L’islam des théophanies est un ouvrage ambitieux de Souâd Ayada [1], situé au croisement de l’esthétique et de la métaphysique. Si, en apparence, la réflexion semble prendre pied dans une discussion localisée portant sur le statut de l’image dans l’islam ou sur la nature de l’iconoclasme islamique, cette impression se dissipe vite dès les premières pages de l’ouvrage, car il y va en réalité plus largement dans cette étude, de la vision du réel, de la conception de la transcendance et de la figure de l’Absolu que déterminent la pensée, l’art et la culture islamiques.
Publiée dans un premier temps sur le site actu philosophia, cette recension est publiée ici avec l'aimable autorisation du site et de l'auteur.
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Broché: 368 pages
Editeur : CNRS (20 mai 2010)
Collection : CNRS philosophie
Langue : Français
ISBN-10: 2271069866
ISBN-13: 978-2271069863
Dimensions du produit: 22,6 x 15 x 3 cm
L’intention de l’auteur est établie avec vigueur et sans reste dans une introduction dense, dont l’inspiration est explicitement hégélienne. L’ouvrage se donne pour objet d’étude « les formes de représentation majeures qui sont déterminées par l’islam », désignant par là la religion, la philosophie et l’art pratiqués en terre d’islam et dont il s’agit de produire l’unité [2]. L’opérateur de l’unification est constitué par la notion de théophanisme ― selon un terme emprunté à Henry Corbin. Par là, est désigné le système ou la doctrine de la manifestation qui présente le réel comme la somme des apparitions de Dieu et que l’auteur met au jour dans les textes coraniques ainsi que dans la pratique spirituelle et esthétique déployées en contexte islamique. La théophanie, désignerait ainsi la manifestation ou monstration de Dieu et non sa seule révélation ― en quoi elle constitue littéralement une épiphanie ― telle qu’elle s’opèrerait dans son devenir sensible. C’est donc l’intuition fondamentalement islamique selon laquelle Dieu se manifesterait dans le monde et dans les formes sensibles, qui offrirait leur assise métaphysique aux représentations philosophiques, aux pratiques esthétiques et à la spiritualité, mise en œuvres en contexte islamique.
Indéniablement, nous tenons là un paradoxe dont l’auteur ne manque pas d’expliciter la teneur dans ces pages introductives. Le propre de la révélation islamique ne réside-t-il pas dans la distanciation qu’elle opère à l’égard de la notion de manifestation, présumée « associationniste » ? [3] N’a-t-on pas coutume de reconnaître que seul l’événement d’une Incarnation permette de penser la possibilité d’une manifestation sensible de Dieu en sa création ? La défiance de l’islam à l’égard de toute idée d’un Dieu fait chair a bien sûr pour cible directe la croyance chrétienne dans le mystère de l’Epiphanie. Par conséquent, admettre que l’on puisse lire dans le message coranique une leçon portant sur la manifestation sensible de Dieu, ne relève-t-il pas au mieux, d’un libre jeu de l’esprit sans portée véritable, au pire d’un contresens redoutable ? Loin s’en faut, puisque le propos de l’auteur consiste précisément dans la mise au jour d’une métaphysique de la manifestation rigoureusement islamique, lisible simultanément dans ses sources scripturaires ― à la condition expresse qu’en soit pratiquée une interprétation ―, dans ses productions théoriques ― c’est-à-dire philosophiques ― et dans ses pratiques artistiques. S. Ayada postule donc que cette métaphysique peut être exhibée à partir de la correspondance qui existe entre les trois registres de l’expérience et de la vie de l’Esprit que sont la religion, la philosophie et l’art [4]. Rapidement, sont introduits les protagonistes de la gigantomachie qui va dès lors se jouer au fil de cette riche étude : il s’agit d’opposer deux visions du monde présumées antagonistes, mais néanmoins suscitées ― selon des voies qu’il conviendra d’expliciter ― par le monothéisme islamique. Ainsi selon l’auteur : « Saisi en son sens philosophique, l’islam se dit en deux sens : un monothéisme abstrait, qui révélerait un Dieu abstrait et disposerait une religion abstraite, un monothéisme concret, qui serait la révélation d’un Dieu apparaissant, d’un Dieu justifiant une religion esthétique » [5]. Ce que sous-tend une telle affirmation, c’est la conviction que l’islam ne se résume pas à cette sommation de prescriptions juridiques et de pratiques rituelles qui en déterminent l’expression pratique et sociale. L’islam possède une forme spirituelle et un contenu philosophique qui ne se donnent pas aussi explicitement et aussi littéralement que le contenu juridique que l’on est prompt à y déchiffrer [6]. Mais ces contenus demandent à être dégagés par une démarche affranchie de tout littéralisme servile, c’est-à-dire par un travail interprétatif, car dans le Coran, affirme l’auteur, la révélation est donnée mais n’est pas pensée et exige d’être ressaisie dans la réflexion philosophique et éprouvée dans l’art. Le fruit de cette interprétation consiste dans la substitution du schème de la manifestation à celui de la révélation. La « face de Dieu » ― selon un syntagme coranique récurrent ― ne se contente pas de se révéler par le medium de la voix prophétique, elle n’est pas simplement parole énonçant l’impératif de la Loi ― et le terme arabe qurʾān signifie à la fois lecture et récitation ―, elle est ce qui se manifeste de manière visible sans rien céder de son essence invisible ; elle convoque donc une esthétique de l’image.
La pièce maîtresse du dispositif interprétatif mobilisé par S. Ayada réside dans son analyse de l’épisode coranique de la rencontre entre Salomon et la reine de Saba. Celui-ci offre le paradigme par excellence de la pratique esthétique islamique. L’interprétation qu’elle produit de cet épisode sert à attester de l’existence d’une source coranique de sa vision esthétique de l’islam. Loin qu’il s’agisse de faire œuvre d’« orthodoxie » en exhibant les preuves d’une interprétation autorisée ― la question, aussi cruciale fût-elle, n’est pas là ― l’enjeu est d’identifier, à partir de l’enseignement coranique, les ressources nourrissant une lecture non moins rigoureuse, mais néanmoins résolument esthétique, de la promesse monothéiste. En d’autres termes, il s’agit de donner une source scripturaire forte à l’appui de la thèse suivante : le monothéisme (islamique) ordonne deux approches et plus largement, deux métaphysiques incompatibles mais néanmoins simultanément inscrites en lui : 1) la première, entièrement subordonnée à la reconnaissance d’une transcendance séparée, dépouillée de toute immixtion avec le sensible et le multiple, inaccessible par essence et par excellence à l’ordre de l’humain, ne saurait produire qu’une vision du monde appauvrie et tronquée, dont la puissance négative culminerait dans ses retentissements juridico-politiques ; 2) la seconde, au contraire, veillerait à ménager la reconnaissance d’une dimension intermédiaire de la sensibilité, par le déploiement de la conception d’une transcendance engagée, c’est-à-dire manifestée sur un mode sensible, dans l’immanence du monde des créatures et que ne pourrait saisir qu’une capacité imaginative élevée à sa dimension visionnaire.
L’enjeu de l’analyse outrepasse les implications de la réflexion sur le propre d’une religion particulière : ce que détermine le statut de l’image et le rapport au sensible, c’est bien en réalité, la conception non seulement monothéiste, mais plus largement métaphysique de la transcendance et des propriétés qu’il convient de lui reconnaître. 1) Soit la transcendance se fait absolument invisible et séparée, recluse dans le monde de l’inaccessible abstraction, et elle ne peut alors se délivrer ― se révéler - que dans une extériorité à la conscience humaine qui en détermine la forme impérative. Mais alors, l’écart qui sépare l’homme de l’absolue altérité du divin semble irrésorbable et par là même, la possibilité pour lui de s’en approcher, de se « diviniser », définitivement abolie ― et c’est ce qu’exprime l’extériorité de la Loi. 2) Soit il faut reconnaître à la transcendance une vertu paradoxale et mystérieuse : celle de se révéler en demeurant celée, ou encore de se manifester dans ce qui la rend apparente, mais ne se confond pas avec elle et n’en dissout pas le retrait : la bigarrure du sensible et la variété du multiple. Mais encore faut-il rendre à ce sensible ses droits, pour peu que celui-ci ne soit pas réduit à la fugacité et à la corruptibilité de la matière, ni aux faux-semblants et aux fourvoiements induits par l’idole. Seule l’idée d’une manifestation de la transcendance dans l’immanence, de l’invisible dans le visible, du caché dans l’apparent, permettra alors de faire droit à la profonde unité du Réel, et par là même, d’ouvrir la voie à l’intériorisation d’une telle unité par l’homme. Mais une telle intériorisation requiert le déploiement d’une faculté autre que celle mobilisée dans la réception rationnelle par la conscience docile et scrupuleuse, de l’impératif de la révélation ; elle exige le déploiement d’une puissance intermédiaire située entre la perception du sensible et la saisie de l’intelligible, qui n’est autre que le cœur du sujet aspirant à s’absorber dans le divin par la contemplation de la beauté qui en reçoit la substance.
