Harry Munt, The Holy City of Medina. Sacred Space in Early Islamic Arabia, Cambridge University Press, 2014, 218 pages.
L’ouvrage d’Harry Munt est issu d’une thèse dirigée par Chase Robinson. La recherche porte sur Médine, communément connue comme la cité qui accueillit Muḥammad à la suite de sa Hijra en 1/622. L’étude se décline en six chapitres.
Le premier chapitre permet de contextualiser l’étude en abordant les espaces sacrés dans le Ḥijāz préislamique. Tout en soulevant les difficultés d’aborder cette question, HM rappelle que des enclaves protégées existaient dans cette région : les sanctuaires, les ḥaram et les ḥimā. La Mecque fut ainsi loin d’être le seul ḥaram du Ḥijāz tardo-antique. En croisant les sources islamiques qui gardent sans doute la trace des pratiques préislamiques avec des sources antiques et les inscriptions sudarabiques, HM met en lumière leur fonctionnement : l’interdiction de combattre et d’ôter la vie, celle de se disputer et d’élever la voix, celle de chasser, celle de couper les plantes et les arbres, l’exclusion des personnes « impures » et leurs fonctions ( conclure un traité, les fonctions économiques et sociales quoiqu’en dise le droit musulman qui prohibe les pratiques commerciales). Il est impossible de dater et reconstituer le rituel de fondation d’un ḥaram préislamique, mais leur émergence s’explique probablement par une volonté de réguler les conflits tribaux et intertribaux.
Le second chapitre aborde la création du ḥaram de Médine. Rien ne permet d’attester l’existence d’espaces sacrés dans l’oasis avant l’Hégire. Ibn al Kalbī place d’ailleurs le sanctuaire des Aws et des Ḫadzrāgj loin de l’oasis, à proximité de la mer Rouge. Le Pacte de Médine témoigne du fait que Muḥammad joua un rôle determinant en la matière. Pour HM, il s’agit d’un prolongement des pratiques préislamiques, Muḥammad souhaitant sans doute mettre fin aux conflits internes de l’oasis en y prohibant la violence. L’enjeu était aussi politico-religieux : chassé du ḥaram mecquois, Muḥammad souhaitait s’appuyer sur un autre espace sacré afin de renforcer son prestige. En s’appuyant sur l’étude de M. Lecker (2004), HM situe ce ḥaram au nord de la Safila, là où les enjeux économiques étaient importants. Par ce choix, Muḥammad ne faisait que prolonger les pratiques du Ḥijāz préislamique en maintenant un système économique et social basé sur un espace sacré.
Le premier chapitre permet de contextualiser l’étude en abordant les espaces sacrés dans le Ḥijāz préislamique. Tout en soulevant les difficultés d’aborder cette question, HM rappelle que des enclaves protégées existaient dans cette région : les sanctuaires, les ḥaram et les ḥimā. La Mecque fut ainsi loin d’être le seul ḥaram du Ḥijāz tardo-antique. En croisant les sources islamiques qui gardent sans doute la trace des pratiques préislamiques avec des sources antiques et les inscriptions sudarabiques, HM met en lumière leur fonctionnement : l’interdiction de combattre et d’ôter la vie, celle de se disputer et d’élever la voix, celle de chasser, celle de couper les plantes et les arbres, l’exclusion des personnes « impures » et leurs fonctions ( conclure un traité, les fonctions économiques et sociales quoiqu’en dise le droit musulman qui prohibe les pratiques commerciales). Il est impossible de dater et reconstituer le rituel de fondation d’un ḥaram préislamique, mais leur émergence s’explique probablement par une volonté de réguler les conflits tribaux et intertribaux.
Le second chapitre aborde la création du ḥaram de Médine. Rien ne permet d’attester l’existence d’espaces sacrés dans l’oasis avant l’Hégire. Ibn al Kalbī place d’ailleurs le sanctuaire des Aws et des Ḫadzrāgj loin de l’oasis, à proximité de la mer Rouge. Le Pacte de Médine témoigne du fait que Muḥammad joua un rôle determinant en la matière. Pour HM, il s’agit d’un prolongement des pratiques préislamiques, Muḥammad souhaitant sans doute mettre fin aux conflits internes de l’oasis en y prohibant la violence. L’enjeu était aussi politico-religieux : chassé du ḥaram mecquois, Muḥammad souhaitait s’appuyer sur un autre espace sacré afin de renforcer son prestige. En s’appuyant sur l’étude de M. Lecker (2004), HM situe ce ḥaram au nord de la Safila, là où les enjeux économiques étaient importants. Par ce choix, Muḥammad ne faisait que prolonger les pratiques du Ḥijāz préislamique en maintenant un système économique et social basé sur un espace sacré.
