Les cahiers de l'Islam
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Dimanche 25 Août 2013

Statut juridique et sociologique de la femme en Islam (Seconde partie)



Loin des clichés actuels, dans cette étude parue en 1977 dans les Cahiers de civilisation médiévale (1), Roger Arnaldez philosophe des religions et linguiste tente de dresser un panorama du statut de la femme en Islam. Nous proposons ici la seconde partie de cette étude.

Retrouvez la première partie ici


Sur ce sujet, en particulier, le lecteur intéressé pourra aussi se reporter au dernier ouvrage publié par les éditions Les cahiers de L'Islam " Le souffle féminin du message coranique " de Thérèse Benjelloun.


Un grave problème se pose : le Coran, en dépit de toutes ses prévenances pour les femmes, reconnaît-il aux hommes une supériorité sur elles? On l'a prétendu en s'appuyant sur le verset 4, 34 : « Les hommes ont autorité (ils sont qawwâmûn) sur les femmes, du fait que Dieu place les uns au-dessus des autres (faḍḍala ba'ḍahum 'alâ ba'ḍ) et en raison de la dépense qu'ils font de leur biens... Celles dont vous redoutez l'indocilité (nushûz), admonestez-les, reléguez-les dans leurs chambres à coucher, battez-les. » Le mot qawwâmûn désigne, non pas ceux qui sont supérieurs, mais ceux qui ont autorité et responsabilité. En Islam, l'homme est incontestablement le chef de la famille. Il en a toutes les charges, et en particulier c'est à lui de subvenir aux besoins de sa femme et de ses enfants, à l'entretien de la maison. C'est à lui que revient la « dépense » (infâq) ; même si sa femme a une fortune personnelle, elle la gère, mais n'est pas tenue de participer aux frais du ménage. Cette charge qui pèse sur le mari est ce qu'on appelle nafaqa. Par conséquent l'autorité du chef de famille lui confère certaines fonctions et lui impose des obligations. Il semble donc normal que la Loi lui reconnaisse le droit de se faire obéir de ses femmes, en contrepartie de ce qu'il fait pour elles. Tous les commentateurs ont été sensibles à la douceur de la progression dans les punitions que l'homme peut infliger à ses femmes. Il n'aura recours aux arguments frappants qu'en toute dernière extrémité. Battre sa femme est une pratique qui n'est pas propre à l'Islam. Mais quoi qu'il en soit, à travers ce verset, la femme mariée est un peu traitée comme un enfant qu'on met en pénitence. Effectivement on a accusé l'Islam de faire d'elle une perpétuelle mineure, qui passe de la tutelle de son père, de son frère aîné ou d'un tuteur (qui peut être le cadi) à la tutelle de son mari. Ici, il convient d'évoquer une fois encore le droit de jabr qui permet de la marier à celui qui a été choisi pour elle, en dehors d'elle, qu'elle ne connaît pas et qu'elle n'a jamais vu. Contrainte, oui; mais non pas absolument malgré elle, car son consentement est requis. Malheureusement pour elle, selon un hadîth, son consentement est dans son silence. Évidemment une fille bien élevée n'élève pas la voix et ne se permet pas de parler devant son père pour donner un avis personnel.
 