L’enjeu de l’analyse outrepasse les implications de la réflexion sur le propre d’une religion particulière : ce que détermine le statut de l’image et le rapport au sensible, c’est bien en réalité, la conception non seulement monothéiste, mais plus largement métaphysique de la transcendance et des propriétés qu’il convient de lui reconnaître. 1) Soit la transcendance se fait absolument invisible et séparée, recluse dans le monde de l’inaccessible abstraction, et elle ne peut alors se délivrer ― se révéler - que dans une extériorité à la conscience humaine qui en détermine la forme impérative. Mais alors, l’écart qui sépare l’homme de l’absolue altérité du divin semble irrésorbable et par là même, la possibilité pour lui de s’en approcher, de se « diviniser », définitivement abolie ― et c’est ce qu’exprime l’extériorité de la Loi. 2) Soit il faut reconnaître à la transcendance une vertu paradoxale et mystérieuse : celle de se révéler en demeurant celée, ou encore de se manifester dans ce qui la rend apparente, mais ne se confond pas avec elle et n’en dissout pas le retrait : la bigarrure du sensible et la variété du multiple. Mais encore faut-il rendre à ce sensible ses droits, pour peu que celui-ci ne soit pas réduit à la fugacité et à la corruptibilité de la matière, ni aux faux-semblants et aux fourvoiements induits par l’idole. Seule l’idée d’une manifestation de la transcendance dans l’immanence, de l’invisible dans le visible, du caché dans l’apparent, permettra alors de faire droit à la profonde unité du Réel, et par là même, d’ouvrir la voie à l’intériorisation d’une telle unité par l’homme. Mais une telle intériorisation requiert le déploiement d’une faculté autre que celle mobilisée dans la réception rationnelle par la conscience docile et scrupuleuse, de l’impératif de la révélation ; elle exige le déploiement d’une puissance intermédiaire située entre la perception du sensible et la saisie de l’intelligible, qui n’est autre que le cœur du sujet aspirant à s’absorber dans le divin par la contemplation de la beauté qui en reçoit la substance.
L’ouvrage s’ordonne selon deux grandes parties qui prennent en charge sa double orientation : métaphysique et esthétique. Il est nourri des lectures d’orientalistes reconnus comme Louis Massignon, Henry Corbin, Christian Jambet ― entre autres noms ― et s’inscrit dans leur prolongement critique. On retrouve ainsi reconduit chez S. Ayada, l’attachement de Corbin à la métaphysique soufie et cette opposition désormais convenue, entre une réception légalitaire et littéraliste de l’islam et un islam spirituel revivifié par l’expérience mystique et par l’audace et l’inventivité métaphysiques. Plus précisément par exemple, est approfondie par l’auteur cette dimension visionnaire de l’imagination, si caractéristique de ce que Corbin appelle la « théosophie orientale » ou « mystique » [7] pour désigner les démarches d’un Sohravardî ou d’un Ibn ’Arabî, et qui se marque dans le double refus de la présumée austère théologie du kalâm ― le discours généralement apologétique de la théologie islamique ― et de l’abstraction de la philosophe rationaliste des falâsifa ― les philosophes abreuvés à la source grecque de la pensée et à son humaine rationalité. Mais outre la reprise de ce thème de « l’imagination visionnaire », l’apport propre de S. Ayada réside dans la prise au sérieux de ce qui en constitue le cadre déterminant, à savoir la spécificité proprement islamique de l’esthétique déployée en terre d’islam. Elle s’attache ainsi à montrer comment l’art islamique fournit à l’Absolu le lieu d’une authentique saisie de sa manifestation. Car à l’horizon de la mise au jour de cette spécificité, affleure un enjeu insigne : le statut et le sort du sensible en tant qu’il est ce en quoi se manifeste l’invisible divin.
Si le propos de cette étude peut initialement sembler ardu et particulièrement concentré ― principalement en raison de la densité conceptuelle de l’introduction mais aussi dans la teneur hautement spéculative des développements sur Ibn ’Arabî ―, il fait cependant rapidement place à une démarche analytique patiente, progressive, animée d’un souci de clarté et d’un sens du détail qui ne présument jamais de l’érudition de leur lecteur. Tout ou presque y est explicité : les références philosophiques, bien sûr, dans leur vaste diversité, mais aussi les épisodes coraniques ― plus rarement bibliques ―, le vocabulaire philosophique et à l’occasion, théologique. Jamais le lecteur n’y est abandonné sans explicitation au jargon nécessairement obscur ― pour qui ne pratiquerait pas la langue arabe ou ne serait pas familiarisé avec le monde de la pensée islamique ― que mobilisent les commentaires des riches constructions théoriques étudiées et sondées. Malgré la profusion et la variété de ses références, l’étude ne se réduit jamais à l’examen localisé, étriqué voire purement historien d’un moment ou d’un motif de la pensée islamique, sans que l’analyse n’en soit vigoureusement ordonnée à l’intention générale qui préside à l’ouvrage. Ainsi, l’extrême diversité des références embrassées, des univers convoqués et des exemples esthétiques mobilisés, ne produit-elle jamais l’impression d’une dispersion. Bien au contraire, c’est avec enchantement que l’on se laisse guider par l’auteur dans les méandres et scansions de ce parcours qui chemine avec souplesse parmi les références incontournables de la pensée et de l’art islamiques, n’hésitant pas à stationner au besoin, auprès de penseurs plus familiers pour le lecteur occidental : Hegel prioritairement, mais aussi Platon, Aristote, Plotin, et même Leibniz ou Spinoza, et enfin, Levinas en fin d’ouvrage.
A) La métaphysique islamique de l’image et sa source scripturaire
Parler de métaphysique islamique de l’image, c’est reconnaître qu’en terre d’islam, le Coran constitue l’incontournable référence de tout discours et le fondement même de la vision du monde qui s’y développe ; en d’autres termes, en contexte islamique, le contenu du Coran configure toute perception et toute conception. C’est par conséquent, à partir de cette origine qui est un fondement et une structure de la pensée, que doit s’accomplir la mise au jour d’une esthétique islamique. Mais le Coran ne dispense pas de leçon explicitement esthétique, il ne formule textuellement aucune théorie de l’art. Pis même, il semble en apparence nourrir une suspicion ― pour ne pas dire qu’il justifie une détestation ― à l’égard de l’image, conditionnant la rigueur monothéiste de son discours. Pourtant, c’est avec raison que l’auteur s’attache à rappeler qu’une telle iconophobie ne peut exhiber aucune source scripturaire attestée. C’est en réalité dans la tradition juridique, que sera développé l’interdit portant sur la représentation figurative [8]. Seule l’interdiction de l’idolâtrie, c’est-à-dire d’un usage dévoyé et corrompu de l’image en ce qu’il l’investit d’une fonction rituelle et sacrée, constitue la préoccupation explicite du Livre. C’est donc moins une iconophobie abrupte que S. Ayada pense pouvoir déceler dans les premiers temps de l’islam, qu’un « aniconisme » reflétant plutôt ce que l’ethnologie a identifié comme une indifférence des peuples sémitiques à l’égard des images.
1) L’auteur découvre les linéaments d’une religion esthétique dans l’épisode fameux rapporté aux versets 15 à 45 de la sourate 27 du Coran : « Les fourmis ». Ces versets relatent la rencontre de Salomon avec la reine de Saba ― ou « Balqîs » comme ont coutume de l’appeler les Arabes. Ce passage « instaure les fondations coraniques des arts visuels » [9]. À Salomon, y est-il dit, Dieu conféra la science divine. Mais voilà que lui est rapportée l’existence d’une reine « comblée de toutes choses », possédant un « trône magnifique » et honorant néanmoins d’autres divinités qu’Allah, unique et authentique détenteur du seul Trône qui puisse avec vérité être dit « magnifique ». Répondant à l’invitation de Salomon dont l’intention est de la convertir, la reine parvient à déjouer la première épreuve supposée révéler son fourvoiement et la fausseté du savoir dont elle prétend se prévaloir : elle reconnaît en effet son propre trône, que pourtant Salomon rendit auparavant méconnaissable. Mais la seconde épreuve infligée à Balqîs marque sa défaite et détermine sa conversion : alors qu’elle pénètre dans le palais de Salomon qui est pavé de cristal, elle se découvre les jambes, confondant le spectacle qui s’offre à elle avec une étendue d’eau. C’est alors que Salomon lui signifie sa méprise, ce qui la conduit à faire l’aveu de son ignorance et par là même, à attester de sa soumission à Allah.
