Nul ne peut ignorer en ouvrant le Coran qu’il regorge à la fois de figures bibliques qui renvoient à l’Ancien Testament ou au Tanakh hébraïque (Pentateuque, Prophètes, Hagiographies). Le Coran reprend également les grandes thématiques de l’eschatologie du Jugement et de la rétribution (enfer paradis) ainsi que la thématique de la Création. A première vue, un lecteur familier des textes bibliques peut donc croire se trouver en pays de connaissance. Cependant, la narrativité éclatée du texte coranique qui sur un même thème ou à propos d’un même personnage multiplie les reprises, en modifiant de façon importante ou non le contenu du discours pose problème. Pour tenter d’y voir clair il faut réunir tous les passages autour d’une même figure ou d’un même thème. Autrement dit il faut travailler sur le texte en constituant un corpus.
Nul ne peut ignorer en ouvrant le Coran qu’il regorge à la fois de figures bibliques qui renvoient à l’Ancien Testament ou au Tanakh hébraïque (Pentateuque, Prophètes, Hagiographies). Le Coran reprend également les grandes thématiques de l’eschatologie du Jugement et de la rétribution (enfer paradis) ainsi que la thématique de la Création. A première vue, un lecteur familier des textes bibliques peut donc croire se trouver en pays de connaissance. Cependant, la narrativité éclatée du texte coranique qui sur un même thème ou à propos d’un même personnage multiplie les reprises, en modifiant de façon importante ou non le contenu du discours pose problème. Pour tenter d’y voir clair il faut réunir tous les passages autour d’une même figure ou d’un même thème. Autrement dit il faut travailler sur le texte en constituant un corpus. On a ainsi, au sens propre, les pieds dans le texte comme on les aurait sur un terrain réel. Avoir les pieds sur terre - ici dans le texte - permet de repérer le cheminement du discours et de percevoir dans quel champ de représentation, il s’inscrit.
On s’aperçoit alors que si le texte de surface est d’apparence biblique, très souvent, ce qu’il cherche à nous dire répond à des enjeux qui ne sont pas ceux des récits bibliques d’origine. On accède alors au discours profond, celui qui ne s’affiche que si on le décrypte. Il s’agit évidemment d’un discours qui répond à des enjeux de société. Le décryptage de ces enjeux c’est ce qui permet de découvrir ce que j’appelle la coranisation des emprunts bibliques. On n’est pas dans un contexte d’influence subie mais bien plutôt dans celui d’une appropriation.
On s’aperçoit alors que si le texte de surface est d’apparence biblique, très souvent, ce qu’il cherche à nous dire répond à des enjeux qui ne sont pas ceux des récits bibliques d’origine. On accède alors au discours profond, celui qui ne s’affiche que si on le décrypte. Il s’agit évidemment d’un discours qui répond à des enjeux de société. Le décryptage de ces enjeux c’est ce qui permet de découvrir ce que j’appelle la coranisation des emprunts bibliques. On n’est pas dans un contexte d’influence subie mais bien plutôt dans celui d’une appropriation. Il faut alors s’interroger sur le milieu humain qui pratique cette appropriation pour son propre compte. Du point de vue d’une approche historique, c’est ainsi que doivent être abordés les textes sacrés qui traversent le temps. Ils font tous l’objet de lectures successives dont chacune est de son époque et dont aucune n’est donc plus vraie qu’une autre. Le point de vue croyant, au contraire, a naturellement tendance à inscrire la lecture de son temps dans une continuité, pour se donner à ses propres yeux des garanties de légitimité. Concernant l’islam de la première période (j’utilise le terme "islam" de manière convenue puisque l’islam, comme culture et religion, n’est pas encore historiquement présent), faute de documentation de facture classique (archives, monuments, témoignages extérieurs) la démarche historique nous amène à utiliser les méthodes de l’anthropologie historique qui s’appuie sur le milieu naturel, la société et la langue et, bien entendu, comme document témoin, sur le texte du Coran lui-même qu’il faut littéralement ausculter à travers ses mots. Il ne s’agit pas de figer cette lecture première dans le temps pour croire y trouver une vérité éternelle mais d’en faire le stade premier d’une évolution qui s’est produite de façon imprédictible, au gré des aléas de l’histoire, chaque époque délivrant sa ou ses lectures. C’est bien sûr le cas de la période contemporaine. Les hommes d’aujourd’hui portent l’entière responsabilité des lectures qu’ils font, sans pouvoir se cacher derrière un passé déclaré légitimateur dont, en fait, ils ignorent à peu près totalement l’historicité.