Un autre verset est intéressant : « Quant à elles, elles ont des droits équivalents à leurs obligations. Mais les hommes ont un degré au-dessus d'elles » (2, 228). Les commentateurs ont entendu la première partie de cette citation en ce sens que les femmes ont sur leurs maris des droits semblables à ceux que leurs maris ont sur elles. Il y aurait donc parfaite égalité et réciprocité, étant bien entendu que « semblable » ne signifie pas « identique », puisque les fonctions et les charges de l'homme et de la femme dans la famille et dans la communauté ne sont pas exactement les mêmes. On l'a vu à propos de la nafaqa. Quant à la seconde partie de la citation du verset, nous l'avons traduite mot à mot pour que le terme daraja, « degré », apparaisse bien. Quel est ce degré que les hommes ont en plus ? Faut-il traduire avec R. Blachère, en disant qu'ils ont une prééminence? La tournure est ingénieuse, mais ne renseigne guère. C'est aussi le cas de ce que propose M. Hamidullah : les hommes ont le pas sur elles, expression intéressante, comme on va le voir, mais qu'il faut entendre exactement. Nous nous adresserons au Commentaire de Qurṭubî. Il donne, comme synonyme de daraja, manzila, qui veut dire aussi « degré », « rang », mais qui a en outre le sens d'« étape sur une route ». De la même racine que daraja, on a madrajat al-ṭarîq, le « haut du chemin ». Mais le verbe daraja est synonyme de ṭawâ, qui veut dire « plier » et qu'on emploie dans des expressions qui ont le sens de « traverser », « parcourir » (« plier, enrouler une distance » ; « plier, enrouler sa vie », pour dire « parcourir cette distance », « traverser sa vie »). De même on a l'expression daraja ou ṭawâ'l-manâzil : « parcourir les étapes ». Donc cette daraja, que les hommes ont au-dessus des femmes, semble indiquer une étape de plus parcourue par eux. D'autre part, le mot rajul, pluriel rijâl, qui désigne l'homme par opposition à la femme, est d'une racine qui donne l'adjectif rajîl, et qui signifie «rapide dans sa marche »; rajîl al-rajulayn, «le plus rapide des deux hommes », veut dire aqwâhumâ : « le plus fort des deux ». Par suite, dire que les rijâl ont une daraja au-dessus des femmes, c'est constater qu'ils ont une force plus grande pour aller plus loin qu'elles de la distance d'une étape. Que faut-il entendre par là? Qurṭubî l'explique. Les hommes ont une plus grande force intellectuelle ; une plus grande force physique ; ils ont à travailler pour payer la dépense de la maison; ils paient le prix du sang; ils font la guerre sainte, le jihâd qui exige, comme le dit le Coran, l'engagement de leur vie et de leurs biens. Pour leur permettre de faire face à toutes ces charges, Dieu qui ne prescrit à personne des devoirs qui excèdent les moyens, accorde aux hommes, dans les héritages, une double part, ce qui est la justice même. Quelle que soit la valeur de ce commentaire fondé sur l'étymologie, il est révélateur. Bien que d'autres commentateurs entendent le mot daraja dans le sens de faḍîla qui signifie « vertu », mais plus exactement « excellence » ou « valeur », on n'estime pas en général que les hommes aient sur les femmes une supériorité qualitative. Le plus qui est du côté des hommes est surtout quantitatif : ils ont plus de force; ils font plus de travaux; ils ont plus de dépenses à faire. Cette différence quantitative se retrouve dans l'héritage.

On voit que la situation que fait à la femme le Coran et que précisent les commentaires est d'un certain point de vue favorable. Cependant elle est liée à une certaine structuré sociale qui fait d'elle la maîtresse de maison, l'éducatrice de ses enfants, mais qui lui interdit toute activité extérieure, toute vie sociale proprement dite, a fortiori tout travail rémunérateur hors de chez elle. Notons qu'il ne saurait s'agir que de la femme libre dans une société où des esclaves font les gros travaux domestiques. Il en résulte que les femmes ont une vie sociale à elles, extérieure à toutes les activités politiques et économiques, et parfaitement distincte de celle des hommes. Le mari ne sort pas avec sa femme, si ce n'est pour l'accompagner en voyage, puisque les femmes ne doivent pas voyager seules, loin de la maison, sans être sous la protection de leur mari ou d'un parent au degré prohibé (c'est-à-dire avec lequel la Loi interdit le mariage). S'il y a réception dans une demeure, les hommes se réunissent dans le salâmlik ; les femmes restent cachées dans le harem. Il faut remarquer d'ailleurs qu'elles ont ici un avantage : elles voient à travers les moucharabiehs, alors qu'elles sont invisibles. C'est ainsi qu'une jeune fille peut connaître le visage de l'homme qu'on lui destine, alors que l'inverse n'est pas possible.
 
D'autre part, cette structure familiale ne se réalise qu'en ville. Le milieu urbain lui est indispensable. A la campagne, la femme travaille aux champs en plus de tout ce qu'elle a à faire dans sa maison. Il est vrai qu'on peut dire que, dans ce cas, le champ n'est que l'extension de la maison. Quoi qu'il en soit, les conditions de vie de la femme hors des villes ont toujours été, par la force des choses, plus pénibles sans doute, mais la femme, du même coup, s'est trouvée plus libre.

