Année : 2014
Auteur : Safâa Monqid
Collection : Géographie sociale
Format : 16,5 x 24 cm
Nombre de pages : 238 p.
Illustrations : Couleurs
ISBN : 978-2-7535-3331-8
Prix : 19,00 €
Publication avec l'accord du site lectures.revue.org
Par Elsa Carvalho
Safâa Monqid, maîtresse de conférence à l’Université Sorbonne Nouvelle, propose dans cet ouvrage une étude des modes d’appropriation de l’espace urbain des femmes habitant à Rabat. Plus largement, l’auteure cherche à analyser l’évolution du statut des femmes et leurs rapports aux espaces publics. L’enquête repose sur la réalisation d’entretiens menés entre les années 2000 et 2004 avec des femmes de différents âges (de 19 à 70 ans) résidant dans plusieurs quartiers de Rabat, ainsi que sur un corpus photographique permettant d’appréhender les différents espaces urbains étudiés par l’auteure.
Le découpage de l’étude en neufs chapitres est à la fois chronologique et thématique. Ces chapitres portent sur l’évolution sociohistorique de la condition féminine au Maroc, et sur les différents usages qu’ont les femmes des espaces public et privé (appropriation de la ville et du logement, stratégies résidentielles, réseaux de sociabilités). Le livre, préfacé par Sylvette Denèfle [1] et issu d’une thèse de doctorat, a pour objectif « de montrer l'évolution de la place des femmes à travers les usages de la ville ». Pour ce faire, l’auteure distingue dès son introduction trois idéaux-types servant de fil conducteur à son étude, qui « montrent comment les femmes vivent différemment la modernité et le changement ». Le premier type concerne des femmes de milieu populaire dites « traditionalistes », le second type « opère un compromis » selon l’auteure, puisqu’il s’agit de femmes de classes moyennes et citadine, « ouvertes aux changements » mais qui maintiennent « le respect des normes sociales ». Enfin, le troisième type « représente des femmes plus engagées dans le changement » : celles-ci appartiennent aux classes moyennes et supérieures.
L’auteure retrace dans les premiers chapitres les mutations de la ville de Rabat et de la place des femmes dans la société marocaine. Il en ressort que les configurations spatiales et sociales, privées et publiques, reposaient sur une forte division sexuée des espaces et des rôles sociaux. Ce sont les dix dernières années du Protectorat qui, selon elle, ont amorcé l’ouverture de l’enseignement supérieur aux femmes, en raison des pressions exercées par le sultan du Maroc Mohammed V et des nationalistes. Après l’indépendance marocaine, la scolarisation des filles se généralise, bien que celle-ci reste inachevée car toujours tributaire d'inégalités liées au genre, mais aussi d'inégalités spatiales. Un second changement majeur repéré par l’auteure concerne l’irruption des femmes dans le marché du travail, et notamment l’accès aux postes de l’administration publique et des collectivités locales. Ces évolutions ont fait naître de nouvelles aspirations dans le domaine des droits sociaux : l’auteure étudie ainsi la place des mobilisations des femmes dans les diverses tentatives de réformes du code de statut personnel. L’auteure souligne d’autres changements qui affectent plus directement l’institution de la famille telle que la baisse de la fécondité en milieu urbain, la diminution des mariages ou la fragilisation du modèle de la « famille élargie ». Elle montre alors que le salariat reconfigure considérablement la place occupée par les femmes au sein des foyers et, par extension, dans la société marocaine, plus spécifiquement dans les espaces urbains. Ainsi, c’est à Rabat, capitale économique du Maroc, que se déploient, selon l’auteure, de nouveaux styles de vie modernes.