Harry Munt
Le troisième chapitre est consacré aux débats portant sur la sacralité de Médine. Les transmetteurs de ḥadīṯ-s et les historiens locaux du II/VIII siècle ont tenté de définir avec plus de précisions les frontières des interdictions. La grande confusion qui règne dans les sources à ce propos amènent l’auteur à considérer que les frontières de l’espace sacré médinois furent altérées et fréquemment renégociés depuis le Pacte de Médine. Ce constat transparaît en outre à travers le débat questionnant l’existence d’un ḥaram. Si les Ḥanbalites, les Shāfi‘ītes et les Mālikītes ne la remettent pas en question, les Ḥanafītes, à l’image de Abū Ja‘far al-Ṭahāwī (m. 321/933) ont effectivement réfuté le fait que Médine est un ḥaram comme Mecca. Les traditionnistes chiites ont aussi débattu sur cette question, mais avec des préoccupations différentes de celles observées chez les proto-sunnites et les sunnites. En outre, HM rappelle que de nombreux combats ont eu lieu à Médine au I-II/VII-VIII. Il est possible que les souverains et les officiels ne furent pas au courant des mesures régulant la violence à Médine, mais il est bien plus probable qu’ils prirent tout simplement des distances avec elles.
Le quatrième chapitre étudie la construction d’une topographie sacrée médinoise.HM s’intéresse tout d’abord aux histoires locales de Médine. Hormis le Ta’rīḫ al-Madīna al -munawwara de ʿUmar b. Shabba (m.262/876), les autres sources ne nous sont parvenues que de manière indirecte, dans des documents d’époque ayyoubide et mamelouke : le Wafā al- Wafā bi- aḫbār dār al-muṣ ṭafā d’al-Samhūdī (m. 911/1506), les Aḫbār al-Madīna d’Ibn Zabala (m. après 199/814), l’œuvre du Alide Abū al-Ḥusayn Yaḥyā b. al-Ḥasan al-ʿAqīqī (m. 277/891). HM montre, tout en rappelant que notre connaissance des modalités du développement urbain de Médine s’appuie strictement sur les sources écrites, que certaines descriptions évoquées n’ont pas de présence tangible au II/VIII siècle ; elles participent de la représentation d’un paysage idéal au sein duquel les manifestations de la présence du Prophète sont encore visibles. C’est par exemple le cas de la colonne du sud de la mosquée du Prophète appelée al-miṭmār d’où Bilal est supposé avoir fait l’appel à la prière. Ibn Zabala affirme qu’on peut encore la voir de la maison de ʿUbayd Allāh b. ʿAbd Allāh b. ʿUmar. Le chapitre questionne aussi le rôle joué par le pouvoir dès le I/VII siècle. Les traces d’intervention de Muʿāwiya et de Marwān existent mais nous ne possédons pas de signes d’un programme significatif. Ibn al-Zubayr est aussi considéré comme un promoteur de certains sites sacrés médinois ; il apparaît d’ailleurs dans les chaînes de transmission (isnād) concernant les mérites de Médine chez al-Bukhārī. Les premières traces d’un véritable patronage califal des sites sacrés de Médine et de ses alentours apparaissent avec al-Walīd.
Le quatrième chapitre étudie la construction d’une topographie sacrée médinoise.HM s’intéresse tout d’abord aux histoires locales de Médine. Hormis le Ta’rīḫ al-Madīna al -munawwara de ʿUmar b. Shabba (m.262/876), les autres sources ne nous sont parvenues que de manière indirecte, dans des documents d’époque ayyoubide et mamelouke : le Wafā al- Wafā bi- aḫbār dār al-muṣ ṭafā d’al-Samhūdī (m. 911/1506), les Aḫbār al-Madīna d’Ibn Zabala (m. après 199/814), l’œuvre du Alide Abū al-Ḥusayn Yaḥyā b. al-Ḥasan al-ʿAqīqī (m. 277/891). HM montre, tout en rappelant que notre connaissance des modalités du développement urbain de Médine s’appuie strictement sur les sources écrites, que certaines descriptions évoquées n’ont pas de présence tangible au II/VIII siècle ; elles participent de la représentation d’un paysage idéal au sein duquel les manifestations de la présence du Prophète sont encore visibles. C’est par exemple le cas de la colonne du sud de la mosquée du Prophète appelée al-miṭmār d’où Bilal est supposé avoir fait l’appel à la prière. Ibn Zabala affirme qu’on peut encore la voir de la maison de ʿUbayd Allāh b. ʿAbd Allāh b. ʿUmar. Le chapitre questionne aussi le rôle joué par le pouvoir dès le I/VII siècle. Les traces d’intervention de Muʿāwiya et de Marwān existent mais nous ne possédons pas de signes d’un programme significatif. Ibn al-Zubayr est aussi considéré comme un promoteur de certains sites sacrés médinois ; il apparaît d’ailleurs dans les chaînes de transmission (isnād) concernant les mérites de Médine chez al-Bukhārī. Les premières traces d’un véritable patronage califal des sites sacrés de Médine et de ses alentours apparaissent avec al-Walīd.