Dans ce qui précède, nous avons parlé de la femme en général. Il nous faut maintenant examiner ce qu'en dit le Coran selon qu'elle est considérée comme être de sexe féminin, ou comme femme et épouse, ou comme mère. La féminité de la femme est surtout envisagée d'un point de vue physiologique. C'est ainsi qu'on lit (2, 222) : « Ils t'interrogeront sur les menstrues. Dis : — C'est un mal (adhâ). — Tenez-vous donc à l'écart des femmes pendant la période des règles et ne vous en approchez pas tant qu'elles ne sont pas purifiées ». Nous touchons là à la question de la pureté légale dont le Coran ne parle qu'en passant, mais qui, dans les traités de fiqh , a reçu des développements considérables. Déjà dans le hadîth, on voit que les questions qui touchent à la physiologie sexuelle avaient pris une place considérable. Ce domaine de la vie intime et privée est étalé au grand jour; le droit ne fait que l'explorer dans tous ses détails. Qu'on pense, pour ne citer qu'un exemple, à la réglementation de la 'idda, cette retraite de continence que doit observer une femme veuve ou répudiée avant de contracter un nouveau mariage. En insistant sur la différence fondée sur le sexe, il est évident qu'on creuse un fossé entre l'homme et la femme; il est tout aussi évident qu'on ne peut franchir ce fossé que par le mariage et la relation sexuelle. En dehors de ce cas, la femme est entièrement séparée de l'homme.
 
La femme, en tant qu'épouse, est surtout destinée à enfanter. Le but du mariage est la procréation. L'Islam est opposé au tabattul, c'est-à-dire à un genre de vie qui, consacrée au culte de Dieu exclusivement, entraînerait le célibat. Il est écrit (2, 223) : « Vos femmes sont un champ de labour pour vous. Venez à votre champ de labour comme vous voulez. » Un hadîth rapporte qu'un homme vint trouver le Prophète pour lui dire qu'il avait trouvé une femme belle et de bonne famille, mais qui ne pouvait enfanter. Devait-il l'épouser? Le Prophète lui répondit que non. L'homme revint une seconde fois, et reçut la même réponse négative. Une troisième fois, le Prophète lui dit : « Épousez des femmes aimantes et fécondes Je veux, par vous, dépasser les nations en nombre. » C'est une idée répandue chez les anciens docteurs que la communauté des croyants a besoin de combattants pour la guerre sainte. Ghazâlî en particulier l'a clairement exprimée. Mais le mot jihâd signifie, d'une façon générale, le combat ou la lutte. Il est souvent question du grand jihâd qui est la lutte contre les passions. Rien n'empêche par conséquent d'entendre de nos jours par ce terme la lutte économique pour le développement qui assurera le bien-être des membres de la umma (communauté musulmane, d'où nation musulmane). Dans certains cas, un pays d'Islam peut avoir besoin de bras pour réaliser de grands travaux d'utilité publique. Les femmes auront alors le devoir d'enfanter. Mais dans d'autres cas, la surpopulation peut avoir de graves inconvénients. Nous nous trouvons donc plongés au coeur des problèmes les plus ardus de la vie moderne. Sur ce point l'Islam, à moins de profondes transformations que l'ingéniosité des commentateurs et des juristes ne saurait d'ailleurs manquer de justifier par des textes, ne semble pas disposé à admettre une limitation des naissances. Mais si le rôle de la femme musulmane cesse d'être essentiellement celui de mettre au monde des enfants, il va de soi que son statut appellera d'importants changements. A ce sujet, un autre hadîth mérite d'être médité. L'Envoyé de Dieu dit un jour : « Pauvre (miskîn), pauvre est l'homme qui n'a pas de femme. ». On lui répliqua : « Même s'il a des biens abondants? » II répondit : « Même s'il a des biens abondants. » Puis il dit : « Pauvre, pauvre est la femme qui n'a pas de mari. » — « Même si elle a des biens abondants? » — « Même si elle a des biens abondants », répondit le Prophète.