Cet épisode célèbre de l’histoire sainte coranique fait l’objet d’une interprétation convaincante à l’issue de laquelle l’auteur affirme pouvoir formuler le paradigme gouvernant toute pratique esthétique ultérieure en contexte islamique. Il faut d’abord restituer le sens de cet épisode : le fourvoiement de Balqîs est un fourvoiement religieux dont l’expression immédiate peut être relevée dans son égarement sensible. Tel est le sens de sa méprise. C’est parce qu’elle accorde sa foi à des croyances fausses que la reine de Saba se rend inapte à se prémunir contre les illusions d’optique. Dès lors, l’opération qu’accomplit Salomon à travers cet usage spécifique de l’image apparaît dans sa portée théologique et métaphysique : elle relève d’une véritable « éducation du regard » [10]. Le Coran fait donc un usage de l’image qui l’ordonne à sa fonction religieuse. L’image est ici un tamthīl, une composition de visions et une exemplification paradigmatique dont la nature est paradoxale. En effet, l’image ne concentre pas sans reste l’intégralité de ce qui doit être vu : elle n’est jamais que l’indication d’un ordre qui lui échappe, la désignation d’une réalité supérieure qui l’outrepasse. Son objectif est de faire « voir ce qu’il y a à voir mais qui ne peut être vu » [11]. Il importe ici de noter que ce dépassement de l’image s’accomplit à même l’image et non par l’intermédiaire d’un discours dont la portée serait directement juridique. C’est à une méditation de sa portée esthétique qu’il invite, non à l’inflation des explications et des développements ratiocinants. Cet épisode offre ainsi un modèle incontournable et structurant pour la pratique esthétique islamique, puisque l’art y apparaît comme le lieu de déploiement d’apparences dotées d’une fonction véritative. Les apparences ici mobilisées par Salomon n’ont rien d’illusoire. En réalité, ce n’est que de manière inadéquate que nous les qualifions d’apparences, puisque ce sont des apparitions. La manœuvre de Salomon ne peut en effet pas être qualifiée de « tromperie », elle ne consiste pas dans un tour de prestidigitation, mais fait appel à une puissance surnaturelle et d’origine divine, destinée à révéler le vrai dans sa forme sensible. L’usage ici fait de l’image, arrache cette dernière à ses aspects idolâtres ou corrupteurs. Il s’agit en réalité, à partir de la perception sensible, de faire signe vers ce qui échappe au sensible et donc de découvrir dans le sensible, la réalité suprasensible qui le soutient et en constitue la vérité. « L’art est, en islam, une activité visionnaire, et les objets qu’il suscite sont des formes visibles de réalités invisibles » [12]. Ce dépassement du visible par l’invisible se donne pleinement dans l’expérience esthétique qui prend la forme d’un chemin initiatique conduisant le sujet à percevoir la présence de l’invisible dans le visible. Ces analyses conduisent S. Ayada à établir que le Coran propose « une esthétique de l’image, un mode d’exposition de la révélation dont la nature est sensible » [13].
2) Il apparaît ainsi que les catégories les plus appropriées à la réflexion sur le rôle de l’image dans l’islam ne sont pas tant celles du licite et de l’illicite que celles de l’apparent et du caché, s’il est vrai que l’« esthétique de l’image et de l’apparition » mobilisée par l’islam est toujours « une esthétique du voile et de l’ombre » [14]. En d’autres termes, c’est à une métaphysique de la théophanie que ressortit l’usage islamique de l’image, c’est-à-dire à une métaphysique posant comme principe cardinal que Dieu est l’apparent (ẓāhir) qui demeure caché (bātin), celui dont l’essence appartient à l’ordre de l’invisible et de l’inconnaissable (al-ghayb) et dont le propre est de se rendre visible, de manifester sa présence dans le monde apparent de sa création. Or, c’est plus précisément dans l’univers philosophique d’Ibn ’Arabî (1165-1240) que l’auteur identifie le système spéculatif innervant le modèle théophanique issu de l’interprétation précédemment exposée. L’apport fondamental du système herméneutique d’Ibn ’Arabî peut être identifié dans le concept de tajallī ilāhī qui signifie manifestation du divin ― c’est-à-dire théophanie. Avec ce concept, « Ibn ’Arabî propose la version islamique de la thèse qui veut que l’homme soit “l’image de Dieu” » [15]. Deux thèses solidaires soutiennent cet édifice : 1) la révélation est principalement manifestation de la forme de Dieu ; 2) cette manifestation se fait dans la création, laquelle est l’action par laquelle Dieu se donne des réceptacles réfléchissant sa forme. Cette double thèse permet de poser le processus par lequel Dieu se manifeste dans le visible, tout en soutenant la foncière unité de l’être.
L’auteur fait principalement appel au Livre des chatons des sagesses pour présenter la métaphysique d’Ibn ’Arabî [16]. Selon Ibn ’Arabî, Dieu s’auto-manifeste dans des réceptacles créés dont l’ordonnancement répond à une hiérarchie. Sa création répond primordialement à un désir de manifestation, à une volonté de se voir, c’est-à-dire de voir son essence dans l’ordre de l’existence, lequel en constitue le miroir. En cela, la création divine peut bien être comprise sur le modèle aristotélicien de l’information d’une matière réceptive, à une réserve près : le déplacement crucial accompli par Ibn ’Arabî, puisque pour lui, les formes recevant l’essence divine sont à la fois des configurations et des aspects sensibles et visibles. Cette confusion des sens de l’eidos, de l’ousia et de la morphê avec l’idée de skhêma est directement permise par la langue arabe qui désigne simultanément par le terme de « ṣūra » la forme et l’image. Les formes recevant l’essence de Dieu sont donc à la fois des essences et des figures. On conçoit ici la fonction centrale de ce déplacement sémantique : il s’agit d’opérer la jonction entre l’ordre de l’invisible et celui du visible, de se donner les outils langagiers et conceptuels permettant de penser la présence de l’essence divine dans la forme sensible.
La création divine est décrite par Ibn ’Arabî dans les termes plotiniens d’une émanation, d’un processus de diffusion suivant des degrés successifs. S’il convient d’admettre que Dieu est ce dont l’essence est absolument celée et inconnaissable, la création marque l’avènement de cette essence à la manifestation, c’est-à-dire à la visibilité. Cette manifestation (tajallī) est dévoilement de l’être divin dans les formes qui en recueillent l’apparition. Distinguer la manifestation des formes qui la recueillent, c’est-à-dire ce qui se manifeste de ce en quoi il se manifeste, c’est se donner la possibilité de penser une unité de l’être ménageant la prise en compte de la multiplicité de ses apparitions, sans chuter dans les apories traditionnelles sur les rapports de l’un et du multiple. C’est ici que l’auteur identifie l’originalité de cette conception islamique de la théophanie : alors que l’Incarnation chrétienne désigne l’unité d’une même personne à travers la possession d’une double nature, le concept de théophanie mobilisé par Ibn ’Arabî pose la pluralité infinie des épiphanies de Dieu dans sa création et implique donc simultanément : 1) que le visible ne peut se confondre avec l’invisible ; 2) qu’il y a une multiplicité infinie de manifestations de l’invisible, et donc autant de démultiplications des images de Dieu.
Le rayonnement de l’essence divine s’effectue selon plusieurs degrés ou stations : 1) l’apparition de l’essence divine à elle-même, par laquelle l’être divin se manifeste à soi-même ses propres noms ou attributs ; 2) les apparitions multiples de l’essence divine dans les formes intelligibles qui en sont des individuations archétypiques ― ces deux premiers degrés d’apparition demeurent de l’ordre de l’invisible ; 3) l’auto-révélation dans le monde de la manifestation, c’est-à-dire dans l’ensemble des êtres sensibles dont la forme possède un correspondant intelligible lié à un nom divin. Cette distinction subtile et complexe permet à présent d’affiner ou de rectifier ce que nous avions présenté comme une sorte de révélation sensible de Dieu : ce qui se donne à voir, n’est pas en toute rigueur une manifestation sensible directe de l’essence divine, mais plutôt une manifestation des noms divins : dans l’essence divine d’abord, puis dans les formes intelligibles et enfin dans les formes sensibles.