Le cinquième chapitre montre comment les traditionnistes ont voulu se situer dans les pas du Prophète. Les auteurs du III/IX ont inclus de nombreuses traditions encourageant les visites pieuses dans certains sites médinois associés à la trajectoire du Prophète. Des hadiths prétendent par exemple qu’une prière accomplie à Qubā’ est plus méritoire qu’une accomplie à Jérusalem. D’autres récits invitent à visiter les tombes des martyrs d’Uḥud et celles des Compagnons et des tābiʿūn à Baqīʿ al-Gharqad, situées à l’est de la mosquée du Prophète. Les auteurs chiites, en particulier imamites, encouragèrent les visites pieuses à Médine avec une focalisation sur la mosquée du Prophète et les tombes. Les discussions de Kulaynῑ (m. 329/941) et de l’ismaélien al-Qāḍī al-Nuʿmān (m. 363/974) au sujet de Médine peuvent être considérés comme des guides véhiculant des conseils sur les lieux à visiter (la mosquée de Qubā’, les tombes des martyrs d’Uhud etc). En dehors de la tradition chiite, il y a d’ailleurs peu d’évidences de guides de pèlerinages. Ces incitations au pèlerinage médinois engendrèrent des controverses théologiques. Le cordouan Ibn Waḍḍāh (m. 297/900) développe un chapitre condamnant cette pratique dont on trouve aussi des échos dans le Muṣanaf de 'Abd al-Razzaq al-San'anῑ (m. 211/827) et dans celui d’Ibn Abῑ Shayba (m. 235/849). Des ouvrages plus tardifs, ceux de Abū al-Yumn b. ‘Asākir (m. 687/1288) et Taqῑ al -Dῑn Subkῑ(m.756/1355) [1] encouragent notamment la visite controversée [2] de la tombe du Prophète tout en expliquant comment elle devait être effectuée.
Le dernier chapitre se focalise sur l’émergence de Médine comme ville sacrée. L’auteur tente de comprendre pourquoi et comment les califes et les traditionnistes ont promu des espaces sacrés à Médine. Les califes ont, par leur politique de patronage, voulu créer un lien entre eux et l’héritage du Prophète. Le calife omeyyade al-Walῑd et son gouverneur de Médine ‘Umar b. ‘Abd al-Azῑz ont ainsi joué un rôle fondamental dans la fondation de la mosquée du Prophète. Les Abbāssides avaient plus intérêt encore à promouvoir un tel rapprochement. Pour ne citer qu’un exemple, deux inscriptions mentionnent la titulature d’al-Mansūr établissent des liens étroits entre ce dernier et la mosquée du Prophète peu de temps après la révolte de Nafs Zakiya.
Par sa confrontation avec les sources préislamiques (les inscriptions), tout en prenant en compte les débats qui ont jalonné la discipline, l’auteur inscrit l’émergence de la ville sainte de Médine dans le contexte tardo-antique. L’étude est particulièrement pertinente en ce sens qu’elle tente de reconstituer le rôle qu’ont pu jouer les différents détenteurs du pouvoir tout en mettant en lumière la sacralisation discursive mise en œuvre par les traditionnistes. Sur ce dernier point, il faut particulièrement saluer la prise en compte des controverses théologiques.
Le dernier chapitre se focalise sur l’émergence de Médine comme ville sacrée. L’auteur tente de comprendre pourquoi et comment les califes et les traditionnistes ont promu des espaces sacrés à Médine. Les califes ont, par leur politique de patronage, voulu créer un lien entre eux et l’héritage du Prophète. Le calife omeyyade al-Walῑd et son gouverneur de Médine ‘Umar b. ‘Abd al-Azῑz ont ainsi joué un rôle fondamental dans la fondation de la mosquée du Prophète. Les Abbāssides avaient plus intérêt encore à promouvoir un tel rapprochement. Pour ne citer qu’un exemple, deux inscriptions mentionnent la titulature d’al-Mansūr établissent des liens étroits entre ce dernier et la mosquée du Prophète peu de temps après la révolte de Nafs Zakiya.
