Cette seconde partie de l’entretien a été réalisé par l'Observatoire de la Vie Politique Turque (OVIPOT). La première partie est consultable ici .
Jean-Paul Burdy est maître de conférences d'histoire à l'Institut d’Études Politiques de Grenoble (Université de Grenoble).
Jean-Paul Burdy est maître de conférences d'histoire à l'Institut d’Études Politiques de Grenoble (Université de Grenoble).
Jean-Paul Burdy
Quelle est la part du traité de Lausanne de 1923 dans la définition des minorités non musulmanes? Et comment expliquer le tarissement de ces minorités non musulmanes ?
Les textes de la conférence de la paix à Lausanne (1922-1923) sont fondateurs du statut juridique des minorités en Turquie. Deux textes différents sont concernés, même s’ils sont souvent confondus:
- d’une part, la Convention d’échange obligatoire de populations signée entre la Grèce et la Turquie le 3 janvier 1923: la grande majorité des non musulmans quittent l’Anatolie, du Pont à l’Asie mineure (sauf à Istanbul); les musulmans, turcs ou non, quittent pour l’essentiel la Grèce (sauf en Thrace). C’est donc un critère religieux qui a été mis en oeuvre pour ces échanges contraints.
- d’autre part le Traité de Lausanne proprement dit, signé entre sept Etats et la Turquie le 23 juillet 1923. Ce traité comporte, dans la Section III, concernant la «Protection des Minorités », aux articles 37 à 45, des règlements sur la «protection des minorités non musulmanes » en Turquie.
Voici les principales dispositions concernées :
« Article 38 : Tous les habitants de la Turquie auront droit au libre exercice, tant public que privé, de toute foi, religion ou croyance dont la pratique ne sera pas incompatible avec l’ordre public et les bonnes moeurs.
Article 39 : Les ressortissants turcs appartenant aux minorités non musulmanes jouiront des mêmes droits civils et politiques que les musulmans. Tous les habitants de la Turquie, sans distinction de religion, seront égaux devant la loi. La différence de religion, de croyance ou de confession ne devra nuire à aucun ressortissant turc en ce qui concerne la jouissance des droits civils et politiques, notamment pour l’admission aux emplois publics, fonctions et honneurs ou l’exercice des différentes professions et industries. (…)
Article 40 : Les ressortissants turcs appartenant à des minorités non musulmanes jouiront du même traitement et des mêmes garanties en droit et en fait que les autres ressortissants turcs. Ils auront notamment un droit égal à créer, diriger et contrôler à leurs frais toutes institutions charitables, religieuses ou sociales, toutes écoles et autres établissements d’enseignement et d’éducation, avec le droit d’y faire librement usage de leur propre langue et d’y exercer librement leur religion. »
On attribue souvent au Traité la reconnaissance de trois minorités (Grecs, Arméniens, et Juifs) : en réalité, seuls les non musulmans sont mentionnés dans les 3 versions en français, en anglais et en turc du texte : «minorités non musulmanes» ; «non-moslem minorities» ; «Müslüman olmiyan azınlıklar». C’est donc bel et bien l’Etat turc qui, dès le départ, a une interprétation officielle restrictive du traité, considérant que les droits spécifiés ne s’appliquent qu’aux seuls Grecs, Arméniens et Juifs d’Istanbul (et aux Bulgares orthodoxes, en application d’une convention bilatérale de 1925). Dès lors, les nombreuses petites minorités non musulmanes présentes en Turquie au moment de Lausanne ne bénéficient pas de ses dispositions protectrices des droits. Or, leur liste est fort longue : chrétiens anglicans, arabes orthodoxes, bulgares catholiques, catholiques latins (romains), chaldéens (catholiques), évangéliques, syriaques catholiques ou orthodoxes ; et, plus récemment, les Eglises protestantes évangéliques.