La pièce maîtresse de l’édifice théorique d’Ibn ’Arabî consiste dans la compréhension originale de ces noms ou attributs que la tradition théologique et philosophique reconnaît à Dieu. Les noms de Dieu (asmāʾAllah al-ḥusnā) servent à en désigner l’essence, ils sont, du point de vue de l’être qui se révèle en eux, une image, c’est-à-dire quelque chose qui n’a pas de réalité consistante en propre, mais qui n’est pas pour autant un pur non-être. Mais du point de vue de ce qui se révèle, c’est leur réalité que les noms de Dieu exhibent, c’est-à-dire qu’ils possèdent une forme d’effectivité, celle des étants qu’ils déterminent. C’est donc par les noms que la révélation de la présence divine incréée s’opère dans le créé.
Enfin, la théorisation d’Ibn ’Arabî atteint son point d’achèvement dans la doctrine de l’homme parfait (al-insān al-kāmil), qui constitue une application de l’idée selon laquelle l’homme est ce qui rend visible la perfection créatrice de Dieu parce qu’il en totalise les dimensions intelligible, psychique et sensible. L’homme, c’est à la fois le « grand homme », c’est-à-dire le macrocosme, et le petit homme, le vivant ou « microcosme » ; mais c’est aussi ce qui accomplit la jonction de la transcendance divine et de son immanence à l’ordre de la création. L’homme est une théophanie parfaite de Dieu en raison de la richesse des aspects qu’il en réfléchit. L’homme parfait quant à lui, rassemble toutes ces expressions de Dieu dans une typification singulière de la perfection ontologique et de l’achèvement sensible qui font de lui un être kāmil, c’est-à-dire bon et parfait ― kalos kagathos, si l’on peut dire. Chaque prophète de l’islam est ainsi une typification de l’homme parfait. Ici, la théophanie se précise et culmine dans une anthropomorphose de Dieu, c’est-à-dire une manifestation de la forme divine dans la constitution de l’homme en tant qu’il est l’image de Dieu. De là cette solidarité du caché et de ce en quoi il apparaît : c’est dans l’amour pour le divin qui polarise son existence, que l’homme parfait atteste de son intime proximité avec Dieu. Dieu nourrit l’homme parfait en lui transmettant la substance de son être et réciproquement, l’homme parfait offre à Dieu le réceptacle où ce dernier peut contempler son essence. Il faut ici laisser la parole au maître : « Il me loue et je le loue / Il est mon serviteur et je suis son serviteur … / Où est donc son autosuffisance, / Alors que je lui porte assistance et le glorifie ? / C’est pour cela que Dieu m’a donné l’existence / Pour que je le connaisse et lui donne à mon tour l’existence / C’est ce que nous apprend le ḥadīth : / Il réalisa en moi ce qu’il recherchait » [17].
3) À partir de cette doctrine de l’homme parfait, s’esquisse la voie d’une mystique, c’est-à-dire d’un cheminement ascendant vers Dieu, requérant la mobilisation de facultés autres que celles de l’intellect ou des sens dans leur usage immédiat. Cette mystique achève de rompre avec l’entente strictement juridique, littéraliste et pratique du message coranique, pour établir la possibilité d’une connaissance intime du divin assortie de cette forme spirituelle de la jouissance qui est une sorte de joie pure ou de « fruition » (dhawq). Ici, la mystique se déploie comme un ensemble de pratiques du sujet consistant dans un véritable oubli de soi, c’est-à-dire dans l’affranchissement à l’égard des limitations du petit homme, pour le conduire à la « connaissance » de sa destination divine. Être un homme parfait, c’est adorer Dieu en une vision béatifiante. Mais cette connaissance véritable n’est pas rationnelle, elle se réalise dans le cœur du fidèle ». Ce « cœur » ― qui pour nous, ne peut manquer d’éveiller quelques échos pascaliens ― est l’organe de la vision de Dieu. Il mobilise une faculté imaginative ― la himma ― dont la fonction est primordiale dans le dispositif ici mis en place : elle ne consiste ni en une simple mise en ordre du divers sensible, ni à l’inverse, en une puissance de l’irréel. La puissance « imaginale » ou « pouvoir de l’imagination visionnaire » [18] consiste dans la capacité de projeter dans l’ordre des réalités sensibles ce qui est maximalement réel, mais dénué d’existence sensible. C’est « l’activité poïétique, réglée par la théophanie, qui donne corps à ce qui n’en a pas, qui donne forme à ce qui est esprit » [19]. L’imagination est donc ici investie d’une fonction à la fois esthétique et suprasensible : elle permet de caractériser les formes artistiques islamiques comme formes de manifestation et d’apparition du divin.
1) L’auteur découvre les linéaments d’une religion esthétique dans l’épisode fameux rapporté aux versets 15 à 45 de la sourate 27 du Coran : « Les fourmis ». Ces versets relatent la rencontre de Salomon avec la reine de Saba ― ou « Balqîs » comme ont coutume de l’appeler les Arabes. Ce passage « instaure les fondations coraniques des arts visuels » [9]. À Salomon, y est-il dit, Dieu conféra la science divine. Mais voilà que lui est rapportée l’existence d’une reine « comblée de toutes choses », possédant un « trône magnifique » et honorant néanmoins d’autres divinités qu’Allah, unique et authentique détenteur du seul Trône qui puisse avec vérité être dit « magnifique ». Répondant à l’invitation de Salomon dont l’intention est de la convertir, la reine parvient à déjouer la première épreuve supposée révéler son fourvoiement et la fausseté du savoir dont elle prétend se prévaloir : elle reconnaît en effet son propre trône, que pourtant Salomon rendit auparavant méconnaissable. Mais la seconde épreuve infligée à Balqîs marque sa défaite et détermine sa conversion : alors qu’elle pénètre dans le palais de Salomon qui est pavé de cristal, elle se découvre les jambes, confondant le spectacle qui s’offre à elle avec une étendue d’eau. C’est alors que Salomon lui signifie sa méprise, ce qui la conduit à faire l’aveu de son ignorance et par là même, à attester de sa soumission à Allah.
Cet épisode célèbre de l’histoire sainte coranique fait l’objet d’une interprétation convaincante à l’issue de laquelle l’auteur affirme pouvoir formuler le paradigme gouvernant toute pratique esthétique ultérieure en contexte islamique. Il faut d’abord restituer le sens de cet épisode : le fourvoiement de Balqîs est un fourvoiement religieux dont l’expression immédiate peut être relevée dans son égarement sensible. Tel est le sens de sa méprise. C’est parce qu’elle accorde sa foi à des croyances fausses que la reine de Saba se rend inapte à se prémunir contre les illusions d’optique. Dès lors, l’opération qu’accomplit Salomon à travers cet usage spécifique de l’image apparaît dans sa portée théologique et métaphysique : elle relève d’une véritable « éducation du regard » [10]. Le Coran fait donc un usage de l’image qui l’ordonne à sa fonction religieuse. L’image est ici un tamthīl, une composition de visions et une exemplification paradigmatique dont la nature est paradoxale. En effet, l’image ne concentre pas sans reste l’intégralité de ce qui doit être vu : elle n’est jamais que l’indication d’un ordre qui lui échappe, la désignation d’une réalité supérieure qui l’outrepasse. Son objectif est de faire « voir ce qu’il y a à voir mais qui ne peut être vu » [11]. Il importe ici de noter que ce dépassement de l’image s’accomplit à même l’image et non par l’intermédiaire d’un discours dont la portée serait directement juridique. C’est à une méditation de sa portée esthétique qu’il invite, non à l’inflation des explications et des développements ratiocinants. Cet épisode offre ainsi un modèle incontournable et structurant pour la pratique esthétique islamique, puisque l’art y apparaît comme le lieu de déploiement d’apparences dotées d’une fonction véritative. Les apparences ici mobilisées par Salomon n’ont rien d’illusoire. En réalité, ce n’est que de manière inadéquate que nous les qualifions d’apparences, puisque ce sont des apparitions. La manœuvre de Salomon ne peut en effet pas être qualifiée de « tromperie », elle ne consiste pas dans un tour de prestidigitation, mais fait appel à une puissance surnaturelle et d’origine divine, destinée à révéler le vrai dans sa forme sensible. L’usage ici fait de l’image, arrache cette dernière à ses aspects idolâtres ou corrupteurs. Il s’agit en réalité, à partir de la perception sensible, de faire signe vers ce qui échappe au sensible et donc de découvrir dans le sensible, la réalité suprasensible qui le soutient et en constitue la vérité. « L’art est, en islam, une activité visionnaire, et les objets qu’il suscite sont des formes visibles de réalités invisibles » [12]. Ce dépassement du visible par l’invisible se donne pleinement dans l’expérience esthétique qui prend la forme d’un chemin initiatique conduisant le sujet à percevoir la présence de l’invisible dans le visible. Ces analyses conduisent S. Ayada à établir que le Coran propose « une esthétique de l’image, un mode d’exposition de la révélation dont la nature est sensible » [13].
