Les cahiers de l'Islam
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Dimanche 3 Septembre 2023

Denis Gril, Le Serviteur de Dieu. La figure de Muhammad en spiritualité musulmane



​C'est de cette vision du Prophète, telle qu'elle a été transmise par sa communauté et vécue par elle à travers les siècles, que Denis Gril a voulu rendre compte à partir des sources musulmanes traditionnelles : le Coran, les hadiths, la Sîra ou Vie du Prophète. Les études réunies dans ce volume montrent ainsi comment les spirituels de l'islam ont trouvé dans le Prophète Muhammad leur modèle en se fondant sur leurs sources scripturaires.
Extrait quatrième de couverture
 

Cette recension a déjà fait l'objet d'une publication dans la Bulletin critique des Annales islamologiques , 37 | 2023 sous licence Creative Commons (BY NC SA).
 
 

Broché: 360 pages
Éditeur :
Les éditions du Cerf (27 janvier 2022)
Langue : Français
ISBN-13:
978-2204143769

Quatrième de couverture

       Parmi toutes les figures que l'islam présente de Mahomet, celle du " serviteur de Dieu " restait la plus inexplorée. Elle est pourtant décisive pour l'avenir du monde musulman. L'œuvre magistrale d'un grand islamologue, spécialiste international de la biographie du Prophète.

Qui est le Prophète Muhammad ? On l'a décrit de bien des manières : fondateur d'une communauté, législateur et juge, chef de guerre et conquérant. Il est tout cela, mais il a d'abord été un homme en attente de Dieu, puis un prophète recevant la Révélation et la transmettant à ses adeptes. Il partage aussi sa vie entre ses femmes, sa famille et ses compagnons, prêchant par son exemple et ses enseignements, se retirant la nuit avec son Seigneur. Pour ses proches et ses compagnons qui l'entourent de leur amour et de leur vénération, toute sa personne, ses paroles et ses gestes sont sacralisés par la Révélation et la visite de l'Ange.

C'est de cette vision du Prophète, telle qu'elle a été transmise par sa communauté et vécue par elle à travers les siècles, que Denis Gril a voulu rendre compte à partir des sources musulmanes traditionnelles : le Coran, les hadiths, la Sîra ou Vie du Prophète. Les études réunies dans ce volume montrent ainsi comment les spirituels de l'islam ont trouvé dans le Prophète Muhammad leur modèle en se fondant sur leurs sources scripturaires. Ce livre est une invitation à porter un autre regard sur l'islam et ses prolongements dans la tradition spirituelle du soufisme, notamment à travers l'oeuvre du grand maître andalou, Ibn al-'Arabî, très attaché à l'étude et la transmission de la tradition prophétique et inspirateur d'une doctrine pour laquelle la réalité spirituelle du Prophète est la cause et l'accomplissement de l'humanité.

Compte-rendu

   
Nelly Amri
 
    On doit saluer la réunion par F. Chiabotti d’une série d’articles, dont certains sont inédits, de Denis Gril, islamologue bien connu, spécialiste, à la fois, de la tradition scripturaire de l’islam et de sa spiritualité. Ces articles, dont certains parus dans des publications spécialisées ou rares, suivis d’une bibliographie conséquente et d’index, sont désormais à la portée d’un large public. Ce recueil traite du Prophète de l’islam, « tel que le représentent les textes fondateurs de cette religion : le Coran, le vaste corpus du hadith dans la tradition sunnite, la sīra et, tel qu’en esprit, il n’a cessé d’inspirer les spirituels de l’islam » (p. 9). Cette nouvelle publication consacrée au prophète Muhammad intervient dans un contexte où celui-ci est, depuis quelques années, au cœur d’un vaste mouvement éditorial et de recherche, tant en France que dans le monde anglo-saxon et dans le monde musulman lui-même. Parmi les derniers projets de recherche en date, figure le programme international PROPHET [1], dont deux volumes ont été publiés, le troisième étant sous presse [2]. Ce projet visait à cerner la relation multiforme des Musulmans avec leur prophète au cours des siècles, ainsi que les représentations de la figure prophétique, élaborées au fur et à mesure de la mise en place des savoirs et des doctrines, et l’étude, en miroir, des croyances et pratiques dévotionnelles tant au niveau individuel que collectif. Il entendait donc laisser de côté le vaste débat sur l’historicité des sources et la problématique du Muhammad « historique ». L’ouvrage de Denis Gril, dont l’idée a germé dans le giron de ce programme (cf. l’Avant-propos de l’auteur), n’a pas non plus pour objet « le Muhammad que les historiens cherchent à cerner par une approche critique des sources » (p. 7), mais « le Prophète comme source et modèle de spiritualité en Islam » (p. 9), par un retour sur ce qui fonde, au sens fort du terme, cette représentation et en fixe les contours : la tradition scripturaire de l’islam, dont D. Gril est un fin connaisseur ainsi que ses prolongements dans la spiritualité de cette religion.