Plusieurs résolutions parlementaires du Conseil de l’Europe, et des Etats ou ONG de l’Union européenne, considèrent la définition restrictive des minorités religieuses par la République de Turquie constitue une violation du texte même du Traité. Et que, dès lors, les libertés religieuse et de conscience n’y sont pas véritablement garanties, en violation et des textes internationaux (dont Lausanne), et des exigences de l’Union européenne.
Les textes de la conférence de la paix à Lausanne (1922-1923) sont fondateurs du statut juridique des minorités en Turquie. Deux textes différents sont concernés, même s’ils sont souvent confondus:
- d’une part, la Convention d’échange obligatoire de populations signée entre la Grèce et la Turquie le 3 janvier 1923: la grande majorité des non musulmans quittent l’Anatolie, du Pont à l’Asie mineure (sauf à Istanbul); les musulmans, turcs ou non, quittent pour l’essentiel la Grèce (sauf en Thrace). C’est donc un critère religieux qui a été mis en oeuvre pour ces échanges contraints.
- d’autre part le Traité de Lausanne proprement dit, signé entre sept Etats et la Turquie le 23 juillet 1923. Ce traité comporte, dans la Section III, concernant la «Protection des Minorités », aux articles 37 à 45, des règlements sur la «protection des minorités non musulmanes » en Turquie.
Voici les principales dispositions concernées :
« Article 38 : Tous les habitants de la Turquie auront droit au libre exercice, tant public que privé, de toute foi, religion ou croyance dont la pratique ne sera pas incompatible avec l’ordre public et les bonnes moeurs.
Article 39 : Les ressortissants turcs appartenant aux minorités non musulmanes jouiront des mêmes droits civils et politiques que les musulmans. Tous les habitants de la Turquie, sans distinction de religion, seront égaux devant la loi. La différence de religion, de croyance ou de confession ne devra nuire à aucun ressortissant turc en ce qui concerne la jouissance des droits civils et politiques, notamment pour l’admission aux emplois publics, fonctions et honneurs ou l’exercice des différentes professions et industries. (…)
Article 40 : Les ressortissants turcs appartenant à des minorités non musulmanes jouiront du même traitement et des mêmes garanties en droit et en fait que les autres ressortissants turcs. Ils auront notamment un droit égal à créer, diriger et contrôler à leurs frais toutes institutions charitables, religieuses ou sociales, toutes écoles et autres établissements d’enseignement et d’éducation, avec le droit d’y faire librement usage de leur propre langue et d’y exercer librement leur religion. »
On attribue souvent au Traité la reconnaissance de trois minorités (Grecs, Arméniens, et Juifs) : en réalité, seuls les non musulmans sont mentionnés dans les 3 versions en français, en anglais et en turc du texte : «minorités non musulmanes» ; «non-moslem minorities» ; «Müslüman olmiyan azınlıklar». C’est donc bel et bien l’Etat turc qui, dès le départ, a une interprétation officielle restrictive du traité, considérant que les droits spécifiés ne s’appliquent qu’aux seuls Grecs, Arméniens et Juifs d’Istanbul (et aux Bulgares orthodoxes, en application d’une convention bilatérale de 1925). Dès lors, les nombreuses petites minorités non musulmanes présentes en Turquie au moment de Lausanne ne bénéficient pas de ses dispositions protectrices des droits. Or, leur liste est fort longue : chrétiens anglicans, arabes orthodoxes, bulgares catholiques, catholiques latins (romains), chaldéens (catholiques), évangéliques, syriaques catholiques ou orthodoxes ; et, plus récemment, les Eglises protestantes évangéliques.
Plusieurs résolutions parlementaires du Conseil de l’Europe, et des Etats ou ONG de l’Union européenne, considèrent la définition restrictive des minorités religieuses par la République de Turquie constitue une violation du texte même du Traité. Et que, dès lors, les libertés religieuse et de conscience n’y sont pas véritablement garanties, en violation et des textes internationaux (dont Lausanne), et des exigences de l’Union européenne.
Quels sont les obstacles qui pourraient être considérés comme limitant les libertés des minorités non musulmanes?