...dans le Coran, il n’y a pas de mythe de création initiale. La société du Coran au travers de ses emprunts n’a pas eu besoin de se représenter une primordialité.
J’ai mis du temps avant de comprendre que la figure coranique d’Adam était très représentative du processus d’appropriation des emprunts que j’ai évoqué plus haut. Je me suis en effet soudainement aperçue que, bien qu’ayant traité dans mon livre de 2008 (Le Coran décrypté) des figures bibliques dans le Coran, j’avais totalement omis celle d’Adam. C’est en me demandant le pourquoi de cette étonnante omission que je me suis rendue compte que, dans le Coran, Adam ne joue pas du tout son rôle biblique, celui de père de l’humanité et donc de premier homme de la Création. Si ce n’est lui serait-ce un autre qui jouerait ce rôle ? Eh bien non ! Car, dans le Coran, il n’y a pas de mythe de création initiale. Il n’y a pas d’homme premier. La raison ne peut en être qu’anthropologique.
La société du Coran au travers de ses emprunts n’a pas eu besoin de se représenter une primordialité. Ce qu’on pourrait appeler la Genèse coranique n’a rien à voir, dans son champ propre de représentation, avec la Genèse biblique. Certes l’idée de Création est importée du champ biblique mais elle arrive pour ainsi dire sans bagages. Elle se trouve immédiatement reconfigurée pour répondre aux besoins d’un imaginaire qui n’est pas celui de la Bible. Ce qui est créé d’emblée c’est une société fonctionnelle qui répond aux besoins des hommes de tribu d’Arabie dans leur expression la plus pure, celle de l’homme pastoral et de ses chameaux. C’est ce que nous dit en trois brefs versets le début de la sourate 87. Mais alors Adam dans cette histoire ? Eh bien il n’est pas là. Il apparaît plus tard dans deux récits qui eux mêmes font l’objet de reprises. Un homme de terre (d’abord sans nom dans 38, 71) est créé pour éprouver les anges et confondre Iblis qui est en réalité un djinn car le Coran a fort à faire avec cette engeance à laquelle les hommes de tribu croient dur comme fer. Le deuxième récit, celui de la sourate 20, montre Adam placé avec son épouse (non nommée) dans un jardin d’abondance qui semble céleste (mais dont il ne nous est jamais dit qu’il s’agit d’un paradis initial) avec interdiction de manger des fruits de l’arbre d’éternité (donc pour ne pas devenir éternel en contradiction avec le récit biblique où il est vu au contraire comme étant éternel). Adam poussé par le Shaytân trahit sa promesse (sa femme n’y est pour rien). Il est chassé du jardin d’abondance et doit dorénavant affronter les difficultés de la vie terrestre. Mais en totale contradiction avec le récit biblique, il n’a pas à supporter le poids de la faute et du péché bibliques. En effet, son dieu bienveillant lui indique immédiatement la bonne voie, pour ne pas dire la bonne piste. On revient donc au contexte de la guidance nécessaire dans le contexte des déserts arabiques. On est clairement dans l’anecdote et non dans la mise en scène du mythe fondateur biblique du premier homme.
Comment comprendre cette sous-représentation de la figure d’Adam dans le Coran ?
La sous- représentation d’Adam dans le Coran se comprend dès lors. Il s’agit d’un homme pardonné mais failli auquel l’inspiré du Coran en quête de modèles positifs comme ceux de Moïse, Abraham ou Noé, ne peut en aucun cas s’identifier. Cela explique sa sous-représentation dans le Coran. Il va de soi que la tradition musulmane des siècles postérieurs, portée à partir de la fin du 8e siècle par des convertis qui sont souvent héritiers d’une riche mémoire biblique, vont rétablir Adam dans tous ses droits. En dépit de la lettre du Coran, il redevient rapidement le père de l’humanité. Je dois dire que cette représentation est tellement répandue que les savants occidentaux modernes n’y ont vu que du feu. Ils n’ont pas détecté le hiatus entre le Coran et les écrits ultérieurs de la tradition musulmane. Une telle bévue devrait nous servir de leçon et nous amener à mieux historiciser nos lectures.