2) Il apparaît ainsi que les catégories les plus appropriées à la réflexion sur le rôle de l’image dans l’islam ne sont pas tant celles du licite et de l’illicite que celles de l’apparent et du caché, s’il est vrai que l’« esthétique de l’image et de l’apparition » mobilisée par l’islam est toujours « une esthétique du voile et de l’ombre » [14]. En d’autres termes, c’est à une métaphysique de la théophanie que ressortit l’usage islamique de l’image, c’est-à-dire à une métaphysique posant comme principe cardinal que Dieu est l’apparent (ẓāhir) qui demeure caché (bātin), celui dont l’essence appartient à l’ordre de l’invisible et de l’inconnaissable (al-ghayb) et dont le propre est de se rendre visible, de manifester sa présence dans le monde apparent de sa création. Or, c’est plus précisément dans l’univers philosophique d’Ibn ’Arabî (1165-1240) que l’auteur identifie le système spéculatif innervant le modèle théophanique issu de l’interprétation précédemment exposée. L’apport fondamental du système herméneutique d’Ibn ’Arabî peut être identifié dans le concept de tajallī ilāhī qui signifie manifestation du divin ― c’est-à-dire théophanie. Avec ce concept, « Ibn ’Arabî propose la version islamique de la thèse qui veut que l’homme soit “l’image de Dieu” » [15]. Deux thèses solidaires soutiennent cet édifice : 1) la révélation est principalement manifestation de la forme de Dieu ; 2) cette manifestation se fait dans la création, laquelle est l’action par laquelle Dieu se donne des réceptacles réfléchissant sa forme. Cette double thèse permet de poser le processus par lequel Dieu se manifeste dans le visible, tout en soutenant la foncière unité de l’être.
L’auteur fait principalement appel au Livre des chatons des sagesses pour présenter la métaphysique d’Ibn ’Arabî [16]. Selon Ibn ’Arabî, Dieu s’auto-manifeste dans des réceptacles créés dont l’ordonnancement répond à une hiérarchie. Sa création répond primordialement à un désir de manifestation, à une volonté de se voir, c’est-à-dire de voir son essence dans l’ordre de l’existence, lequel en constitue le miroir. En cela, la création divine peut bien être comprise sur le modèle aristotélicien de l’information d’une matière réceptive, à une réserve près : le déplacement crucial accompli par Ibn ’Arabî, puisque pour lui, les formes recevant l’essence divine sont à la fois des configurations et des aspects sensibles et visibles. Cette confusion des sens de l’eidos, de l’ousia et de la morphê avec l’idée de skhêma est directement permise par la langue arabe qui désigne simultanément par le terme de « ṣūra » la forme et l’image. Les formes recevant l’essence de Dieu sont donc à la fois des essences et des figures. On conçoit ici la fonction centrale de ce déplacement sémantique : il s’agit d’opérer la jonction entre l’ordre de l’invisible et celui du visible, de se donner les outils langagiers et conceptuels permettant de penser la présence de l’essence divine dans la forme sensible.
La création divine est décrite par Ibn ’Arabî dans les termes plotiniens d’une émanation, d’un processus de diffusion suivant des degrés successifs. S’il convient d’admettre que Dieu est ce dont l’essence est absolument celée et inconnaissable, la création marque l’avènement de cette essence à la manifestation, c’est-à-dire à la visibilité. Cette manifestation (tajallī) est dévoilement de l’être divin dans les formes qui en recueillent l’apparition. Distinguer la manifestation des formes qui la recueillent, c’est-à-dire ce qui se manifeste de ce en quoi il se manifeste, c’est se donner la possibilité de penser une unité de l’être ménageant la prise en compte de la multiplicité de ses apparitions, sans chuter dans les apories traditionnelles sur les rapports de l’un et du multiple. C’est ici que l’auteur identifie l’originalité de cette conception islamique de la théophanie : alors que l’Incarnation chrétienne désigne l’unité d’une même personne à travers la possession d’une double nature, le concept de théophanie mobilisé par Ibn ’Arabî pose la pluralité infinie des épiphanies de Dieu dans sa création et implique donc simultanément : 1) que le visible ne peut se confondre avec l’invisible ; 2) qu’il y a une multiplicité infinie de manifestations de l’invisible, et donc autant de démultiplications des images de Dieu.
Le rayonnement de l’essence divine s’effectue selon plusieurs degrés ou stations : 1) l’apparition de l’essence divine à elle-même, par laquelle l’être divin se manifeste à soi-même ses propres noms ou attributs ; 2) les apparitions multiples de l’essence divine dans les formes intelligibles qui en sont des individuations archétypiques ― ces deux premiers degrés d’apparition demeurent de l’ordre de l’invisible ; 3) l’auto-révélation dans le monde de la manifestation, c’est-à-dire dans l’ensemble des êtres sensibles dont la forme possède un correspondant intelligible lié à un nom divin. Cette distinction subtile et complexe permet à présent d’affiner ou de rectifier ce que nous avions présenté comme une sorte de révélation sensible de Dieu : ce qui se donne à voir, n’est pas en toute rigueur une manifestation sensible directe de l’essence divine, mais plutôt une manifestation des noms divins : dans l’essence divine d’abord, puis dans les formes intelligibles et enfin dans les formes sensibles.
La pièce maîtresse de l’édifice théorique d’Ibn ’Arabî consiste dans la compréhension originale de ces noms ou attributs que la tradition théologique et philosophique reconnaît à Dieu. Les noms de Dieu (asmāʾAllah al-ḥusnā) servent à en désigner l’essence, ils sont, du point de vue de l’être qui se révèle en eux, une image, c’est-à-dire quelque chose qui n’a pas de réalité consistante en propre, mais qui n’est pas pour autant un pur non-être. Mais du point de vue de ce qui se révèle, c’est leur réalité que les noms de Dieu exhibent, c’est-à-dire qu’ils possèdent une forme d’effectivité, celle des étants qu’ils déterminent. C’est donc par les noms que la révélation de la présence divine incréée s’opère dans le créé.
Enfin, la théorisation d’Ibn ’Arabî atteint son point d’achèvement dans la doctrine de l’homme parfait (al-insān al-kāmil), qui constitue une application de l’idée selon laquelle l’homme est ce qui rend visible la perfection créatrice de Dieu parce qu’il en totalise les dimensions intelligible, psychique et sensible. L’homme, c’est à la fois le « grand homme », c’est-à-dire le macrocosme, et le petit homme, le vivant ou « microcosme » ; mais c’est aussi ce qui accomplit la jonction de la transcendance divine et de son immanence à l’ordre de la création. L’homme est une théophanie parfaite de Dieu en raison de la richesse des aspects qu’il en réfléchit. L’homme parfait quant à lui, rassemble toutes ces expressions de Dieu dans une typification singulière de la perfection ontologique et de l’achèvement sensible qui font de lui un être kāmil, c’est-à-dire bon et parfait ― kalos kagathos, si l’on peut dire. Chaque prophète de l’islam est ainsi une typification de l’homme parfait. Ici, la théophanie se précise et culmine dans une anthropomorphose de Dieu, c’est-à-dire une manifestation de la forme divine dans la constitution de l’homme en tant qu’il est l’image de Dieu. De là cette solidarité du caché et de ce en quoi il apparaît : c’est dans l’amour pour le divin qui polarise son existence, que l’homme parfait atteste de son intime proximité avec Dieu. Dieu nourrit l’homme parfait en lui transmettant la substance de son être et réciproquement, l’homme parfait offre à Dieu le réceptacle où ce dernier peut contempler son essence. Il faut ici laisser la parole au maître : « Il me loue et je le loue / Il est mon serviteur et je suis son serviteur … / Où est donc son autosuffisance, / Alors que je lui porte assistance et le glorifie ? / C’est pour cela que Dieu m’a donné l’existence / Pour que je le connaisse et lui donne à mon tour l’existence / C’est ce que nous apprend le ḥadīth : / Il réalisa en moi ce qu’il recherchait » [17].