L’égalité des citoyens de la République de Turquie est garantie par l’article 10 de la Constitution de 1982: «Tous les individus sont égaux devant la loi sans distinction de langue, de race, de couleur, de sexe, d’opinion politique, de croyance philosophique, de religion ou de secte, ou distinctions fondées sur des considérations similaires.» Or, il est évident que la situation des minorités non musulmanes (au sens culturel/spirituel du terme) est moins simple qu’il est écrit dans le droit. Compte tenu des exigences démocratiques des critères de Copenhague, la candidature de la Turquie à l’UE a permis de mettre sur la table des problèmes latents depuis des décennies, mais qui ne suscitaient guère d’intérêt jusque-là. Et l’on a souligné qu’au-delà des déclarations de principe, il est quasiment impossible à un «minoritaire» (non musulman) d’accéder aux postes de responsabilité dans le système politique, la haute administration ou l’armée…
Je ne rappellerai ici que les problèmes juridiques, qui sont étudiés en détail par de nombreux rapports d’ONG de l’UE dans la dernière décennie:
- L’absence de statut des chefs des communautés religieuses reconnues. (patriarche arménien de Constantinople, patriarche œcuménique grec-orthodoxe de Constantinople, grand rabbin de Turquie). En droit, ni eux-mêmes, ni leurs fonctions, n’ont d’existence légale. La titulature du Patriarche œcuménique de Constantinople lui est doublement refusée par l’Etat turc, qui ne reconnaît ni le caractère œcuménique (assimilé à une forme de supra-nationalité), ni le terme de Constantinople.
- L’absence de statut juridique des communautés religieuses. La loi ne reconnaît pas ces communautés, même comme associations. L’Église catholique latine en Turquie n’a ainsi aucune personnalité juridique. Cette inexistence génère d’innombrables problèmes financiers, mobiliers et immobiliers. Les cultes non musulmans ne peuvent officiellement percevoir ni revenus des fidèles, ni subventions de l’État. Les biens, gérés par la Direction générale des fondations (Vakıf) depuis leur nationalisation dans l’entre-deux-guerres, et leur recensement en 1936, échappent aux communautés. La question des fondations est juridiquement et réglementairement inextricable.
- La liberté de construction de lieux de culte par les minorités est théorique, faute de pouvoir demander de permis de construire; et les modalités d’entretien d’un patrimoine immobilier historique, et qui tombe parfois littéralement en ruines, sont complexes. Ce qui pèse plus largement sur le droit de propriété des cultes non reconnus. Nombre de confiscations ou spoliations reposent sur le flou qui entoure les titres de propriété datant de l’époque ottomane : les terrains étaient souvent achetés sous un prête-nom ou mis au nom d’un saint, ou de la Vierge. Dans certains contentieux, le juge constate ainsi la mort du saint ou de Marie, l’absence de tout héritier direct connu, et entérine donc les droits du Trésor public sur le bien… Au moins 4 000 propriétés appartenant à des minorités non musulmanes non reconnues ont été confisquées depuis 1974. Après des années de fortes pressions de Bruxelles, le Parlement turc a voté à la fin de 2006 une loi garantissant les propriétés des fondations religieuses, y compris étrangères, et la restitution de certains biens mis sous tutelle publique. Le problème pèse aussi sur la possibilité d’entretenir.
- L’impossibilité de formation des clergés : la formation secondaire et supérieure étant monopole d’Etat, aucun culte non musulman ne peut former son personnel à la théologie en Turquie. Le problème le plus connu est celui des séminaires orthodoxe et arménien fermés en 1971, lors de la nationalisation des établissements d’enseignement privé. L’Eglise grecque demande depuis plus de trois décennies la restitution et la réouverture du grand séminaire de Halki dans l’île de Heybeli, près d’Istanbul.
Certains rapports d’ONG parlent, dès lors, d’une logique turque d’attrition (d’affaiblissement progressif, sans conflit frontal visible) difficilement compatible avec les textes internationaux.