En effet, si la figure prophétique, telle qu’elle transparaît des grands textes de la mystique islamique et de la doctrine de ses maîtres, est désormais mieux connue grâce à un immense travail d’édition, d’interprétation et de traduction entrepris depuis des décennies par des islamologues, arabisants et spécialistes du soufisme, on connaît moins bien le fondement scripturaire de cette figure. Et c’est là que réside indéniablement l’apport de ce volume aux études muḥammadiennes. Un apport souligné dès l’Introduction par F. Chiabotti (p. 9-20) ; ce dernier relève tout l’intérêt « d’une lecture étendue du corpus des traditions […] qui permet de mettre à la disposition du lecteur non arabophone des aspects de la vie du Prophète difficilement repérables dans les sources ».

Que dit le Coran, « premier témoin de la présence et de la représentation » du Prophète, de celui-ci ? Un témoignage dont D. Gril nous présente ici (p. 21-93) un tableau inédit permettant de saisir avec une grande clarté les multiples facettes de la personne prophétique, entre humanité ordinaire et sacralité. En effet, cette étude par laquelle s’ouvre tout naturellement le recueil, montre la tension constante dans le Coran entre, d’un côté, la nature humaine ordinaire du Prophète sans cesse rappelée, et de l’autre, son élection et sa mission universelle qui lui octroie autorité, guidance et intervention dans le destin de sa communauté et de l’humanité. Avant de devenir le modèle du maître spirituel, le Prophète est ici l’humble disciple que son Seigneur éduque, parfois sévèrement, lui rappelle son impuissance, l’admoneste. En fait, c’est cette figure de serviteur de Dieu (p. 56-7), qui est au cœur de la représentation coranique du Prophète et est le sceau de son élection. L’auteur montre en effet, que ‘abd, est le nom par lequel le Coran désigne le Prophète lors de son « annexion au soi divin », ou comme réceptacle du Livre (Cor. 18, 1) ou encore dans l’intimité et l’élévation (lors de son ascension nocturne ou mi‘rāj). Si le Coran insiste sur la bashariyya (humanité) du Prophète, il n’en enjoint pas moins aux croyants de lui vouer entière obéissance et profonde vénération ; ceci dit, on apprend que l’attribution de l’infaillibilité (‘iṣma) au Prophète n’est pas un donné coranique (p. 25 et 60) mais lui sera conférée plus tard par les théologiens. La question de la réalité du Prophète, qui divise aujourd’hui les musulmans, est également examinée à l’aune du texte coranique ; sa nature lumineuse est clairement évoquée dans le Coran (p. 61-3), lequel est convoqué par le Prophète lui-même, dans une tradition qui lui est attribuée [3], « pour affirmer sa réalité principielle et lumineuse », (p. 63) ; plusieurs commentateurs interprètent certains versets (33, 7 ou encore 7, 172) dans le sens de l’antériorité du prophétat de Muḥammad (p. 64). D. Gril aborde également la question des « pronoms ambigus » qui, dans plus d’un verset, se rapportent grammaticalement à Dieu ou au Prophète (p. 64-5). On lira aussi avec intérêt les pages (p. 78-85) où l’auteur analyse la relation qu’instaure le texte coranique entre le Prophète et les autres prophètes. La dernière partie de l’article est dédiée à la relation du Prophète à sa communauté ; l’insistance du Coran sur le fait que le Prophète vient des croyants eux-mêmes, est envoyé en eux-mêmes, et qu’il est parmi eux ou en eux (Cor. 49, 7) « donne à penser que sa présence au sein de sa communauté ne se limite pas nécessairement à sa vie terrestre » (p. 90) ; une idée essentielle pour les spirituels musulmans et dans l’histoire de la dévotion au Prophète ainsi que dans les polémiques que cette dernière continue, à ce jour, de susciter. Cet article inaugural, faisant grand usage de versets coraniques abondamment cités et analysés, constitue désormais, un travail de référence. Le pendant attendu – et fortement souhaité – à cette étude est le témoignage de la littérature du hadith et de la Sīra « nécessaire pour comprendre la manière dont les croyants perçoivent et vivent la réalité du Prophète » (p. 92) ; la tradition prophétique, est-elle en continuité avec le Coran ou dans un rapport de spécificité ? La chose n’est pas évidente et l’auteur décline en Conclusion quelques-unes des difficultés de l’entreprise, dont la délimitation du corpus n’est pas la moindre.