Enfin, quelle sont les qualités (khiṣâl) que doit avoir la femme que le musulman va épouser ? Elles sont au nombre de quatre, selon un ḥadîth : d'abord sa fortune, puis son mérite personne (ḥasab, opposé à nasab, la noblesse de la lignée ancestrale); puis sa beauté, enfin sa religion (dîn). A la suite de cette énumération, le Prophète donna ce conseil : « Prends celle qui a de la religion, tes mains posséderont la richesse (taribat yadâka). » Ce ḥadîth a l'intérêt de refléter toute une mentalité qui se retrouve ailleurs qu'en Islam. Si une place est faite aux qualités propres de la bonne épouse, il est certain qu'elles sont évaluées en fonction de ce que son mari peut tirer d'elles. Néanmoins, un verset du Coran pourrait donner satisfaction plus grande aux revendications de la femme : « Et au nombre des signes de Dieu, il y a celui d'avoir créé pour vous, tirées de vous-mêmes, des épouses auprès desquelles vous puissiez trouver le repos, et d'avoir mis entre vous amour et compassion» (30, 21). Que la femme ait été formée à partir de l'homme, réminiscence de la Bible, ce n'est pas là une cause d'infériorité pour elle, ou s'il y en a une, elle est aussitôt corrigée par l'institution divine de l'amour (mawadda) et de la compassion (ou miséricorde, raḥma) qui les unit étroitement, non seulement sur le plan des relations physiques, mais encore et surtout sur le plan des relations morales et spirituelles. La religion est pour la femme la garantie de valeurs qui devraient assurer son complet épanouissement dans le mariage.
 
Après la femme et l'épouse, il y a la mère. Le Coran et le hadîth sont pleins de sollicitude pour les mères. Nous avons déjà vu le Prophète ému par la souffrance d'une mère qui entend pleurer son enfant. Il y a un verset coranique qui est fort touchant : « Et Nous avons enjoint à l'homme la bienfaisance envers ses père et mère. Sa mère l'a porté dans la souffrance et mis au monde dans la souffrance... » (46, 15). Il y a, de ce verset, un très beau commentaire de Fakhr al-Dîn al-Râzî. Dieu est le créateur réel et véritable de l'enfant. Seul il a droit à un culte. Mais dans sa bonté, il a voulu se servir de la femme pour faire naître l'enfant. Et de même qu'il y a une certaine analogie voulue par Dieu entre l'acte de création et l'acte de gestation, de même il y aura une certaine analogie, également voulue par Dieu, entre le culte que l'homme rend au Créateur et le respect qu'il porte à sa mère dans les bons traitements qu'il lui réserve. On voit combien la femme comme mère est haut placée par ce verset et son commentaire. Du point de vue social et éthique, il est certain que le fils musulman est rempli de vénération pour sa mère qui l'a éduqué dans sa petite enfance et qui continue à avoir sur lui une profonde influence. La littérature garde le souvenir des sentiments que certains hommes ont nourris à l'égard de leur mère et aussi de leur grand-mère. Uṣama b. Munqidh, dans son autobiographie, en fournit un exemple typique.
 
Mais si l'épouse et la mère trouvent dans les textes sacrés et dans leurs commentaires de nombreuses idées qui sont en leur faveur, il n'en reste pas moins vrai qu'aujourd'hui la femme revendique la valeur de sa personne et la reconnaissance de cette valeur dans l'égalité parfaite, non pas en tant qu'elle est épouse et mère, mais en tant qu'elle est purement et simplement femme. Or c'est justement sur ce point que l'Islam ne peut que la décevoir. Là est le véritable drame de la femme moderne dans le monde islamique, d'une femme qui veut sortir de la maison et se dégager des tâches uniquement domestiques; une femme qui veut travailler, gagner de l'argent, se mêler à la vie sociale et politique sous toutes ses formes ; une femme qui ne veut plus porter le voile et qui entend marcher à visage découvert.

