Les cahiers de l'Islam
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Vendredi 5 Juin 2020

CALABRESE Erminia Chiara, Militer au Hezbollah. Ethnographie d’un engagement dans la banlieue sud de Beyrouth.



[...] cette publication présente un caractère de nouveauté qui fait son grand intérêt. Non seulement Calabrese utilise abondamment et à bon escient des écrits en arabe sur le Parti – ceux de responsables comme l’indispensable Naïm Qassem (2008) ainsi que des documents des institutions, des centres de recherche et la presse du Parti – mais elle se fonde sur des ouvrages de référence comme la somme de Abu Rida (2012). Plus encore, [...] Calabrese a mené des dizaines d’entretiens semi-directifs en arabe dans la société hezbollahie qui était devenue son milieu d’accueil. Grâce à une confiance patiemment construite, la parole de ses interlocuteurs est une véritable mine. Elle donne à entendre l’intelligence, la liberté et les convictions de gens ordinaires – membres (acdhâ’), partisans (munâsirûn) ou sympathisants (mucâyyidûn) du Hezbollah [...].
Elizabeth Picard
 
Cette recension a déjà fait l'objet d'une publication dans la Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée , 144 | novembre 2018 sous licence Creative Commons (BY NC SA).

Broché: 280 pages
Editeur :
Karthala (23 septembre 2016)
Collection : Hommes et Sociétés
Langue : Français
ISBN-13:
978-2811117252

    Par Elizabeth Picard
    
    Encore un ouvrage sur le Hezbollah ! Le repli du Parti sur lui-même et sa méfiance accrue envers les journalistes et les chercheurs suite à la guerre israélienne au Liban de l’été 2006 n’ont pas tari les publications sur ce parti. Ces dernières années, les travaux universitaires et thèses d’étudiants balaient un spectre large : notamment l’appropriation d’un territoire (Harb & Deeb, 2010), l’entreprise de reconstruction des zones dévastées (Chapuis, 2015), les médias (Lamloum, 2008), la vie universitaire (Charaf, 2013), l’éducation (Le Thomas, 2012), la culture du martyr (Chaib, 2014), la culture de résistance au Liban Sud (Coëffic, en préparation). Un livre comme celui d'Aurélie Daher (2014) est même l’occasion de proposer une chronique de la vie politique libanaise entre 2005 et 2011. Les études dites de géopolitique sont plus nombreuses et répétitives encore. Tandis que l’ouvrage dirigé avec rigueur par Sabrina Mervin (2008) offre un « état des lieux » synthétique.

     Pourtant, comme l’indique Mervin elle-même dans sa préface (p. 15-17) au livre de Chiara Calabrese, cette publication présente un caractère de nouveauté qui fait son grand intérêt. Non seulement Calabrese utilise abondamment et à bon escient des écrits en arabe sur le Parti – ceux de responsables comme l’indispensable Naïm Qassem (2008) ainsi que des documents des institutions, des centres de recherche et la presse du Parti – mais elle se fonde sur des ouvrages de référence comme la somme de Abu Rida (2012). Plus encore, la thèse de Calabrese et l’ouvrage qui en est issu s’appuient sur un long séjour à Tyr où elle a été enseignante, suivi d’une enquête en immersion de près de six ans (2005-2011) dans la dhahiye, la banlieue sud de Beyrouth peuplée majoritairement de chiites et fief des institutions du Hezbollah. Calabrese a mené des dizaines d’entretiens semi-directifs en arabe dans la société hezbollahie qui était devenue son milieu d’accueil. Grâce à une confiance patiemment construite, la parole de ses interlocuteurs est une véritable mine. Elle donne à entendre l’intelligence, la liberté et les convictions de gens ordinaires – membres (a
'dhâ’), partisans (munâsirûn) ou sympathisants (mucâyyidûn) du Hezbollah – interrogés sur leur histoire de vie, sur leur engagement religieux, politique et social, sur les dirigeants du Parti et sa gouvernance, sur les modalités de leur militance. En contrepoint, elle a rencontré des cadres du Parti, députés, responsables de médias ou de diverses institutions, ainsi que des membres des instances dirigeantes, qui corroborent et explicitent les déclarations de ses interlocuteurs.

     Si donc le premier chapitre sur l’appropriation par le Hezbollah du champ communautaire chiite à partir de 1982, est peu original (bien que dense et précis), les quatre chapitres (2, 3, 4 et 6) qui constituent le cœur de la démonstration s’inscrivent pleinement dans des questionnements sur l’engagement, la formation et l’investissement militant en se rattachant à plusieurs courant de la sociologie de l’engagement et des mouvements sociaux, notamment aux travaux de Pudal, de Sawicki et de Fillieule. Car la démarche de Calabrese consiste à inverser la perspective « en déplaçant l’échelle d’analyse au niveau des militants » (p. 220) sans omettre de l’articuler aux stratégies organisationnelles du Hezbollah, dans une perspective interactionniste (p. 25). Le texte est donc tissé de passionnants extraits d’entretiens menés sur un mode réitéré au cours de l’enquête. Son édition aurait d’ailleurs gagné à gommer les répétitions des mêmes citations dans les différents chapitres, et les paraphrases des citations avant et après celles-ci.

