Le drapeau chinois flotte derrière des barbelés dans une cité de Yangisar, au sud de Kashgar, dans la région occidentale du Xinjiang en Chine (4 juin 2019). Greg Baker/AFP
Par Dilnur Reyhan
Dilnur Reyhan est chercheuse post-doctorante en études ouïghoures à l'Université Libre de Bruxelles. Elle est Présidente de l'Institut Ouïghour d'Europe, membre du laboratoire EASt à l'ULB.
Cette article a déjà fait l'objet d'une publication sur le site The conversation sous licence Creative Commons (CC BY-ND).
Dilnur Reyhan est chercheuse post-doctorante en études ouïghoures à l'Université Libre de Bruxelles. Elle est Présidente de l'Institut Ouïghour d'Europe, membre du laboratoire EASt à l'ULB.
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La ville ouïghoure de Ghulja (Yining en chinois) a depuis longtemps la réputation d’être un centre de rébellion et de contestation contre le pouvoir chinois. Elle est aujourd’hui la préfecture de la région d’Ili, située à la frontière du Kazakhstan. Colonisée à la fin du XIXe siècle par l’empire russe, auquel elle a appartenu pendant dix ans, Ili est une porte d’entrée en Chine des influences occidentales, via l’Asie centrale russophone voisine. C’est aussi le berceau du djadidisme ouïghour, ce mouvement de renaissance qui s’est déployé au sein des peuples turcs entre 1890 et 1945, mené notamment par des intellectuels et hommes d’affaires désireux de réformer l’islam et la société musulmane et de moderniser cette région sur le modèle occidental. Le djadidisme a participé à l’éveil de la société ouïghoure et au début de sa lutte contre le colonialisme chinois. Une première rébellion a eu lieu dans le sud de la région, qui a donné la naissance à la première République turque islamique du Turkestan oriental (1933-1934), puis un seconde rébellion à la seconde République du Turkestan oriental (1944-1949) dans le nord, dont Ghulja était la capitale.
Les djadidistes ont été massivement chassés, emprisonnés et massacrés par les pouvoirs coloniaux chinois. Des intellectuels tels que Lutpulla Mutellip, Abduhaliq Uyghur, Telet Nasiri et Memtéli Tewpiq (l’auteur de l’hymne national du Turkestan oriental) ont été brûlés vifs. Les années 1930-1940 ont notamment été marquées par une terreur de l’État colonial surnommée « terreur blanche ».
La renaissance ouïghoure dans les années 1990
Ablimit Halis Hajim. Author provided
À partir des années 1990, dès que les hommes d’affaires ouïghours ont eu la possibilité de faire du commerce en dehors de la région, certains, notamment ceux de Ghulja, ont aussitôt investi dans la philanthropie pour inciter les jeunes Ouïghours à aller faire leurs études dans des universités de qualité pour qu’ils puissent espérer un futur brillant. Un premier fonds d’études supérieures a été créé dans ce but en 1994 par Ablimit Halis Hajim, un entrepreneur qui s’est enrichi dans l’immobilier : le fonds Halis.
Halis Hajim, qui était déjà connu comme un philanthrope par le soutien qu’il apportait aux initiatives en faveur du développement de l’identité culturelle ouïghoure, souhaitait également encourager les entrepreneurs ouïghours de toute la région, puisque son fonds était destiné non seulement aux élèves originaires de Ghulja mais à ceux de toute la région ouïghoure (Xinjiang en chinois).
En octobre 1994, quelque 1,5 million de soms (environ 200 000 euros) sont réunis pour ce premier fonds par plusieurs notables. Le pédagogue et figure publique Abduweli Muqiyit est embauché pour s’occuper de la gestion concrète du fonds. Ainsi, le recrutement, le choix des candidats, la communication autour du projet, la coordination avec les représentants des institutions publiques et privées sont tous confiés à Abduweli Muqiyit.
