient démographiques avec l'immigration maghrébine ou économiques avec les investissements venus de la péninsule arabique, qui fait de la pensée arabe classique un lieu de confrontation idéologique de ces forces contre les forces réactives. Le danger serait alors de ne faire de Bagdad ou d'al-Andalous rien d'autre que des projections de nos idéologies et problèmes tous contemporains (c'est l'exemple du film Le destin de Youssef Chahine sur Averroès où l'Andalousie était une projection de l'Egypte cosmopolite confrontée à la montée du salafisme et des Frères Musulmans). Le risque est de ne traiter la pensée arabe qu'à fin hagiographique ou critique des forces arabes contemporaines.
Enfin, au niveau réellement philosophique, l'actualité est celle des problèmes que se posent ces auteurs. Sont-ils ceux que se posent nos contemporains ? Leur lecture permettrait ainsi de nous éclairer. Personnellement, je travaille dans cette optique là. C'est un questionnement actuel sur la transmission du savoir d'une culture à l'autre qui m'a mis en intimité avec al-Fārābī et son concept de naqla, central pour comprendre ensemble l'unité de la vérité et la diversité des civilisations. Depuis Flaubert et Nietzsche, tous les grands philosophes ont écrit sur la bêtise. Or, la philosophie arabe classique propose un concept de ḥumq ou ḥamāqa d'une grande finesse. Enfin, ma thèse porte sur les Rasā'il Iḫwān aṣ-ṣafā' parce que je suis hanté par le même problème qu'elles, celui de la compatibilité entre savoirs différents et de la coexistence entre communautés hétérogènes. Leur solution est décisive.
Les Cahiers de l'Islam: Et dans l'autre sens, existe-t-il une philosophie arabe contemporaine ?
Guillaume De Vaulx : Dressons un rapide panorama.
Au niveau de l'enseignement, l'arabisation de la philosophie s'est fait dans les années 1980 (pour le Maroc en tous les cas). La langue arabe est donc redevenue un lieu de réflexion. Mais la circulation des idées est, en raison du nationalisme, limitée et le vocabulaire conceptuel peu harmonisé. Pour prendre un exemple, le programme scolaire marocain emploie pour l'idée d' « autrui » le terme « al-ġayr », c'est-à-dire l'autre comme négation, au sens de non-moi, alors que l'égyptien emploie le terme « al-aḫar », le différent.
Au niveau universitaire, des études très précises ont été faites sur les parutions scientifiques des pays arabes. La chute est vertigineuse. C'est que la vie intellectuelle n'échappe pas à la crise politique et religieuse qui déchire cette région du monde. On assiste à un repli très net de la philosophie universelle vers des préoccupations particulières et vaines, celles de l'identité arabe dans des puissances culturelles mourantes telles que l'Egypte, ou de l'apologétique islamique charlatanesque au service des pétro-dollars.
Concernant enfin les figures intellectuelles d'influence que j'ai découvertes grâce à mon ami Aziz Hilal, il y a le tunisien très érudit Abou Ya'rub al-Marzûqî. Pour lui, le moment philosophique arabe par excellence est celui de... Ghazali et sa tentative de fonder un rationalisme sunnite. Quant à Hassan Hanafî, référence incontournable en Egypte, il essaie de renouveler la pensée islamique en travaillant sur trois fronts : le rapport avec l'Occident, le rapport avec l'héritage culturel (al-turāṯ) et le rapport avec la réalité sociopolitique arabe d'aujourd'hui. L'instrument qui permet d'asseoir ces trois rapports consiste à développer "l'occidentalisme" (versus orientalisme). La pensée arabe doit développer cette science (occidentalisme) afin de réduire l'hégémonie occidentale dans le domaine du savoir et surtout pour faire de l'Occident un "objet" de lecture. Enfin, Mohammad ‘Abed al-Jabrī, le philosophe marocain, résume son projet philosophique dans un travail en 4 tomes : Critique de la raison arabe : le projet de la nahda (XIXe s.) a échoué et toutes les tentatives du dépassement de cet échec n'ont fait qu'enfoncer la pensée arabe dans la dépendance et les mimétismes de l'Occident. Pour lui, la pensée et la culture arabes ont raté un moment important dans son histoire : l'averroïsme Comment reconduire ce moment hautement rationaliste et en faire un projet de civilisation ?
On voit bien la ligne de fond qui réunit ces penseurs : il s'agit d'un problème particulier et non universel, celui du « retard » des pays arabes. Je mets « retard » entre guillemets, car ce sentiment n'est que la preuve d'une pensée enfermée dans le ressentiment et la comparaison avec l'autre.
Pour qu'une philosophie arabe existe, il faudrait sortir de cette double impasse identitaire, arrêter de faire une « critique de la raison islamique », pour reprendre un titre célèbre, cette fois de Mohamed Arkoun, pour affronter le réel dans son universalité en termes de critique de la raison tout court, penser non pas le problème du sous-développement arabe, mais du développement en général comme a pu le faire magistralement Ivan Illich. Le monde arabe a ses problèmes, mais ceux-ci ont une portée universelle. D'où la nécessité de penser non pas sur le monde arabe mais à partir du monde arabe. A notre petite échelle, nous essayons au Caire de penser philosophiquement les problèmes intellectuels dus à l'enfermement identitaires, techniques dans une économie d'assistés, culturels pour un pays dont les frontières se ferment, politiques liés à une démographie incontrôlable, etc. Quelques articles ont déjà été publiés sous le nom de Hayy b. Yuqzān dans le journal al-waṭanī (traduction sur le blog « propos d'Egypte » de philomag.com).
Les Cahiers de l'Islam: Et une philosophie islamique ?
Guillaume De Vaulx : La question est : existe-t-il des penseurs musulmans qui arrivent à redonner une portée universelle à des concepts importants de l'islam tels que ceux de texte révélé, de prophète, d'unicité, ou des figures comme Iblīs ? Car il existe une philosophie catholique vivante, avec Michel Henry (m. en 2002) et son exploitation phénoménologique de l'incarnation, ou anglicane avec Richard Swinburne qui renouvelle l'apologétique et les preuves de l'existence de Dieu. Il y a peut-être des choses chez les šī‘ites en persan, l'orientaliste heideggerien Henri Corbin a laissé son empreinte sur l'université de Téhéran, et des penseurs comme Seyyed Hossein Nasr se réclament de son héritage. Malheureusement en Islam, on est surtout pollué par les charlatans prônant avec des arguments ridicules un concordisme très obtus entre la science contemporaine et le Coran, mais manifestant seulement leur totale ignorance tant en sciences que dans la compréhension du texte coranique. Ils ne comprennent pas qu'ils creusent leur propre tombe : si la science dit tout ce qu'il y a dans le Coran, à quoi sert encore le texte puisqu'il faut déjà être scientifique pour le comprendre ?