Ajoutons que les dispositions favorables aux femmes ont été le plus souvent, dans les sociétés musulmanes, ou ignorées ou interprétées et tournées. Le droit musulman a en ce sens joué trop souvent un rôle des plus néfastes. Voici comment. Historiquement parlant, il est certain que si la prédication du Prophète a triomphé, elle ne s'en est pas moins heurtée sur des points précis à une résistance tenace des représentants de l'ancienne société jâhilite. Le Coran et le Prophète tendaient à substituer aux valeurs de l'éthique personnelle et collective des bédouins, des conceptions morales et religieuses opposées. Pour faire sentir à quel point il était difficile à ces tendances de l'emporter complètement et définitivement, il suffit de rappeler que l'idéal islamique de l'unité de la communauté du Prophète (ummat al-nabî) n'a jamais réussi à s'implanter assez fortement pour supprimer des vieilles rivalités tribales; que la famille musulmane, tout en améliorant la situation des femmes et en intégrant les parents par les femmes, est restée fortement agnatique. Un autre indice est que la Révélation coranique a conduit le Prophète à revenir sur des dispositions qu'il avait prises à Médine au moment de l'hégire et selon lesquelles il établissait des relations entre les croyants qui devaient remplacer les anciens liens tribaux fondés sur la prépondérance de la parenté patrilinéaire. Il est dit en effet au verset (8, 75) : « Ceux qui ensuite ont cru, qui ont fait l'hégire et le jihâd avec vous sont des vôtres. Mais les parents par le sang sont plus dignes les uns des autres dans la prescription de Dieu. » Les commentateurs précisent qu'ils sont plus dignes
d'hériter les uns des autres que ne le sont les hommes dont le lien est constitué par la foi et le fait d'avoir fait l'hégire ou la guerre sainte. Ainsi la vieille famille antéislamique a résisté, et Dieu n'a pas voulu la détruire complètement. Il a en effet dit Lui-même (49, 13) : « ô vous les hommes! Nous vous avons créés d'un mâle et d'une femelle et Nous avons fait de vous des peuples et des tribus pour que vous vous reconnaissiez les uns les autres. »
 
A vrai dire, si l'Islam a réformé le statut de la femme et l'a dans l'ensemble amélioré, il faut avouer que sur certains points peut-être, il a supprimé une liberté d'allure dont semble avoir joui la femme bédouine de l'Arabie antéislamique. Mais cette liberté dont on a voulu trouver des témoignages dans l'ancienne poésie, était due surtout aux conditions de la vie dans le désert. De tous temps, même après l'Islam, la femme bédouine s'est distinguée en cela de ses sœurs citadines ou campagnardes. Or l'Islam est essentiellement citadin : il est né à La Mecque et à Médine, et s'est ensuite développé dans des villes. Quoi qu'il en soit, quand la nouvelle religion s'est répandue dans les pays d'alentour, en Syrie, en Iraq, en Perse, elle a eu devant les yeux des sociétés dans lesquelles le sort de la femme était bien inférieur à celui des hommes. Mais c'est ici que le rôle des juristes a été déplorable. D'une façon générale, ils se sont évertués à légitimer toutes sortes de coutumes sociales qui avaient été adoptées au premier siècle de l'hégire, en les faisant entrer sous la législation divine. Que le droit romain ait entériné des pratiques coutumières, cela n'avait pas une importance très grave, car il était une œuvre humaine qui pouvait évoluer. Au contraire, tout ce qui était ainsi attribué à la volonté législatrice de Dieu, se trouvait désormais intouchable. Les mœurs d'une époque ont ainsi été fixées pour l'éternité. Les modes de vie des femmes, admis au VIIe ou au VIIIe s. de l'ère chrétienne, sont devenus des règles inviolables de vie. De là vient en grande partie le drame actuel de l'Islam. Les écoles juridiques qui ont le plus étendu la Loi divine en y faisant entrer les pratiques de leur temps ou une réglementation exigée par la civilisation de leur temps, sont celles qui sont pour les femmes, en particulier, les plus oppressives. On comprend dès lors le désir des réformistes qui, depuis le siècle dernier, se sont proposés de revenir à l'âge d'or de l'Islam, au temps du Prophète et de ses premiers compagnons, en passant par dessus les élaborations des juristes, au-delà des écoles. Ce sont les Salafiyya, ceux qui se rattachent directement aux débuts de l'Islam. On comprend également pourquoi le zâhirisme d'Ibn Hazm (VIIe/XIe s.), en dépit de son littéralisme, a été un système juridique libérateur, contre les emprises du mâlékisme, uniquement parce qu'il répudiait tout ce que les maîtres de la jurisprudence avaient ajouté aux textes du Coran et de la Tradition. Son traité du mariage (kitâb al-nikâḥ) dans son immense ouvrage de droit, le Muḥallâ, présente des traits étonnants de libéralisme.
 
