Le Tahâfut d'al-Ghazâlî n'a bénéficié que d'une seule et unique traduction en langue française: celle du Baron C. De Vaux, sous le titre La destruction des philosophes par Al-Ghazali (1899). Dans l'optique de faire connaître l'oeuvre d'al-Ghazâlî en le situant à la fois dans son contexte historique et dans l'histoire générale de la pensée islamique, Tahar Mahdi nous propose une nouvelle traduction du Tahâfut.
Tahar Mahdi, docteur en droit musulman comparé, titulaire d'un DEA en anthropologie et histoire des religions, membre du conseil européen de la recherche et de la fatwa de l'union internationale des savants musulmans et Imâm de la mosquée de Montigny (Val d'Oise). Auteur de plusieurs ouvrages spécialisés sur le droit musulman et la théologie, dont "Méthodologie de la pensée juridique en islam", édition dar al-Kalema, 2008.
Les Cahiers de l'Islam : Pourquoi cette traduction ?
Tahar Mahdi : Nous avons choisi de traduire et d'analyser ce pamphlet de Ghazali car, à notre connaissance, il n’a jamais été traduit. Et même si c'était le cas, l’angle de vision des choses ne sera jamais le même. Ce qui est spécifique avec cet homme, c'est qu'il a consacré beaucoup de temps pour l’étude des méthodologies de la pensée humaine et des règles normatives sur le raisonnement intellectuel et philosophique. Il a, dans le même temps, combattu l’imitation servile et le conformisme hébété en pratiquant une critique objective, dans toutes ses dimensions. Il a souvent déconstruit avant d’avoir construit quelque chose. Il était animé par la liberté qu’il considérait comme étant la condition inévitable de toute contribution et de toute réussite, comme il l’a précisé dans son livre mizân al ‘amal : « Tu connaitras bientôt l’injustice de ton guide et tu sauras qu’il n’y aura de délivrance que dans la liberté, suis ce que tu vois et délaisses ce que l’on te dit, car dans la lumière du soleil il y a ce qui te satisfait…et saches que celui qui ne doute pas, ne réfléchis pas et qui ne pense pas, ne verra pas ! Et celui qui ne vois pas, restera à jamais dans l’égarement…». Tel fut Ghazali.
Les Cahiers de l'Islam : le Tahâfut occupe-t-il une place singulière dans l'œuvre et le parcours d'al-Ghazâlî ?
Tahar Mahdi : Ghazali explique clairement dans son introduction du tahâfut, dans les vingt premières pages, l’importance, le pourquoi, le comment ainsi que la méthode de son pamphlet. A ce stade, ses disciples, ses contemporains, les historiens et même ses adversaires sont unanimes sur la pertinence de l’ouvrage. A travers son étude de la philosophie et la rédaction de ses écrits, il faut savoir que Ghazali cherchait uniquement la vérité théologique et eschatologique ainsi que les questions relatives à cette dernière.
A l’observation des questions que soulevaient les philosophes, Ghazali n’ avait trouvé aucune preuve didactique inspirant la certitude. Il en a déduit que la raison seule ne serait pas capable d’apporter la réponse adéquate à certaines questions. Et la crédibilité dont jouit la raison dans les sciences reste, dit-il, limitée.
Il n’en est rien concernant l’eschatologie et la métaphysique. Pourtant le jumhûr des théologiens et scolastiques musulmans affirme que les principes les plus importants en islam, comme la foi au monothéisme et à la prophétie, sont fondés essentiellement sur la raison. De surcroît, le Coran ne cesse d’appeler à l’usage de la raison et de la réflexion pour acquérir la conviction sans laquelle rien ne serait recevable en islam.
Cependant, notre auteur soulève deux questions cruciales ; l’une d’elles consiste à se dire que s’il était possible d’attribuer à la raison le droit de chercher dans certaines questions théologiques, comme il le montre déjà dans le tahâfut, pourquoi renie-t-il ce même droit aux philosophes à savoir l’usage de la raison dans des questions théologiques ? La seconde question consiste à se dire que si cette méthode rationnelle est fiable, alors pourquoi Ghazali n’a t-il pas trouvé la certitude ?