Safâa Monqid analyse les usages différenciés des espaces de la ville de Rabat selon la typologie élaborée dans son introduction. Elle note ainsi que les femmes qui habitent les quartiers populaires limitrophes de Rabat fréquentent principalement l’espace des marchés, du four public (« ferrân »), les épiceries locales et les écoles, tandis que les femmes des classes moyennes et supérieures investissent de nouveaux espaces implantés dans les centres-villes, tels que les grandes surfaces et les clubs privés. L’auteure relève qu’il y a donc une réelle intensité des sociabilités féminines dans la ville, qui de manière générale oscillent entre la « conquête d’espaces urbains » et l’évitement des lieux surreprésentés par les hommes. On assisterait alors à une reconfiguration d’espaces urbains traditionnellement réservés aux hommes, tels que les cafés devenus « endroits privilégiés de loisir pour les jeunes femmes célibataires ». Ainsi, pour l’auteure, les pratiques des femmes dans la ville de Rabat prennent sens dans le contexte historique de « détraditionnalisation » de la société marocaine et de nouvelle partition des rôles sexuels, notamment parce-que les femmes ont de plus en plus accès au salariat, aux études longues et à l’autonomie financière. Pour autant, ces modes d’appropriation de la ville restent nuancés par l’auteure, qui met en évidence les formes de contrôle - les femmes devant obtenir bien souvent l’approbation morale de leur famille - et d’autocontrôle, limitant en partie l’accès aux espaces publics. Le poids de l’intériorisation de normes spatiales et sociales fait donc que « malgré la forte présence des femmes dans la ville, elles restent immergées dans l’espace du dedans comme en témoignent leurs loisirs qui sont essentiellement des loisirs d’intérieur » (p. 125). Néanmoins, l’auteure souligne que le rôle domestique traditionnellement dévolu aux femmes est aussi réapproprié pour devenir une source de « valorisation personnelle » et de respectabilité sociale lorsque celles-ci sont dépourvues de ressources économiques.
Enfin, l’auteure aborde la question des mobilités résidentielles et des différents modes d’appropriation du logement. Les bidonvilles jouxtant la ville de Rabat constituent des espaces d’échanges économiques, domestiques et informels : Safâa Monqid évoque l’importance des gardes d’enfants et des prêts de logements, mais aussi des pratiques d’allaitement qui confèrent aux relations de voisinage un caractère sinon sacré, du moins fraternel, selon l’auteure. On comprend dès lors que les espaces interstitiels des bidonvilles, qui ne se situent ni du côté du foyer ni de celui de l’espace public, puissent susciter l’attachement affectif des habitantes, qui se montrent réticentes aux déplacements induits par les programmes d’arasement des bidonvilles. Des passages intéressants de l’enquête examinent l’introduction d’objets électroménagers dans les foyers marocains : l’auteure montre que les femmes dites « traditionnalistes » maintiennent certaines pratiques domestiques telles que la cuisson au four public ou la lessive à la main et rejettent les appareils issus de la « culture dominante » à la fois par « vigilance économique » - afin de limiter la consommation d’énergie - et dans le cadre de logiques d’honorabilité et de réputation qui prévalent dans ces quartiers populaires. Reprenant à son compte quelques outils d’analyse issus des études ethnographiques de Pierre Bourdieu sur la « maison kabyle »[2], l'auteure montre ici que le foyer est aussi un lieu aménagé et investi, écartelé entre le prestige de l’achat de biens de confort, la nécessité d’une ascèse financière et celle du maintien d’une partition sexuée des espaces et du travail domestique. Enfin, l’auteure nous fait part des diverses stratégies de « débrouille » mises en œuvre par les femmes afin d’accéder à la propriété : vente de biens personnels, mutualisation des ressources économiques de la parenté, recours à l’habitat informel ou à l’épargne pour les femmes actives le plus souvent célibataires et de classes moyennes.
L’ouvrage ouvre des pistes intéressantes qui mériteraient toutefois d’être plus amplement approfondies : il est dommage, par exemple, que nous n’en sachions pas davantage sur les usages de l’argent dans le couple et la famille, sur les arrangements intrafamiliaux dans les stratégies résidentielles, mais aussi sur les politiques urbaines menées par les autorités marocaines. L’auteure ne se livre pas non plus à une réflexion en termes de genre qui permettrait de dépasser la description du processus d’autonomisation des femmes ou de la persistance d’inégalités entre les sexes, pour montrer comment se construisent de manière dynamique et relationnelle des représentations de genre [3]. Et, bien que l’auteure se montre soucieuse de rendre compte dans son introduction des limites de l’analyse typologique développée tout au long de l’ouvrage, car « il est à rappeler que dans la réalité, il n’y a pas de type traditionnel propre et moderne pur », le bémol de cette enquête est de s’être centrée sur ce « grand partage » entre tradition et modernité. Si bien que certains passages du livre n’échappent pas aux écueils normatifs d’une telle approche.
[1] Professeure de sociologie à l’Université François Rabelais.
[2] Pierre Bourdieu, Le sens pratique, Paris, Les éditions de Minuit, 1980.
[3] Lucie Bargel et al., « Appropriations empiriques du genre », Sociétés et représentations, 2007, (...)