Pour faire sentir à quel point, presque insensé, la spéculation des fuqahâ’ s'était fourvoyée, il suffît de se rappeler ce qu'était devenue la réglementation de la répudiation. L'exemple est si énorme qu'il paraîtra caricatural. Alors que le Coran et le Prophète avaient tout mis en œuvre pour faire obstacle aux abus de cette institution, on la voit s'aggraver d'une façon odieuse. C'est ainsi que le mari peut d'un seul coup répudier par trois fois, rendant ainsi sa décision irrévocable sans qu'il ait le loisir de réfléchir et de revenir sur une parole que l'impatience ou la colère seules avaient déclenchée. Le pire est la répudiation conditionnelle dont on donne des formules incroyables : Si tu passes par cette porte, tu es répudiée; si tu accouches, tu es répudiée; si je ne te répudie pas, tu es répudiée. On dira que ce ne sont là que des exercices d'école. C'est bien possible et il faut croire que jamais aucun musulman n'a répudié sa femme de cette manière. Mais on voit néanmoins combien l'œuvre des juristes pouvait être dangereuse.

En conclusion, le sort actuel de la femme musulmane, bien qu'il varie d'un pays à l'autre, particulièrement en fonction des écoles juridiques qui y sont reconnues et dont les règles sont appliquées, est resté dans l'ensemble précaire, non à cause du Coran et de l'enseignement du Prophète, mais à cause d'une élaboration juridique qui a fixé de façon immuable des conceptions et des coutumes d'une époque révolue. Nul doute que si les croyants de nos jours veulent modifier dans un sens moderne le statut de la femme musulmane, ils le pourront en revenant aux sources et en les interprétant diversement. Néanmoins une question reste difficile à trancher. Même dans son oeuvre réformatrice en faveur des femmes, la Révélation coranique (et l'exemple du Prophète qui l'explicite) ne part-elle pas d'un modèle de famille et de société qui ont fait aujourd'hui leur temps? Suffît-il, pour satisfaire aux revendications féministes actuelles, de « protéger » la femme en la mettant d'abord sous la protection de son mari? Suffît-il, pour reconnaître sa dignité de femme, d'exalter la grandeur et la beauté de son rôle de mère, et d'exiger au nom de Dieu que ses enfants la respectent religieusement? Suffît-il de supprimer le voile? Certainement non. La femme moderne ne veut plus être attachée à sa maison, elle veut sortir, travailler comme les hommes et jouer comme les hommes un rôle économique, social et politique dans la cité. Elle veut, non seulement gérer sa fortune elle-même quand elle en a (ce que lui reconnaît le droit musulman), mais gagner sa vie en exerçant un métier et participer à part entière à l'entretien de sa famille. Dans ces conditions, comment pourra-t-on encore légitimer les privilèges (surtout en matière d'héritages) que le Coran reconnaît aux hommes?
 
Ces questions, ce n'est pas à nous de les résoudre. Ce qui est certain, c'est que dans la plupart des Etats musulmans modernes, les législateurs se sont mis à la tâche. Les solutions varient d'un pays à l'autre. Ainsi les nouveaux codes de statut personnel diffèrent, les uns étant plus « conservateurs », les autres plus « révolutionnaires ». Mais il y a la poussée de notre monde industrialisé et la pression de la technologie. Rien ni personne ne saurait y résister. La famille devient partout conjugale. Les enfants, garçons et filles, vont à l'école et apprennent un métier. Il faudra donc, et il faut déjà, que l'Islam intègre ces données nouvelles, comme il avait intégré les anciennes au moment de son expansion à travers le monde. Le problème est sans doute beaucoup plus difficile. Mais il est urgent et exige une solution. Il semble qu'on puisse faire confiance à la souplesse dont l'Islam a toujours fait preuve : à l'impossible, nul n'est tenu. Et si Dieu veut que le monde évolue comme il fait, II a indubitablement donné aux hommes, dans son Livre et dans l'exemple de son Prophète, les moyens de faire face à cette évolution. Néanmoins la crise est grave (ne touche-t-elle d'ailleurs que l'Islam?). Beaucoup de jeunes se détournent de la religion et vont jusqu'à perdre toute foi. Les doctrines étrangères envahissent le monde musulman, suivant en cela l'invasion des techniques. On ne peut savoir aujourd'hui quel sera le résultat de l'intense fermentation d'idées qui gonfle les nouvelles générations.
 