La réponse à ces deux questions se trouve dans l’étude introductive de ce livre.
« L’incohérence des Philosophes (tahâfut al-falâsifa) » est également liée à une période décisive de la vie intellectuelle et spirituelle de Ghazali qui a débuté par l’étude de la philosophie et qui a fini par le rejet de cette dernière et par l'adhésion définitive au soufisme, ainsi à travers lui, il a acquis la conviction et trouvé la quiétude de l’âme qu’il a tant recherché.
Par conséquent, ce livre représente une étape parmi celles de la disputation entre le kalâm et la falsafa qui a duré trois siècles. C’est-à-dire depuis le début du IVème siècle de l'Hégire et qui a vu l’avènement de la philosophie grecque dans le monde arabo-musulman sous le règne du Calife Al-Mâmûn (813-833), lui même philosophe, et ce jusqu'à la fin du XIe siècle, période durant laquelle le Tahâfut fut écrit.
Il est aussi important de souligner qu’à partir de son livre « Les intentions des Philosophes » , nous remarquons que Ghazali ne maîtrisait pas uniquement la philosophie aristotélicienne, mais adhérait également à certains de ses principes. Les détails sont amplement exposés dans le livre.
Les Cahiers de l'Islam : De nos jours, que peut apporter la lecture d'al-Ghazâlî?
Tahar Mahdi : La pensée ghazalienne sur la perception des choses, de la vie, de la mort et de l’homme était pendant des siècles le courant répandu dans le monde musulman. Un courant de pensée pacifique qui dirige le combat contre son propre égo dans l’intention de concrétiser une paix intérieure et qui aurait une forme d’émanation extérieure ; c’est du moins le cœur même de la pensée éducative soufie de Ghazali. De nos jours, nous avons plus que jamais besoin de cette méthode éducative.
Certains pensent que la disparition de la pensée ghazalienne représente un péril, puisqu’elle a laissé place à un nouveau courant combatif dirigé vers l’extérieur et qui prône la rédemption des sociétés musulmanes par la violence…
En revanche pour d'autres, la disparition de la pensée de Ghazali et l'apparition des courants rigoristes et puritains ne sont que les prémices de la renaissance tant attendue du glorieux islam.
La lutte entre ces deux courants est toujours d'actualité et nous ne pensons pas qu’elle s'achèvera bientôt. Mais quelle que soit l’issue, l’avenir du monde musulman, voir du monde entier, est appelé à être repensé et certainement refaçonné si l’on veut éviter un suicide collectif.
Tahar Mahdi : La pensée ghazalienne sur la perception des choses, de la vie, de la mort et de l’homme était pendant des siècles le courant répandu dans le monde musulman. Un courant de pensée pacifique qui dirige le combat contre son propre égo dans l’intention de concrétiser une paix intérieure et qui aurait une forme d’émanation extérieure ; c’est du moins le cœur même de la pensée éducative soufie de Ghazali. De nos jours, nous avons plus que jamais besoin de cette méthode éducative.
Certains pensent que la disparition de la pensée ghazalienne représente un péril, puisqu’elle a laissé place à un nouveau courant combatif dirigé vers l’extérieur et qui prône la rédemption des sociétés musulmanes par la violence…
En revanche pour d'autres, la disparition de la pensée de Ghazali et l'apparition des courants rigoristes et puritains ne sont que les prémices de la renaissance tant attendue du glorieux islam.
La lutte entre ces deux courants est toujours d'actualité et nous ne pensons pas qu’elle s'achèvera bientôt. Mais quelle que soit l’issue, l’avenir du monde musulman, voir du monde entier, est appelé à être repensé et certainement refaçonné si l’on veut éviter un suicide collectif.