Par sa confrontation avec les sources préislamiques (les inscriptions), tout en prenant en compte les débats qui ont jalonné la discipline, l’auteur inscrit l’émergence de la ville sainte de Médine dans le contexte tardo-antique. L’étude est particulièrement pertinente en ce sens qu’elle tente de reconstituer le rôle qu’ont pu jouer les différents détenteurs du pouvoir tout en mettant en lumière la sacralisation discursive mise en œuvre par les traditionnistes. Sur ce dernier point, il faut particulièrement saluer la prise en compte des controverses théologiques.
Comme tout excellent livre, celui de HM n’est pas exempt de critiques. Il est notamment dommage qu’il ne s’intéresse pas aux représentations discursives des combats qui se sont déroulés à Médine au I-II/VII-VIII. La documentation historiographique offre pourtant la matière nécessaire pour effectuer ce travail. Pour ne donner qu’un exemple, prenons le cas de la bataille d’al- Ḥarra (64/683) telle qu’est nous est rapportée dans la chronique de Khalīfa b. Khayyāṭ. Ce dernier établit une liste précise et dense des personnes [3] mortes à cette occasion face aux troupes umayyades de Muslim b. ʿUqba. Cette préservation de la mémoire des martyrs d’al- Ḥarra ne peut-elle pas se lire comme un prolongement ou un miroir de la sacralité de la ville bafouée par le jund umayyade ? Évoquant la mort de Muslim b. ʿUqba, Khalīfa b. Khayyāṭ le maudit de manière explicite (qāla Khalīfa), signe de sa condamnation de l’attaque contre Médine [4].
Si comme le laisse entendre le titre de la conclusion, HM a montré comment Yathrib est devenue la cité du Prophète, on aurait pourtant aimé qu’il accorde davantage de place au couple Yathrib/Médine. Une question fondamentale reste ainsi ainsi sans réponse : à partir de quand et selon quelles modalités le nom de Médine prend -il le dessus sur celui de Yathrib dans les sources ? Nous espérons que l’auteur creusera davantage cette question dans des études postérieures.
Le sujet est un d’un grand intérêt et nous apporte des éclaircissements sur un angle mort de la recherche académique consacrée aux premiers siècles de l’islam. Grâce à son ambitieux et rigoureux travail, le livre d’HM renouvelle profondément nos connaissances sur l’émergence et le processus de sacralisation de l’oasis de Yathrib/Médine. Nous en recommandons vivement la lecture.
Si comme le laisse entendre le titre de la conclusion, HM a montré comment Yathrib est devenue la cité du Prophète, on aurait pourtant aimé qu’il accorde davantage de place au couple Yathrib/Médine. Une question fondamentale reste ainsi ainsi sans réponse : à partir de quand et selon quelles modalités le nom de Médine prend -il le dessus sur celui de Yathrib dans les sources ? Nous espérons que l’auteur creusera davantage cette question dans des études postérieures.
Le sujet est un d’un grand intérêt et nous apporte des éclaircissements sur un angle mort de la recherche académique consacrée aux premiers siècles de l’islam. Grâce à son ambitieux et rigoureux travail, le livre d’HM renouvelle profondément nos connaissances sur l’émergence et le processus de sacralisation de l’oasis de Yathrib/Médine. Nous en recommandons vivement la lecture.
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[1] Son ouvrage réfute en particulier les fameuses critiques d’Ibn Taymiyya (m. 728/1328) au sujet de la visite de Médine. Harry Munt, p. 129.
[2] Harry Munt note par exemple que Mālik b. Anas est connu pour avoir désapprouvé la visite de la tombe du Prophète. Ibid, p. 131.
[3] Classées selon une logique tribale (Qoreychites et Anṣārs). Khalīfa b. Khayyāṭ, Taʾrīḫ, éd. Akram Diyaʾ al-’Umarī, Najaf, Dār al-ādāb, 1967, II, p. 240-251
[4] Ibid, p. 254.
[1] Son ouvrage réfute en particulier les fameuses critiques d’Ibn Taymiyya (m. 728/1328) au sujet de la visite de Médine. Harry Munt, p. 129.
[2] Harry Munt note par exemple que Mālik b. Anas est connu pour avoir désapprouvé la visite de la tombe du Prophète. Ibid, p. 131.
[3] Classées selon une logique tribale (Qoreychites et Anṣārs). Khalīfa b. Khayyāṭ, Taʾrīḫ, éd. Akram Diyaʾ al-’Umarī, Najaf, Dār al-ādāb, 1967, II, p. 240-251
[4] Ibid, p. 254.