L’égalité des citoyens de la République de Turquie est garantie par l’article 10 de la Constitution de 1982: «Tous les individus sont égaux devant la loi sans distinction de langue, de race, de couleur, de sexe, d’opinion politique, de croyance philosophique, de religion ou de secte, ou distinctions fondées sur des considérations similaires.» Or, il est évident que la situation des minorités non musulmanes (au sens culturel/spirituel du terme) est moins simple qu’il est écrit dans le droit. Compte tenu des exigences démocratiques des critères de Copenhague, la candidature de la Turquie à l’UE a permis de mettre sur la table des problèmes latents depuis des décennies, mais qui ne suscitaient guère d’intérêt jusque-là. Et l’on a souligné qu’au-delà des déclarations de principe, il est quasiment impossible à un «minoritaire» (non musulman) d’accéder aux postes de responsabilité dans le système politique, la haute administration ou l’armée…
Je ne rappellerai ici que les problèmes juridiques, qui sont étudiés en détail par de nombreux rapports d’ONG de l’UE dans la dernière décennie:
- L’absence de statut des chefs des communautés religieuses reconnues. (patriarche arménien de Constantinople, patriarche œcuménique grec-orthodoxe de Constantinople, grand rabbin de Turquie). En droit, ni eux-mêmes, ni leurs fonctions, n’ont d’existence légale. La titulature du Patriarche œcuménique de Constantinople lui est doublement refusée par l’Etat turc, qui ne reconnaît ni le caractère œcuménique (assimilé à une forme de supra-nationalité), ni le terme de Constantinople.
- L’absence de statut juridique des communautés religieuses. La loi ne reconnaît pas ces communautés, même comme associations. L’Église catholique latine en Turquie n’a ainsi aucune personnalité juridique. Cette inexistence génère d’innombrables problèmes financiers, mobiliers et immobiliers. Les cultes non musulmans ne peuvent officiellement percevoir ni revenus des fidèles, ni subventions de l’État. Les biens, gérés par la Direction générale des fondations (Vakıf) depuis leur nationalisation dans l’entre-deux-guerres, et leur recensement en 1936, échappent aux communautés. La question des fondations est juridiquement et réglementairement inextricable.
- La liberté de construction de lieux de culte par les minorités est théorique, faute de pouvoir demander de permis de construire; et les modalités d’entretien d’un patrimoine immobilier historique, et qui tombe parfois littéralement en ruines, sont complexes. Ce qui pèse plus largement sur le droit de propriété des cultes non reconnus. Nombre de confiscations ou spoliations reposent sur le flou qui entoure les titres de propriété datant de l’époque ottomane : les terrains étaient souvent achetés sous un prête-nom ou mis au nom d’un saint, ou de la Vierge. Dans certains contentieux, le juge constate ainsi la mort du saint ou de Marie, l’absence de tout héritier direct connu, et entérine donc les droits du Trésor public sur le bien… Au moins 4 000 propriétés appartenant à des minorités non musulmanes non reconnues ont été confisquées depuis 1974. Après des années de fortes pressions de Bruxelles, le Parlement turc a voté à la fin de 2006 une loi garantissant les propriétés des fondations religieuses, y compris étrangères, et la restitution de certains biens mis sous tutelle publique. Le problème pèse aussi sur la possibilité d’entretenir.
- L’impossibilité de formation des clergés : la formation secondaire et supérieure étant monopole d’Etat, aucun culte non musulman ne peut former son personnel à la théologie en Turquie. Le problème le plus connu est celui des séminaires orthodoxe et arménien fermés en 1971, lors de la nationalisation des établissements d’enseignement privé. L’Eglise grecque demande depuis plus de trois décennies la restitution et la réouverture du grand séminaire de Halki dans l’île de Heybeli, près d’Istanbul.
Certains rapports d’ONG parlent, dès lors, d’une logique turque d’attrition (d’affaiblissement progressif, sans conflit frontal visible) difficilement compatible avec les textes internationaux.
Publication en partenariat avec l'OVIPOT .