Venant juste après cette étude, l’article portant sur « Prophétie et charisme en islam » fait entrer l’islam de plain-pied dans le champ des études sur le prophétisme et les prophètes4 et permet de déblayer un certain nombre de notions. Au nombre de celles-ci, il convient de distinguer la fonction du prophète (nabī, pl. nabiyyūn ou anbiyā’) de celle de l’envoyé ou du messager (rasūl, pl. rusul), les seconds font partie des premiers mais non l’inverse (p. 97) : le prophète reçoit une Révélation, l’envoyé est chargé d’apporter un nouveau message porteur de promesses et de menace. La prophétie dans le Coran, explique D. Gril, est conçue comme une fonction universelle, mais se limite, ici, à l’univers de la Bible et sans faire de distinction entre patriarches, juges, rois et prophètes (p. 97). S’agissant du rôle du miracle dans la construction de l’autorité charismatique du Prophète, l’A. montre que le Coran, contrairement à la Tradition, refuse à Muḥammad les miracles ; le seul miracle qui lui est accordé est la Révélation du Livre, voire le Livre lui-même, inimitable, dont les versets appellent à la méditation sur les signes (désignés par un vocable commun, āyāt) de l’univers. De là viendra la distinction, plus tardive, par les théologiens musulmans, entre le concept de mu‘jiza (miracle), le signe laissant l’homme impuissant, en référence au défi lancé par le Coran, et le concept de karāma, prodige accompli par le saint et effet de la générosité divine (p. 98)5. Réservés aux prophètes, les miracles sont précurseurs d’un châtiment et annoncent l’avènement de l’Heure. « Pas de prophétie sans eschatologie ou messianisme, comme dans la plupart des mouvements de refondation issus du prophétisme » écrit l’auteur (p. 99). Enfin, l’article contient d’utiles distinctions entre les perceptions sunnites et chiites du charisme prophétique, sa transmission et son héritage (p. 102-3).

Dans « L’expérience spirituelle du Prophète » (p. 107-122), des thèmes comme ‘Révélation et mission prophétique’, ‘La formation du disciple’ ou enfin ‘Élection et servitude’ ont déjà été abordés dans l’étude inaugurale – inévitables redondances dans un volume d’articles étalés dans le temps et rédigés dans des cadres différents, comme s’en explique l’auteur (p. 7) – ; néanmoins, cette étude permet au lecteur, qui jusque-là n’avait du prophète de l’islam que la vision du chef d’une communauté, voire d’un chef de guerre, et du fondateur d’une nouvelle loi religieuse, de pénétrer l’univers intime de la réception de la Révélation, ainsi que des aspects de la vie intérieure du Prophète, totalement résorbée dans « l’expérience spirituelle de la servitude ». 6L’article « Le Prophète en famille » aborde la question de la famille comme « modèle d’une famille sacralisée par la prophétie ou la sainteté » (p. 123). Il invite le lecteur dans l’univers « domestique » du Prophète, dans sa vie de famille et dans ses relations avec ses épouses et ses proches. Il permet également d’appréhender le mariage en islam et plus globalement la vie familiale, comme une voie de sanctification voire « un puissant moteur d’élévation spirituelle » (p. 168). S’étonnant des silences de l’exégèse classique au sujet du verset 4 de la sourate 66 (al-Taḥrīm « l’Interdiction »), l’auteur convoque l’herméneutique akbarienne sur le « secret divin que la femme porte en elle », explicitant, au passage, la tradition attribuée au Prophète : « De votre monde, m’ont été rendus aimables les parfums et les femmes, et la ‘fraîcheur de mon œil’ m’a été donnée dans la prière » ; la raison pour laquelle le Prophète aima les femmes, selon Ibn ‘Arabī, est la perfection de la contemplation de la Réalité en elles (p. 141-4). L’auteur évoque en conclusion le débat, guère épuisé, entre famille charnelle et famille spirituelle que l’on retrouve, tout naturellement, dans la sphère de la sainteté. Cet article est une belle démonstration du rôle des données de la Sunna concernant la relation du Prophète à ses femmes, difficiles à saisir à travers les seuls passages du Coran.