3) À partir de cette doctrine de l’homme parfait, s’esquisse la voie d’une mystique, c’est-à-dire d’un cheminement ascendant vers Dieu, requérant la mobilisation de facultés autres que celles de l’intellect ou des sens dans leur usage immédiat. Cette mystique achève de rompre avec l’entente strictement juridique, littéraliste et pratique du message coranique, pour établir la possibilité d’une connaissance intime du divin assortie de cette forme spirituelle de la jouissance qui est une sorte de joie pure ou de « fruition » (dhawq). Ici, la mystique se déploie comme un ensemble de pratiques du sujet consistant dans un véritable oubli de soi, c’est-à-dire dans l’affranchissement à l’égard des limitations du petit homme, pour le conduire à la « connaissance » de sa destination divine. Être un homme parfait, c’est adorer Dieu en une vision béatifiante. Mais cette connaissance véritable n’est pas rationnelle, elle se réalise dans le cœur du fidèle ». Ce « cœur » ― qui pour nous, ne peut manquer d’éveiller quelques échos pascaliens ― est l’organe de la vision de Dieu. Il mobilise une faculté imaginative ― la himma ― dont la fonction est primordiale dans le dispositif ici mis en place : elle ne consiste ni en une simple mise en ordre du divers sensible, ni à l’inverse, en une puissance de l’irréel. La puissance « imaginale » ou « pouvoir de l’imagination visionnaire » [18] consiste dans la capacité de projeter dans l’ordre des réalités sensibles ce qui est maximalement réel, mais dénué d’existence sensible. C’est « l’activité poïétique, réglée par la théophanie, qui donne corps à ce qui n’en a pas, qui donne forme à ce qui est esprit » [19]. L’imagination est donc ici investie d’une fonction à la fois esthétique et suprasensible : elle permet de caractériser les formes artistiques islamiques comme formes de manifestation et d’apparition du divin.
B) La religion esthétique
Le second moment de l’ouvrage tire parti des analyses métaphysiques patiemment déployées dans la première partie, puisqu’il en montre l’effectivité dans les œuvres artistiques produites en contexte islamique. Si l’on reconnaît une dimension esthétique au monothéisme islamique, il faut alors en rechercher la mise en œuvre effective dans les arts de la figuration et de l’image, ceux qui actualisent cette faculté imaginale visionnaire, ouvrant sur une dimension supérieure du réel, qui est intermédiaire entre le sensible et l’intelligible. Ces arts que privilégie l’analyse de S. Ayada sont : la poésie, la peinture et l’architecture. S’ouvre ici la phase la plus agréable de la lecture, puisque l’auteur s’engage dans l’analyse d’œuvres d’art incontournables du monde islamique. Ici encore, c’est la dualité antagoniste inhérente au monothéisme islamique qui, selon l’auteur, se donne à voir dans les esthétiques gouvernées par l’inspiration coranique. L’architecture expose ainsi à notre regard une « esthétique du désert » [20] affichée dans les édifices de l’époque almohade, par opposition à « l’esthétique du jardin » [21] qui gouverne les plus belles productions de l’architecture persane ou omeyyade.
Après l’évocation de la poésie, nous nous concentrerons sur deux références artistiques qui nous semblent refléter au mieux l’intérêt du propos : le premier exemple que nous retiendrons est d’ordre pictural, il puise dans l’art de la miniature persane. Le second exemple est plus spécifiquement architectural, il concerne un joyau de l’architecture omeyyade.
1) En terre d’islam, la langue sur laquelle travaille poésie constitue le lieu où se donne la vérité, dans la mesure même où c’est d’abord comme Verbe que l’être divin se donne. La poésie que l’auteur qualifie ici d’islamique constitue le lieu proprement linguistique de configuration d’une représentation du réel qui émane directement des structures de pensée induites par le « phénomène du Livre saint » [22]. Dans son expression persane et dès le IXe siècle, elle trahit l’influence de la métaphysique d’Ibn ’Arabî et s’épanouit dans les formes de la qasīda ― poème qui a pour unique objet le développement d’un panégyrique ― et du ghazal ― une sorte d’ode à l’amour et à la jouissance. C’est dans la poésie de Shams al-Dîn Muhammad Shîrazî plus communément dit « Hâfez » ( 1315/1317-1389), que la maîtrise de l’art du « ghazal » atteint son sommet. Mais dans son Dīvān, Hâfez ne présente pas simplement l’amour comme une affection psychologique. L’amour y est en effet simultanément sacré et profane, il est le lieu d’une ambivalence : dans l’amour, l’incréé apparaît sur un mode dissimulé à partir du créé. « L’amour divin prend l’apparence de l’amour humain, et l’amour humain atteste l’amour divin » [23]. La poésie de Hâfez prolonge et parachève la mystique et la métaphysique d’Ibn ’Arabî ; en elle, en effet, ce n’est point tant la jouissance de l’être aimé qui se donne à voir, que la douleur de l’absence de l’Aimé par excellence, c’est-à-dire de l’Absolu, dans l’aimé particulier et fini. Cette absence de celui qui apparaît dans l’apparition qui n’en épuise pas l’entièreté, affleure dans ces vers du Dīvān : « La langue de mon calame n’a point de pointe pour décrire la Distance, sinon, je t’exposerais l’histoire de la Distance. Compagnons dans l’armée des fantasmes nous chevauchons la patience, familiers du feu de la séparation, vivant de pair avec la Distance » [24]. Le paradoxe de cette pratique poétique est qu’elle ne peut se déployer comme « voix de l’indicible » ― c’est le surnom de Hâfez ― que si elle nourrit initialement l’intuition de l’union foncière de ce qui se retire et de ce en quoi il se donne sur le mode mystérieux d’une présence qui se voile. Cette prédilection soufie pour le paradoxe donnera lieu au shatḥ, discours paradoxal voire blasphématoire et d’apparence hérétique, où l’inversion des valeurs a pour fonction de refléter l’essence paradoxale d’un Dieu invisible autant que visible.
S’il emprunte une forme aussi surprenante et inattendue, c’est que le discours poétique n’œuvre pas dans le cadre de la raison. Il offre une présentation de la théophanie que seule une faculté intuitive peut saisir dans la réalité sensible.
2) Les images projetées par la langue dans le cadre de l’activité poétique trouvent leur prolongement dans les arts figuratifs, pour constituer un ensemble d’évocations réunis dans l’objet artistique qu’est le livre. De fait, c’est autour du livre (enluminé) que les activités artistiques fondamentales de l’islam se développent : la poésie, la calligraphie, la peinture. Dans le cadre du dispositif théophanique, l’auteur relève que l’art de la miniature atteindra son apogée lorsque la métaphysique d’Ibn ’Arabî se sera largement diffusée dans les consciences cultivées, au point d’en configurer perceptions et représentations. Mais c’est surtout au XVe siècle que la peinture islamique connaîtra sa forme achevée, dans la miniature persane. Parmi la masse des références illustres, un nom domine : celui de Kamâl al-Dîn Behzâd (1465-1535) né à Herât (située dans l’actuel Afghanistan). Soutenue par le pouvoir des Safavides, la miniature persane connaît ainsi son âge d’or de la fin du XIIIe siècle au milieu du XVIe siècle. Elle est gouvernée, d’après S. Ayada, par une même conviction métaphysique ― celle que recèle l’intuition de la théophanie ― et elle possède une signification unitaire qu’il est possible de mettre au jour. Les scènes figurées par la miniature persane donnent à voir, à travers les péripéties des héros ou la représentation de tel épisode de l’histoire sainte ― principalement le Voyage du Prophète dans l’au-delà ―, un parcours mystique qui s’apparente à une quête du divin. S. Ayada convoque ici sur une œuvre magistrale de Behzâd pour la commenter : son illustration du Bustān ou Verger de Sa’dî, et plus précisément, une scène représentant le prophète Yûsuf échappant au désir ardent de Zoleikhâ [25].
Après l’évocation de la poésie, nous nous concentrerons sur deux références artistiques qui nous semblent refléter au mieux l’intérêt du propos : le premier exemple que nous retiendrons est d’ordre pictural, il puise dans l’art de la miniature persane. Le second exemple est plus spécifiquement architectural, il concerne un joyau de l’architecture omeyyade.