Peut-on parler de la situation de la femme en Islam sans évoquer, même rapidement, cette étrange théorie de l'amour 'udhrî qui présente tant d'analogies avec l'amour courtois des troubadours et même avec la préciosité du XVIIe s. ? Les origines en sont obscures. Il est possible, mais ce n'est qu'une hypothèse, que cet idéal ait été conçu par réaction contre la conception trop physique que les docteurs de l'Islam donnaient de cette créature faite pour enfanter, dont la vie se passait entre les périodes menstruelles, les périodes de grossesse, et les périodes d'allaitement. Bien que le Coran ait célébré, comme nous l'avons vu, l'amour que Dieu a instauré entre les époux, l'insistance mise par toute une littérature canonique sur les aspects sexuels pouvait faire rêver d'une autre figure de femme, faite de délicatesse, de beauté pure et intangible, et d'une autre forme d'amour absolument détachée du plaisir et du désir charnels. D'autre part, le culte de l'ancienne poésie, qui n'est pas exempte d'érotisme, mais qui se comptait dans l'évocation d'amours révolues avec les saisons passées, qui décrit les larmes versées sur un campement abandonné et mort, autrefois animé par la présence de la bienaimée, ce culte pouvait engendrer une sorte de romantisme et sublimer les sentiments amoureux. Quoi qu'il en soit des origines, les poètes de l'amour ‘udhrî n'ont pas tardé à découvrir les principaux thèmes qui caractérisent l'amour courtois d'Occident : la relation entre l'amour et la mort; le culte de la femme en dehors de tout désir; l'intervention de l'espion, ou du jaloux, ou d'un père qui a résolu de marier sa fille, sans la consulter, à un homme de son choix ; les f urtives et secrètes conversations sous la lune et les astres de la nuit ; la séparation; l'errance de l'amant; la maladie et ses ravages qui rendent les deux héros d'une pâleur et d'une maigreur extrêmes sans toutefois leur enlever leur beauté, le pur éclat de leur âme ; puis après de longues tribulations, les retrouvailles, mais trop tard : la bien-aimée va mourir et son amant succombe à son tour. Les poètes et les théoriciens de cet amour ont dressé un véritable itinéraire du sentiment, qui passe par toute une série d'étapes ascendantes pour atteindre enfin à sa perfection qui est un ravissement total; à ce niveau se réalise une fusion des âmes et toutes les contingences sociales et terrestres s'évanouissent. Mais cet amour profane, avec la succession ascendante de ses différents degrés, a servi de modèle aux mystiques, pour décrire la voie qui élève progressivement l'âme vers la réalité ultime de l'amour de Dieu. C'est ainsi que les couples de héros célèbres sont devenus les symboles d'une aventure spirituelle, celle de la quête du Créateur, du Seigneur qui devient objet d'amour pour l'âme humaine et se révèle au terme du chemin droit comme le Dieu qui aime (wadûd,11, 90; 85, 14), la source unique du véritable amour.
 
Cette transformation d'un sentiment profane en un sentiment profondément religieux n'a pourtant pas fait oublier le modèle qui est justement l'amour que l'homme porte à la femme et qui, nous l'avons noté, a été institué par Dieu Lui-même. 'C'est la mawadda, de la même racine que wadûd, dont parle le verset 30, 21. La synthèse des deux aspects en une vision du monde parfaitement cohérente, a été réalisée par le grand penseur mystique de Murcie, I bn 'Arabî. Pour lui, toute la création est l'expression des noms divins. L'homme, qui résume toutes les créatures, est fait à l'image de Dieu, selon un hadîth renouvelé de la Bible et qu'Ibn 'Arabî prend à son compte. La fin de l'homme est de se connaître comme l'image de Dieu en laquelle le Créateur se complaît. Mais il est écrit, dans le Coran comme dans la Bible, que la femme a été tirée de l'homme. Ibn 'Arabî comprend par là que la femme est à son tour l'image de l'homme. Dans l'amour et par l'amour, l'homme contemple dans la femme sa propre image, et comme il est lui-même image de Dieu, il contemple dans la femme qu'il aime un reflet de Dieu. L'amour profane, quand il découvre sa vérité, devient immédiatement un amour religieux : il rapproche de Dieu, il guide vers Dieu comme un signe de l'amour divin. Il nous faut ici rappeler le texte du verset 30, 21 : « Au nombre des signes de Dieu, il y a celui d'avoir créé pour vous, tirées de vous-mêmes, des épouses auprès desquelles vous puissiez trouver le repos, et d'avoir mis entre vous amour et compassion. »
 