Ce n’était pas la première fois que Halis Hajim collaborait avec lui. Ce projet de fonds d’études avait été initié et souhaité par Halis Hajim dès 1985 ; il s’était alors rapproché de Muqiyit pour essayer de le mettre en œuvre, celui-ci se trouvant à l’époque à la tête de la direction de l’éducation de la ville de Ghulja. Cependant, le jeune entrepreneur ne disposait pas d’assez de fonds pour financer à long terme ce projet et la tentative avait finalement échoué. La seconde fois a été la bonne. Le fonds a commencé par permettre le retour à l’école de 800 élèves qui n’auraient pas pu continuer leurs études par manque d’argent. Cependant, le fonds a particulièrement privilégié un prêt de financement attribué à chaque étudiant ouïghour inscrit dans l’enseignement supérieur.
Un an après la fondation du Fond de Halis d’Ili, un autre jeune entrepreneur de Ghulja, Nurtay Hajim Iskender, a fondé la première école d’orphelins qui porte son nom. Comme pour le projet de Halis, Abduweli Muqiyit a accepté de piloter la réalisation de cet immense chantier : le fonctionnement de l’école, la coordination avec l’État et les médias, le recrutement des professeurs, le budget prévisionnel, la sélection des élèves et même le choix de l’emplacement de l’école.Ainsi, le beau quartier fleuri et calme sur la grande avenue du fleuve d’Ili, un peu éloigné du centre bruyant de la ville a été choisi pour construire un bâtiment qui reprend à la fois les traits traditionnels de l’architecture ouïghoure et des aspects plus modernes.
Nurtay Hajim Iskender a déposé 1,5 million de soms sur la table, suivi d’autres entrepreneurs ouïghours d’Ili. L’école a recruté 60 élèves orphelins dans un premier temps ; ce chiffre est très vite monté à plusieurs centaines les années suivantes. L’ensemble de leurs besoins depuis l’école primaire jusqu’à leur fin d’études universitaires sont pris en charge par Nurtay Hajim, accompagné et soutenu financièrement par d’autres philanthropes ouïghours. Tous ces enfants appelaient Nurtay Hajim « papa ».
La réputation de Nurtay Hajim est désormais célèbre non seulement dans la région d’Ili mais à travers tout le pays ouïghour. D’ailleurs, son école des orphelins n’accepte plus uniquement des orphelins de l’Ili mais de toute la région ouïghoure. Ainsi, Nurtay Hajim et Ablimit Halis Hajim sont devenus les représentants et les symboles des entrepreneurs progressistes, comme à l’époque djadidiste. De plus en plus d’entrepreneurs ouïghours ont commencé investir dans des projets similaires. Parmi eux, Memtimin Tewekkül a fondé en 1998, une première crèche privée ouïghoure moderne inspirée des modèles occidentaux. Le temps des répressions
Le temps des répressions
En février 1997, la ville de Ghulja a connu une manifestation de jeunes Ouïghours contre le colonialisme chinois, réprimée dans le sang par l’armée chinoise. La terreur d’État a semé la peur dans la ville au cours des mois suivants, marqués par des arrestations massives d’intellectuels, de religieux mais aussi d’hommes d’affaires, dont Nurtay Hajim. Le nombre de Ouïghours disparus ou morts dans les prisons n’est toujours pas connu, mais la majorité des foyers ouïghours de Ghulja a perdu un ou plusieurs membres, souvent des jeunes hommes. Un de mes cousins lointains, interpellé par la police dans la rue alors qu’il allait acheter du pain, a été relâché un mois après son arrestation. Devenu fou sous la torture, il a disparu définitivement peu de temps après. Mon oncle, maire adjoint d’un arrondissement, a été arrêté avec une trentaine de jeunes professeurs des écoles. Il est sorti de prison après huit mois de détention, amaigri et gravement malade. Nurtay Hajim, lui, est finalement relâché après quelques mois de prison.