Le pôle sacralisant qui est, le plus souvent, celui des érudits musulmans contemporains, extrapole à partir du futur en le projetant sur le passé notamment en mêlant, sans précaution chronologique, le corpus du Coran, celui du Hadîth et un corpus juridique largement fabriqué après coup et souvent hors d’Arabie....
Quant aux externalistes habités par l’obsession biblique ...tous prônent ce qu’on pourrait appeler un salafisme biblique
Concernant les études coraniques de manière générale, elles s’inscrivent à mon avis entre deux pôles qui se font face comme en miroir et qui sont tous deux caractérisés par la pratique d’une extrapolation généralisée, ce qui contrevient évidemment à une approche de saine historicité. Le pôle sacralisant qui est, le plus souvent, celui des érudits musulmans contemporains, extrapole à partir du futur en le projetant sur le passé notamment en mêlant, sans précaution chronologique, le corpus du Coran, celui du Hadîth et un corpus juridique largement fabriqué après coup et souvent hors d’Arabie. A l’inverse, le pôle que l’on peut dire habité par une obsession biblique projette le passé du passé sur le futur (des âges immémoriaux de la tradition biblique sur l’époque du Coran au 7e siècle). Dans le premier cas, on aboutit à une prophétisation généralisée de la première période qui conduit à effacer presque entièrement tout aspect sociétal. Le sunnisme tout autant que le chiisme (tous deux, mouvements qui émergent dans les conflits politiques et idéologiques de la période abbaside et non pas à la première époque dont ils se réclament) jouent à cela dans un registre différent. Le sunnisme du 9e siècle qui refuse de prendre parti dans la représentation des querelles intertribales de la période initiale, donne une quasi-exclusivité à l’exaltation de la figure prophétique effaçant largement tout aspect sociétal dans sa représentation de la période première. Le chiisme vraiment constitué au 10e siècle, notamment sous la protection de l’émirat buyide, oppose une imamologie sacralisée dans laquelle l’imam attendu joue un rôle messianique. Le récit d’origine verse alors dans un complotisme débridé dont des ouvrages récents - et malheureusement soutenus par certains académiques - donnent un aperçu délirant. Quant aux externalistes habités par l’obsession biblique dont j’ai parlé plus haut, des plus extrêmes, ceux qui délocalisent l’origine de l’islam hors d’Arabie à d’autres (qui règnent en ce moment dans les milieux académiques internationaux) plus modérés mais qui pensent à peu près la même chose sans le dire vraiment, tous prônent ce qu’on pourrait appeler un salafisme biblique (pour les mettre en regard de leur pendant du côté musulman). Sans qu’ils s’en rendent compte - ou s’en rendant compte, je ne sais pas - cela les conduit à se mouvoir sur un terrain imaginaire et délesté de toute réalité sociétale qui efface complètement l’objet qu’ils prétendent étudier. Le Coran discours, habité - selon moi - d’arabité et de vie tribale, se mue en dialogue exclusif entre hommes de la Bible - schismatiques précisent certains - qui peupleraient de leurs controverses l’immense Arabie ou alors les abords de Jérusalem et les rives de la Mer Morte (les rouleaux de Qumran ne sont pas loin) et dont le Coran constituerait un écho. En un mot, les Arabes n’existent plus. Les Omeyyades sont-ils oui ou non d’origine mecquoise ? Un tel questionnement ne parvient pas aux oreilles des externalistes biblisants.