Cette idéalisation de la femme est remarquable. Quelle a été exactement son étendue, son rôle et sa portée au sein de la société musulmane, on ne le sait. Il semble cependant qu'il faille y voir plus qu'une simple mode littéraire, ou un simple moyen d'expression pour les mystiques. Au-delà du juridisme et de la rigueur des coutumes sociales durcies en lois religieuses inexorables, on peut penser que les musulmans, hommes et femmes, ont réellement aspiré à une libération par l'esprit. Mais, ici encore, on peut se demander si la femme moderne se contenterait de jouer le personnage d'une héroïne de l'amour 'udhrî. On peut hélas en douter, si bien que ces conceptions sublimes ne sont plus qu'un souvenir inutile du passé.

DISCUSSION

M. Sicard : Que pensez-vous des thèses qui font dériver le développement de l'amour courtois dans la littérature occitane, de l'influence de l'Islam?
 
M. Arnaldez : Je ne possède aucune donnée pour vous répondre. Les tenants de cette influence s'appuient sur des études formelles. On remarquera en tout cas la similitude et le parallélisme des thèmes entre les deux littératures. Les hommes réagissent de façon analogue dans des circonstances sociohistoriques semblables ; or la société occitane pouvait ressembler, par une certaine rigueur, à la société musulmane.
 
Mme Morisse : Alors qu'aux temps pré-coraniques il existait une certaine égalité des sexes, en Egypte
copte, il semble que l'expansion musulmane ait provoqué une dégradation de la condition féminine.

M. Arnaldez : Le réformisme du Prophète a été contrecarré par le vieil esprit tribal qui n'était pas mort partout. Mahomet a dû accepter des compromis et mettre sous l'autorité de la Parole divine des particularités tribales : usages, valeurs, conceptions, en particulier l'asservissement de la femme.
 
M. Murray : Existe-t-il des raisons d'ordre économique à cet asservissement de la femme musulmane ?
 
M. Arnaldez
: Certainement. Dans l'Islam agricole, la femme était un instrument de travail ; la polygamie présentait donc un grand intérêt pour les hommes. Mais il est remarquable de constater que la situation de la femme musulmane n'est pas uniforme, et varie selon le groupe social, bédouins, fellahs, habitants des villes, etc.
 
Mlle d'ALVERNY : W. Montgomery Watt a tout de même démontré la présence de vestiges de matriarcat au début de l'Islam, comme en témoignent, par exemple, les généalogies féminines.
 
M. Arnaldez : Le Prophète a tenté d'accentuer l'égalité entre les deux sexes, mais n'a pas été suivi, excepté dans le droit successoral où les « livres des ruses » (hiyal) furent néanmoins abondamment utilisés dans le sens d'une évolution vers le patriarcat. L'étude de ces « livres des ruses » reste à faire.
 
M. McGuire : Cette distinction entre la loi coranique et les lois postérieures qui restreignent les droits des femmes est intéressante, mais on peut se demander comment l'amour entre époux était possible dans une telle situation de subordination féminine.
 
M. Arnaldez : L'amour n'est jamais pris en considération dans l'institution du mariage où seules les relations fonctionnelles de justice et de coopération unissent les époux, si bien que dans la littérature on assiste, par réaction, à la recherche d'un véritable amour, amour idéal ne pouvant trouver aucune satisfaction dans la réunion charnelle.
 
Mme Paulmier : Quelle est, dans la littérature romanesque arabe, la condition juridique de la femme qu'on aime ? Esclave, femme répudiée, femme mariée ?
 
M. Arnaldez : L'amour est considéré hors du lien conjugal. Les liens affectifs se déploient avec les concubines, les esclaves chanteuses et danseuses pour lesquelles les poèmes étaient surtout écrits. On pouvait toutefois s'adresser, dans l'amour courtois, à des femmes libres et mariées. Mais il en va dans la poésie arabe comme dans la poésie occitane : on peut se demander si la femme chantée existe réellement.

(1) Arnaldez Roger. Statut juridique et sociologique de la femme en Islam. In: Cahiers de civilisation médiévale. 20e année (n°78-79), Avril-septembre 1977. pp. 131-143.

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Statut juridique et sociologique de la femme en Islam (Seconde partie)






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