1) En terre d’islam, la langue sur laquelle travaille poésie constitue le lieu où se donne la vérité, dans la mesure même où c’est d’abord comme Verbe que l’être divin se donne. La poésie que l’auteur qualifie ici d’islamique constitue le lieu proprement linguistique de configuration d’une représentation du réel qui émane directement des structures de pensée induites par le « phénomène du Livre saint » [22]. Dans son expression persane et dès le IXe siècle, elle trahit l’influence de la métaphysique d’Ibn ’Arabî et s’épanouit dans les formes de la qasīda ― poème qui a pour unique objet le développement d’un panégyrique ― et du ghazal ― une sorte d’ode à l’amour et à la jouissance. C’est dans la poésie de Shams al-Dîn Muhammad Shîrazî plus communément dit « Hâfez » ( 1315/1317-1389), que la maîtrise de l’art du « ghazal » atteint son sommet. Mais dans son Dīvān, Hâfez ne présente pas simplement l’amour comme une affection psychologique. L’amour y est en effet simultanément sacré et profane, il est le lieu d’une ambivalence : dans l’amour, l’incréé apparaît sur un mode dissimulé à partir du créé. « L’amour divin prend l’apparence de l’amour humain, et l’amour humain atteste l’amour divin » [23]. La poésie de Hâfez prolonge et parachève la mystique et la métaphysique d’Ibn ’Arabî ; en elle, en effet, ce n’est point tant la jouissance de l’être aimé qui se donne à voir, que la douleur de l’absence de l’Aimé par excellence, c’est-à-dire de l’Absolu, dans l’aimé particulier et fini. Cette absence de celui qui apparaît dans l’apparition qui n’en épuise pas l’entièreté, affleure dans ces vers du Dīvān : « La langue de mon calame n’a point de pointe pour décrire la Distance, sinon, je t’exposerais l’histoire de la Distance. Compagnons dans l’armée des fantasmes nous chevauchons la patience, familiers du feu de la séparation, vivant de pair avec la Distance » [24]. Le paradoxe de cette pratique poétique est qu’elle ne peut se déployer comme « voix de l’indicible » ― c’est le surnom de Hâfez ― que si elle nourrit initialement l’intuition de l’union foncière de ce qui se retire et de ce en quoi il se donne sur le mode mystérieux d’une présence qui se voile. Cette prédilection soufie pour le paradoxe donnera lieu au shatḥ, discours paradoxal voire blasphématoire et d’apparence hérétique, où l’inversion des valeurs a pour fonction de refléter l’essence paradoxale d’un Dieu invisible autant que visible.
S’il emprunte une forme aussi surprenante et inattendue, c’est que le discours poétique n’œuvre pas dans le cadre de la raison. Il offre une présentation de la théophanie que seule une faculté intuitive peut saisir dans la réalité sensible.
2) Les images projetées par la langue dans le cadre de l’activité poétique trouvent leur prolongement dans les arts figuratifs, pour constituer un ensemble d’évocations réunis dans l’objet artistique qu’est le livre. De fait, c’est autour du livre (enluminé) que les activités artistiques fondamentales de l’islam se développent : la poésie, la calligraphie, la peinture. Dans le cadre du dispositif théophanique, l’auteur relève que l’art de la miniature atteindra son apogée lorsque la métaphysique d’Ibn ’Arabî se sera largement diffusée dans les consciences cultivées, au point d’en configurer perceptions et représentations. Mais c’est surtout au XVe siècle que la peinture islamique connaîtra sa forme achevée, dans la miniature persane. Parmi la masse des références illustres, un nom domine : celui de Kamâl al-Dîn Behzâd (1465-1535) né à Herât (située dans l’actuel Afghanistan). Soutenue par le pouvoir des Safavides, la miniature persane connaît ainsi son âge d’or de la fin du XIIIe siècle au milieu du XVIe siècle. Elle est gouvernée, d’après S. Ayada, par une même conviction métaphysique ― celle que recèle l’intuition de la théophanie ― et elle possède une signification unitaire qu’il est possible de mettre au jour. Les scènes figurées par la miniature persane donnent à voir, à travers les péripéties des héros ou la représentation de tel épisode de l’histoire sainte ― principalement le Voyage du Prophète dans l’au-delà ―, un parcours mystique qui s’apparente à une quête du divin. S. Ayada convoque ici sur une œuvre magistrale de Behzâd pour la commenter : son illustration du Bustān ou Verger de Sa’dî, et plus précisément, une scène représentant le prophète Yûsuf échappant au désir ardent de Zoleikhâ [25].
Cette œuvre singulière surprend par son étrangeté. Elle constitue d’après S. Ayada une exemplification paradigmatique de cette dimension visionnaire de l’art, plus spécifiquement ici, de la peinture dans sa fonction théophanique. Ainsi, l’auteur souligne que Behzâd y opère un certain nombre de déplacements par rapport à l’œuvre de Sa’dî qu’il est supposé illustrer. Le Verger de Sa’dî est en effet à l’origine, un poème visant l’édification morale du Prince, mais l’image produite par Behzâd transforme cette exhortation morale en une vision spirituelle. Or cette transformation et ce déplacement s’opèrent à partir de et dans la matière sensible de l’image visible. La première impression que le spectateur ressent à la vision de cette image, c’est le malaise et l’effet d’étrangeté que produit la composition architecturale complexe et bizarre du palais de Zoleikhâ. Mais cette architecture sans centre évident laisse apparaître une structure ascensionnelle qui dynamise l’image et la fait tendre vers un lieu extérieur qui la dépasse. Dans cette profusion de formes géométriques rigides, le mouvement aérien des personnages tranche et semble animer l’image d’un souffle spirituel confirmé par le mouvement vertical de l’ensemble de la composition. Enfin, guidés par l’auteur, il nous faut relever la présence d’un détail qui constitue l’indice du déplacement opéré dans cette image : si les vers de Sa’dî apparaissent de manière oblique aux multiples étages du palais, d’autres vers sont également reproduits, de manière droite cette fois, mais ils sont camouflés dans les faïences et éléments décoratifs. Il s’agit des vers de Jâmî (1414-1492), poète soufi qui produisit notamment un commentaire du Livre des chatons des sagesses d’Ibn ’Arabî. Ce sont ici des passages de son Yūsuf et Zoleikhā que reproduit la miniature de Behzâd. Ce faisant, la peinture de Behzâd se donne un sens apparent mais oblique et un sens caché mais droit, c’est-à-dire vrai. Les sept étages du palais constituent autant d’étapes du parcours ascensionnel partant du monde sublunaire pour rejoindre le monde suprasensible. La dimension spirituelle de la scène se laisse déchiffrer dans la légèreté et dans l’orientation des corps qui indiquent un au-delà de l’espace figuré. Ce n’est qu’en se donnant un objet extérieur au monde sensible que l’amour peut accomplir sa promesse d’union avec l’Aimé. Pour S. Ayada, cette fuite du palais figure à la perfection le double usage de l’image en contexte islamique : il s’agit de laisser derrière soi cette image idolâtre qui n’est que faux-semblant ― cela concerne les figurations de l’union désirée que Zoleikhâ a ordonnées ― pour s’adonner au désir de l’icône, c’est-à-dire de l’image dans sa fonction pleinement véritative. La leçon finale de cette œuvre est la suivante : « Il ne saurait y avoir de projet mystique ou de désir de divinisation sans une interrogation sur la nature de l’image » [26]. Que l’image soit ici le lieu d’indication d’un au-delà du monde sensible, cela se confirme par le peu d’égards que les miniaturistes persans ont vis-à-vis du réalisme de la représentation et notamment, du respect de la perspective. C’est qu’ici, l’espace pictural est le lieu d’une projection imaginale qui se complète dans l’intuition d’un niveau de l’être excédant celui du visible. L’image n’entend donc aucunement reproduire le sensible, elle entend indiquer le Réel dans un visible qui est un témoignage de l’absence et de l’existence de l’invisible. Le monde de la peinture persane célèbre la création dans ses aspects les plus vivants et les plus chatoyants. Il apporte une contradiction à la thèse selon laquelle l’islam ne dicterait qu’une esthétique indigente et désincarnée. C’est au même constat que l’étude d’exemples architecturaux célèbres conduit enfin l’auteur.
3) Si l’unité de l’architecture islamique ne constitue pas un donné, et s’avère même problématique, reste que c’est la forme du temple ou de la mosquée qui en exprime le mieux la singularité. Le propre de l’espace architectural islamique est qu’il consiste dans la mise en forme d’une vision spirituelle, qu’il ne se donne pas comme une simple donnée étendue et homogène. Le temple offre le réceptacle spatial de la théophanie, il offre un point de jonction entre le fini et l’infini et désigne un ordre qui le dépasse. Mais en la matière, deux lectures de la transcendance divine sont administrées par l’esthétique qui préside aux édifices architecturaux de l’islam. La première esthétique plaide pour une compréhension littéraliste de la transcendance et de l’unité divine, elle se découvre dans l’architecture almohade développée par exemple au Maroc. C’est dans un style épuré, minimaliste et sans afféterie, que sont évoquées l’unité divine et la fugacité des choses humaines. À l’inverse, l’architecture fatimide dont la mosquée d’al-Azhar au Caire (972), constitue l’édifice le plus accompli, fait place à l’ornementation, à l’arabesque et à une écriture coufique ornée de motifs fleuris qui tranche avec la sécheresse des édifices de l’époque almohade. Le voyage artistique en terre d’islam s’enrichit ainsi progressivement de ses incontournables étapes : Ispahan où les jeux de miroirs de son palais des quarante colonnes sont autant de variations sur le thème salomonique de l’apparition du divin dans le miroitement des apparences ― le palais des quarante colonnes est en effet composé d’un pavillon fait de vingt colonnes reflétées dans le bassin qui leur fait face ― ; Jérusalem où le Dôme du Rocher déploie des décorations intérieures dont la leçon est à la fois œcuménique et eschatologique ― nous ne pouvons ici que renvoyer à la lecture directe des analyses de S. Ayada ― ; la grande mosquée des Omeyyades enfin, à Damas, dont les mosaïques constituent un modèle de cette esthétique du jardin que l’auteur estime pouvoir associer à la forme concrète du monothéisme islamique. Les paysages figurés par ces mosaïques semblent constituer comme une projection du paradis coranique, une invitation vers ce lieu inassignable où se déploie dans une vision subtile, la contemplation de l’au-delà.