     L’enquête croise l’étude de trajectoires personnelles avec l’environnement et les contingences du moment, en particulier les « possibles politiques », selon la formule de Fillieule et Bennani-Chraibi (2003, p. 115). Une hypothèse centrale de l’analyse est qu’au sein de la « société partisane » hezbollahie partageant une commune identité sociopolitique, règne une « hétérogénéité » des formes d’engagement et d’attachement au Parti : en fonction de l’héritage familial, de l’éducation, de la distinction entre combattants et civils (plus qu’entre clercs et laïques), de l’appartenance à une cohorte générationnelle (celle qui est entrée au Parti dans les années 1980, celles des adhérents enthousiastes de la libération de 2000 et de ceux que la résistance dans la guerre de l’été 2006 a convaincus ; voir p. 91-100) ; en fonction aussi de la classe sociale même si ce constat est peu documenté car la plupart des interviewés appartiennent plutôt aux couches moyennes récemment installées dans la dhahiyeh ; et bien sûr du genre (p. 175-179 après une référence judicieuse à l’ouvrage de Mahmood sur le féminisme islamique en Égypte – soit en milieu sunnite). Une mention spéciale doit de plus être faite de l’appartenance locale puisque l’enquête est enracinée dans la banlieue sud de Beyrouth (la dhahiyeh) que Calabrese présente finement et dont elle explique à la fois la spécificité et la représentativité générale des chiites libanais et du Hezbollah (p. 83-91).

     Tandis que les dispositifs de socialisation du Parti sont évoqués dès les pages 100-107 du chapitre 2 qui traite de l’entrée dans le Parti, l’excellent chapitre 3 articule une présentation de la formation militante et une analyse documentée des entretiens sur les diverses modalités d’engagement. L’enquête de caractère ethnologique est encore plus affirmée dans le chapitre 4 consacré à la production symbolique d’un « univers de sens » partagé. Si bien que le chapitre 6 explore les dimensions d’une « culture de la Résistance » (ce dernier terme se substituant presque au nom du Parti) combinant le militaro-politique (face à Israël mais aussi aux adversaires libanais), le religieux, c’est-à-dire le chiisme version Khomeyni, et le social, dans une société qualifiée par le Parti « d’excellence morale ». S’intercale le chapitre 5 consacré au leadership du sayyid Hassan Nasrallah. Par ses cheminements à travers les territoires chiites du Liban (de la banlieue nord de Beyrouth à Bazouriyeh au Sud, puis de la Beqaa à la dhahiyeh), entre vocation militaire et formation religieuse (à Najaf et à Qom), fort de l’humanité de son statut de « père de martyr » mais aussi grâce à ses formidables talents de communiquant, Nasrallah, explique Calabrese, rompt avec la figure traditionnelle du za'îm et inaugure un leadership sans domination ni exploitation au sein de ses partisans.

     La rédaction précise et limpide de Calabrese éclaire judicieusement des éléments et caractéristiques du Parti : la relation entre chiisme et résistance contre Israël dont plusieurs interviewés racontent qu’elle les a naturellement amenés à déserter les partis laïques de gauche (en particulier le PC) après que le Hezbollah a pris racine dans les milieux chiites de la Beqaa en 1982-1985. Ses interlocuteurs lui expliquent que la résistance n’a commencé « ni en 1978 ni en 1982 » mais en 1948, avec la première guerre de Palestine. C’est donc elle qui est centrale, voire première (avant l’identité chiite) dans la formation idéologique du mouvement.

      Les entretiens clarifient aussi la question de la marjaciyya et pointe les contradictions, voire les problèmes qu’elle peut susciter : le Parti a adopté la marjaciyya de Khomeyni puis de son successeur Khamenei. Son Secrétaire général Hassan Nasrallah est d’ailleurs le représentant (wakîl) de Khamenei au Liban depuis 1995, si bien que les prises de position et les stratégies du Parti sont clairement marquées du sceau de l’agrément du pouvoir iranien. Toutefois, un partisan du Hezbollah peut choisir librement son marjac et nombre de chiites libanais se réfèrent encore à l’enseignement de Mohammad Hussein Fadhlallah (mort en 2010) ou à celui de Ali Sistani, ce qui a entre autres conséquences de faire perdre au Hezbollah une part du khoms, l’impôt islamique versé par les membres de la communauté à leur autorité religieuse.