En 2017, lorsque l’État chinois a relancé la terreur d’État en ciblant d’abord les intellectuels, les notables religieux et les hommes d’affaires, Nurtay Hajim Iskender a été une nouvelle fois mis sous les verrous. Cette fois, la répression est encore plus féroce. Personne n’est à l’abri. L’école des orphelins de Nurtay Hajim a été fermée et transformée en camp de concentration. Nous avons appris que la quasi-totalité des professeurs de cette école ont également été arrêtés. Nous n’avons aucune nouvelle concernant les élèves.
Abduweli Muqiyit a été naturellement victime de cette terreur rouge. Descendant d’un grand-père qui avait servi dans le gouvernement de la République du Turkestan oriental, Abduweli Muqiyit a d’abord enseigné dans les écoles primaires et secondaires avant d’être désigné à la tête de la direction de l’éducation de la ville de Ghulja. À la fin de sa carrière, il était devenu responsable de la section ouïghoure de la direction audiovisuelle de la ville. C’est également un brillant orateur qui a donné d’innombrables conférences sur le rôle des enseignants et l’éducation ouïghoure. En 2002, il a initié et organisé le 100e anniversaire de l’école N°2 de Ghulja, une combinaison du collège et lycée, la plus ancienne de la région ouïghoure. En 2014, il a fondé la librairie Bilal Nazimi, la plus grande et la plus moderne librairie privée non seulement de Ghulja mais aussi de toute la région ouïghoure. Très vite, cette librairie est devenue un lieu de rendez-vous incontournable pour de nombreux Ouïghours de différentes couches sociales qui venaient y écouter des conférenciers venant de partout.
Les informations sur ce qui se passe réellement dans la région ouïghoure, la zone la plus surveillée au monde, sont extrêmement difficiles à obtenir. Nous apprenons bien tardivement l’arrestation, la condamnation, la disparition ou la mort de nos proches sur place. Cette situation de verrouillage extrême de la Chine sur l’information concernant la région ouïghoure en général et les camps de détention en particulier donne naissance à de nombreuses rumeurs qui se révèlent parfois mensongères mais qui reflètent souvent la réalité. Ainsi, des rumeurs sur la mort de Nurtay Hajim en détention ont circulé pendant un certain temps dans la diaspora, de même que pour le célèbre musicien et chanteur Abduréhim Héyit. Des proches de Nurtay Hajim ont démenti l’information. Aujourd’hui, nous avons appris encore par voie non officielle la condamnation à perpétuité de Nurtay Hajim et d’Abduweli Muqiyit. La Chine ne faisant aucune déclaration officielle sur ces questions, nous ne pouvons toujours pas confirmer cette information. Quant à Ablimit Halis Hajim, ses enfants à l’étranger n’ont aucune nouvelle de lui.
D’une terreur à l’autre
Ces trois hommes étaient les piliers de l’éducation nationale ouïghoure en dehors du cadre étatique, les bâtisseurs de la société civile, les pionniers du néo-djadidisme. Ils avaient donné l’exemple à de nombreux autres entrepreneurs et artistes ouïghours désireux de moderniser une société ouïghoure qui avait commencé à se construire sur une nouvelle base, à la fois fièrement traditionnelle et moderne. À la fin des années 1930 et au début des années 1940, le gouverneur chinois de la région ouïghoure, Sheng Shicai, avait mené une politique d’éradication de toute la classe intellectuelle et bourgeoise ouïghoure afin de rendre ce peuple éternellement esclave.
Cette période noire de « terreur blanche » est réapparue avec Chen Quanguo, sous les ordres de Xi Jinping, mettant à terre l’ensemble de la classe intellectuelle et bourgeoisie ouïghoure. L’arrestation et disparition de ces trois grands hommes de Ghulja est le symbole de la terreur d’État, rouge cette fois, de la Chine communiste.