3) Si l’unité de l’architecture islamique ne constitue pas un donné, et s’avère même problématique, reste que c’est la forme du temple ou de la mosquée qui en exprime le mieux la singularité. Le propre de l’espace architectural islamique est qu’il consiste dans la mise en forme d’une vision spirituelle, qu’il ne se donne pas comme une simple donnée étendue et homogène. Le temple offre le réceptacle spatial de la théophanie, il offre un point de jonction entre le fini et l’infini et désigne un ordre qui le dépasse. Mais en la matière, deux lectures de la transcendance divine sont administrées par l’esthétique qui préside aux édifices architecturaux de l’islam. La première esthétique plaide pour une compréhension littéraliste de la transcendance et de l’unité divine, elle se découvre dans l’architecture almohade développée par exemple au Maroc. C’est dans un style épuré, minimaliste et sans afféterie, que sont évoquées l’unité divine et la fugacité des choses humaines. À l’inverse, l’architecture fatimide dont la mosquée d’al-Azhar au Caire (972), constitue l’édifice le plus accompli, fait place à l’ornementation, à l’arabesque et à une écriture coufique ornée de motifs fleuris qui tranche avec la sécheresse des édifices de l’époque almohade. Le voyage artistique en terre d’islam s’enrichit ainsi progressivement de ses incontournables étapes : Ispahan où les jeux de miroirs de son palais des quarante colonnes sont autant de variations sur le thème salomonique de l’apparition du divin dans le miroitement des apparences ― le palais des quarante colonnes est en effet composé d’un pavillon fait de vingt colonnes reflétées dans le bassin qui leur fait face ― ; Jérusalem où le Dôme du Rocher déploie des décorations intérieures dont la leçon est à la fois œcuménique et eschatologique ― nous ne pouvons ici que renvoyer à la lecture directe des analyses de S. Ayada ― ; la grande mosquée des Omeyyades enfin, à Damas, dont les mosaïques constituent un modèle de cette esthétique du jardin que l’auteur estime pouvoir associer à la forme concrète du monothéisme islamique. Les paysages figurés par ces mosaïques semblent constituer comme une projection du paradis coranique, une invitation vers ce lieu inassignable où se déploie dans une vision subtile, la contemplation de l’au-delà.
Conclusion : les enjeux du monothéisme concret
À l’issue de cet extraordinaire cheminement à travers les âges, les univers de pensée et les œuvres suscités par la culture islamique, c’est l’unité de l’esthétique islamique qui apparaît. Cette unité procède de l’intuition paradoxale d’une double exigence qui est islamique en son essence : « l’idée de manifestation de Dieu et le principe du secret de Dieu » [27], ou encore la conviction que Dieu est le caché et l’apparent. En cet ultime développement, l’auteur rappelle que cette conviction anime le monothéisme islamique sous ses deux formes. De ce constat, S. Ayada tire un enseignement de portée plus massive, sur le sens même du monothéisme, à l’occasion d’un ultime dialogue avec la pensée de Levinas. C’est le monothéisme comme tel qui suscite les deux ententes précédemment dégagées : l’une subordonnée à la reconnaissance d’une transcendance séparée dont la révélation ne peut être qu’impérative et juridique ; la seconde sondant les manifestations de la face de Dieu dans l’infinie richesse de sa création. Seul le monothéisme juridique est consubstantiellement lié à l’iconoclastie : il ne peut donner lieu qu’à une éthique. Le monothéisme concret lui, invite à la méditation sur les modes d’apparition du divin et se prolonge dans une esthétique.
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[1] Souâd Ayada, L’islam des théophanies. Une religion à l’épreuve de l’art, CNRS Éditions, Paris, 2010.
Notes
[1] Souâd Ayada, L’islam des théophanies. Une religion à l’épreuve de l’art, CNRS Éditions, Paris, 2010.
[2] Ibid., Introduction, p. 7.
[3] L’associationnisme ou shirk consiste dans le fait d’associer à Dieu qui est l’Unique, d’autres réalités ― nécessairement subalternes ―, en leur reconnaissant la même dignité. Il constitue un interdit intangible de l’islam, dans la mesure où il s’apparente au polythéisme et à l’idolâtrie, sa prohibition constituant ainsi le versant négatif du dogme fondateur du monothéisme islamique : l’attestation qu’il n’y a de divinité que Dieu ou tawḥīd. Il s’exprime exemplairement, du point de vue islamique, dans le dogme chrétien de l’Incarnation, puisqu’il y prend la forme d’un anthropomorphisme ou tashbīh.
[4] L’auteur expose cette correspondance en ces termes très précis : « La religion fournit le contenu de la révélation, la philosophie en est la représentation, l’art en est la manifestation achevée dans des formes qui supplantent l’immédiateté intuitive et la séparation conceptuelle », L’islam des théophanies, op. cit., Introduction, p. 11.
[5] Ibid., Introduction, p. 12.
[6] Dans une formule saisissante qui peut susciter quelque réserve, l’auteur explicite ainsi l’enjeu de cette présentation dichotomique de la leçon coranique : « Le premier [modèle de la révélation] soutient la représentation d’un Dieu transcendant et inaccessible, dont l’unité implique qu’Il ne puisse se compromettre d’aucune manière avec le multiple. Il défend les droits de l’invisible dans une attention sans égale au souffle prophétique. Il consacre une foi purifiée et fonde une religion morale austère et une esthétique du désert. Il fomente des visions sociales et politiques fanatiques et peut servir de soutien aux formes islamiques de la terreur », ibid., Introduction, p. 12 ― nous soulignons. À partir de là, il apparaît évident que l’objectif visé par l’établissement de cette opposition entre deux modèles concurrents de l’islam, consiste bien dans la production d’un « antidote aux pratiques fanatiques et aux figures de la terreur », id..
[7] On retrouve ces expressions d’Henry Corbin dans son Histoire de la philosophie islamique, éditions « Folio »/Gallimard, rééd. 1986, par exemple aux pages 352 et 403.
[8] S. Ayada rappelle ainsi ― L’islam des théophanies, op. cit., p. 55 ― que cet interdit repose principalement sur la tradition s’appuyant sur le recueil des propos du Prophète ― les aḥadīth ―, dont la mouvance rigoriste n’a retenu que les quelques pages qui, sur un ensemble qui en comporte des milliers, contenaient une condamnation explicite de l’image. On lit ainsi dans les Traditions islamiques d’Al-Bukhârî, la mention d’une hostilité du Prophète à l’égard des images animées, des formes picturales et de ceux qui les composent
[9] Ibid., p. 44.
[10] Ibid., p. 45.
[11] Ibid., p. 49.
[12] Ibid., p. 51.
[13] Ibid., p. 58.
[14] Ibid., p. 63.
[15] Ibid., Introduction, p. 16.
[16] Ce titre étrange est une traduction littérale du terme arabe « faṣṣ » qui désigne la tête d’une bague destinée à recevoir une pierre précieuse. Les Fuṣūṣ renvoient ici à ce qui doit recevoir la manifestation de la sagesse divine.
[17] Ibn ’Arabî, Le livre des chatons des sagesses, cité par S. Ayada, op. cit., p. 162.
[18] L’islam des théophanies, op. cit., p. 188.
[19] Ibid., p. 187.
[20] Cette expression de S. Ayada est d’esprit hégélien et apparaît à de multiples reprises, voir par exemple, ibid., p. 12, p. 17, p. 69, passim.
[21] L’islam des théophanies, op. cit., p. 17.
[22] L’expression est d’Henry Corbin, Histoire de la philosophie islamique, op. cit., p. 21, elle est reprise par S. Ayada, op. cit., p. 22.
[23] L’islam des théophanies, op. cit., p. 222.
[24] Cité par S. Ayada, ibid., p. 225, note n°26.
[25] On trouve disponible en ligne une reproduction de cette œuvre célèbre : http://en.wikipedia.org/wiki/File:Yusef_Zuleykha.jpg.
[26] L’islam des théophanies, op. cit., p. 259.
[27] Ibid., Conclusion, p. 329.