      Les interlocuteurs de Calabrese détaillent la démarche par étapes de la sélection et la formation des militants par le Parti. L’histoire et la doctrine chiite (revisitée par la révolution islamique d’Iran) sont au cœur de ses enseignements. Après le retrait israélien du Sud en mai 2000 et au moins jusqu’à la guerre de l’été 2006, le Parti a mis l’accent sur la culture chiite entendue bien plus largement qu’un enseignement doctrinal : comme une vision du monde morale, sociale et politique, voire comme une praxis. Alors que le Parti, par la voix de son Secrétaire général, s’affirme en 2006 pleinement libanais, des thèmes comme la relation entre pouvoir et corruption (qui est au cœur du clientélisme exercé par les zu'amâ’ – les patrons communautaires) ou la place des femmes (élevée mais séparée, d’autant qu’elles sont tenues à l’écart de la lutte armée) mettent en exergue la différence et la supériorité éthique revendiquée par le Parti, voire par la communauté chiite.

      Un autre thème abordé dans les entretiens est celui de la médiation indispensable d’un délégué chargé de repérer et d’approcher des adhérents potentiels ainsi que le rôle des services de sécurité du Parti qui scrutent longuement les individus avant de les admettre dans une formation (p. 112-114). Calabrese évoque la « remise de soi » des militants à leur Parti comme une démarche volontaire et positive. Elle utilise aussi en plusieurs endroits les adjectifs « total » et « totalisant » pour qualifier les interactions du Parti et des militants. Elle évoque les techniques de renforcement de l’adhésion individuelle et de l’appartenance collective, notamment l’organisation de manifestations géantes réglées au millimètre, dont le Hezbollah s’est fait l’expert, en particulier dans les quartiers densément peuplés de la dhahiyeh. Mais puisqu’elle mentionne sans s’y attarder des contestations au sein de la communauté chiite (il ne s’agit pas ici de l’appartenance au mouvement Amal tolérée par le Hezbollah dans une perspective de stratégie électorale, d’accès aux services publics et de conquête du pouvoir politique), le qualificatif « totalitaire » appliqué au Hezbollah par certains intellectuels dissidents chiites aurait mérité d’être discuté ainsi que la nature des objectifs que le Parti dit placer au cœur de son action, et dont les individus (les militants et aussi les chiites en général) ne seraient alors que les instruments.

     De fait, l’immersion de Calabrese au sein de la société de la dhahiyeh et sa volonté de compréhension de l’intérieur posent des limites à son étude puisqu’elle n’a interrogé ni critiques sur la scène libanaise ni dissidents en milieu chiite. Elle estime d’ailleurs que la dissidence et encore plus la défection (p. 237), sont improbables tant est « englobant » le faisceau de croyances, de contrôles sociaux et de normes « naturalisées » tissé par le parti. Elle conclut même en faisant l’hypothèse que l’implication militaire du Hezbollah dans la crise syrienne depuis 2013 renforce plutôt qu’il ne l’ébranle, ce consensus forcé.

      Une comparaison au plus près (il est fait référence au militantisme dans le PCF à plusieurs reprises) serait sans doute éclairante. D’une part, Calabrese pourrait questionner plus concrètement le lien d’échange de loyauté et d’avantages matériels et symbolique entre le Parti, les militants et les sympathisants. Un lien que le Parti proclame dénué de toute dimension clientéliste et en veut pour preuve qu’il sert d’abord ses propres militants (p. 145-148). Or, les travaux de Mélanie Cammet et la thèse de Julie Chapuis montrent a contrario une stratégie de redistribution rarement dénuée d’objectifs électoraux.

     D’autre part, elle pourrait confronter son enquête et ses analyses à celles qui ont été menées auprès de la jeunesse étudiante militante au Liban dans les mêmes années, par Raed al-Droubi Charaf et par Bruno Lefort. Avec un grand talent d’anthropologue, Charaf dépeint les contradictions et les tiraillements des étudiants de la section des Beaux-Arts de l’Université Libanaise à Hadeth, entre leur appartenance communautaire (ils sont majoritairement chiites) et leur ouverture au monde de la création. Il propose une subtile réflexion sur la marginalité du Hezbollah sur la scène sociale libanaise en dépit de sa centralité politique. 13Le travail de thèse de Lefort, restitué ensuite dans plusieurs articles, est lui aussi tissé d’entretiens approfondis visant à éclairer la formation du lien d’attachement des militants à leur parti (le CPL de Michel Aoun dans son cas). À la différence de Calabrese, il trouve moins de clefs de compréhension dans les propositions et les actions du Parti (le CPL a clairement moins d’emprise sur ses militants et ses sympathisants que le Hezbollah) que dans les histoires de vie des militants eux-mêmes et leur remémoration/commémoration de moments dramatiques (de la guerre de 1975-1990 en particulier) qui nourrissent leur attachement présent au parti et la formation d’une communauté politique. En se référant à Ricoeur sur la construction d’un imaginaire social, ainsi qu’à Harré et Moghadam sur le « positionnement » des individus et des groupes dans un contexte culturel, Lefort insiste sur la dimension historique et psychologique du processus d’engagement militant. Le choix d’une telle approche permet, me semble-t-il, de libérer l’analyse sociologique de l’emprise de la doxa d’un parti, et du poids de sa domination sur les individus.

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Bibliographie

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