Alors que la société du 7e siècle dans les parties les plus arides de l’Arabie remonte à 1500 ans, en l’absence des sources habituelles sur lesquelles s’appuie normalement un historien, la chance que l’on a concernant le terrain sociétal d’Arabie, c’est que du fait d’un milieu de vie confronté à des contraintes climatiques extrêmes, l’histoire s’inscrit dans ce que Fernaud Braudel a appelé le temps long. Dans un milieu de cette sorte, le religieux se superpose à une socialité inchangée. Ce n’est pas lui qui commande. Ce sont les contraintes liées à la survie des groupes humains en cause surtout lorsqu’il s’agit de groupes restreints en nombre et dont la survie peut être menacée. Le père dominicain Antonin Jaussen, l’un des redécouvreurs de Hegra (al-Hidjr dans le Coran) au début du 20 e siècle, l’a constaté avec une certaine stupéfaction quand il s’est mis en tête d’étudier les tribus arabes chrétiennes du pays de Moab, au Sud de la Transjordanie. De quelque confession qu’elles soient chrétiennes ou musulmanes, il a bien noté que les tribus de cette zone se comportaient socialement de la même façon et obéissaient à des normes pratiques analogues voire percevaient le surnaturel de la même façon, notamment les djinns. Cela tient évidemment au fait que leur cadre de vie et les contraintes qui lui étaient liées n’avaient pas varié. Avant que tout ne change durant la seconde partie du 20e siècle, l’anglais Wilfred Thesiger a pu éprouver la même chose en traversant au péril de sa vie le grand désert du Sud avec des guides de l’une des dernières tribus de grands bédouins de la zone. L’historien, attentif à ces observations prises sur le vif ne peut que constater qu’elles rejoignent les notations de terrain des sources médiévales que l’on peut glaner notamment chez les lexicographes, les littérateurs ou les géographes ou parfois même dans une production plus marquée idéologiquement si on ne s’en laisse pas conter par un discours d’apparence et que l’on cherche le politique et le matériel même derrière le discours religieux. On parvient à cela en confrontant systématiquement les textes à leur contexte anthropologique.
Les externalistes traitent par le mépris toutes les sources qui n’appartiennent pas à une mouvance biblique. Tout est pour eux suspect en cette matière. Cela tient au fait qu’ils ne savent pas comment traiter la sacralisation du passé qui est pratiquée par les sources musulmanes des siècles classiques. Eux-mêmes se révélant incapables de décrypter le processus d’appropriation du matériau biblique qui est à l’œuvre dans le Coran, ce que j’ai appelé le processus de coranisation, comment pourraient-ils se dépêtrer des appropriations musulmanes postérieures qui détribalisent le discours coranique pour souvent d’ailleurs le "rebibliser" mais en une version dans laquelle les externalistes ne se reconnaissent pas. La carence première dans le traitement du donné coranique se répercute inévitablement sur le traitement des données postérieures. Les externalistes se piègent eux-mêmes sans s’en rendre compte. Alors ils anathémisent ce qui ne leur convient pas à commencer par mes recherches auxquelles ils ne cherchent jamais à se confronter, sauf pour dire que je fabule sur le désert et les bédouins.
On est face à un rouleau compresseur. Nul n’est plus convaincu que celui qui s’est convaincu lui-même.
On est face à une mise en scène réussie mais qui a bien peu à voir avec l’historicisation nécessaire du passé premier qui permettrait de mettre les hommes du présent en face de leurs responsabilités, qu’ils soient musulmans ou non musulmans. Ce livre sera utilisé par les spécialistes - dont moi - du fait des multiples références qu’il contient. Son premier volume déploie les thèses externalistes de ses deux concepteurs sans qu’ils cherchent à se confronter à une autre approche. C’est le cas de la mienne, par exemple, qui est totalement ignorée (cela avait d’ailleurs déjà été le cas dans le Dictionnaire du Coran qui date de 2007) alors que le titre même du livre a été emprunté à l’un de mes articles. Sa référence est enfouie dans une bibliographe que personne ne regardera et non pas dans la note qui le dit. Ce premier volume contient néanmoins quelques articles moins marqués idéologiquement et intéressants (Robin, Imbert, Borrut, Cellard, chacun restant dans sa stricte spécialité). Les deux autres énormes volumes seront totalement illisibles pour les non spécialistes. Ils ne renouvelleront rien du tout. Ils consistent en un empilement de références, sans hypothèses, sans analyse, ou alors marquées au seul sceau de la doctrine externaliste. On est loin d’une révolution et d’un renouvellement. C’est de la compilation avec des sous-entendus idéologiques que je trouve fort déplaisants, je ne crains pas de le dire.