Il en est ainsi également de l’étude consacrée au corps du Prophète ; la relation à ce dernier servira de modèle à bien des pratiques et croyances à l’œuvre dans le culte des saints et qu’en vain on chercherait ailleurs que dans le modèle prophétique (p. 224). Du « corps d’exception », qui doit néanmoins être préparé à recevoir la parole et la vision divines (p. 227), et dont les qualités et caractéristiques transcendent l’humanité ordinaire (p. 230-6), au corps « éprouvé » par la Révélation et qui en manifeste les signes (p. 228), au corps dont la sacralité doit être préservée (p. 229) y compris dans ses relations intimes avec ses épouses, au corps doté de pouvoirs thaumaturgiques, dont beaucoup de saints héritent (p. 232), D. Gril ne laisse aucun aspect dans l’ombre. Il restitue le portrait physique du Prophète, tel que relayé par la Sīra et les recueils de traditions et calligraphié dans les Ḥilya-s (parures) [6], et dont l’harmonie et l’équilibre sont mis en avant, la perfection physique étant le reflet de la perfection spirituelle (p. 232-234). D’ailleurs, c’est un « corps marqué dans toutes ses parties et ses gestes par l’héritage de la prophétie » (p. 235). Les pages 236 à 244 évoquent la relation des Compagnons au corps du Prophète, notamment le paragraphe « le corps consommé » et la croyance en « une continuité entre le corps terrestre et le corps de résurrection » (p. 238). Enfin, pour ceux qui s’interrogent sur l’existence ou non d’un culte des reliques en islam, l’A. présente (p. 240-244) de très riches données de nature à nourrir une réflexion comparée avec le christianisme, et à éclairer bien des aspects du culte des saints en islam.

La relation des Compagnons au Prophète (« Comme s’il y avait des oiseaux sur leur tête ») a toujours constitué un point de mire pour les spirituels musulmans et se trouve au fondement de la relation d’amour et de vénération qui lie les musulmans au Prophète ; d’ailleurs l’article consacré à « ‘Abdallāh b. Mas‘ūd. Le porteur des sandales du Prophète » est fortement évocateur à ce niveau. Dans « Le modèle prophétique du maître spirituel en islam », D. Gril recherche ce qui dans le Coran et la Sunna fonde la figure du maître dans la personne du Prophète. Les spirituels musulmans voient, en effet, dans le Prophète la figure du « Maître des maîtres », de qui toute voie initiatique est issue et vers lui remonte. La relation du Prophète à ses compagnons est au fondement des règles de compagnonnage (ṣuḥba) et d’initiation de maître à disciple dans le soufisme. En partant d’une analyse de la sourate al-Aḥzāb (« Les Coalisés »), l’auteur transpose sur le plan intérieur et initiatique certains versets évoquant la mission du Prophète, sa relation à ses épouses, ou encore les règles de bienséance (adab) à observer envers lui et ses femmes. D. Gril adopte la même démarche dans l’analyse qu’il propose d’un dialogue à teneur eschatologique entre le Prophète et son jeune serviteur Anas b. Mālik (p. 184). « Il n’est guère de qualités et de fonctions du maître spirituel que le Coran n’attribue au Prophète », écrit-il (p. 180). Ce portrait de Muḥammad, éduquant par le geste et la parole ses proches Compagnons n’est pas celui que l’on perçoit le plus immédiatement à la lecture de la Sunna et de la Sīra ; pourtant, ajoute Gril en Conclusion, le Prophète « n’a cessé, tout au long de sa vie de transmettre ; il a été en ce sens et dans ce domaine très proche de Jésus » (p. 191).

Le mérite de ce recueil est, en effet, de montrer, au fil des pages, une figure du Prophète peu connue du grand public occidental et sans laquelle il peut paraître difficile de comprendre non seulement la relation des musulmans à leur prophète, une dimension essentielle de leur foi, mais l’islam lui-même. Les textes fondateurs de celui-ci : le Coran, l’imposant corpus de hadith et toute une littérature qui en est dérivée (la biographie, Sīra, du Prophète, les traités sur les vertus prophétiques, shamā’il, ou sur les preuves de la prophétie, dalā’il al-nubuwwa) ont façonné du Prophète une image dans laquelle sa condition humaine, sans cesse rappelée dans le Coran, ne contredit pas sa sacralité, inhérente à sa fonction, à son élection et à son statut exceptionnel, qui sont eux-mêmes un donné coranique, notamment la réalité lumineuse du Prophète. N’est-ce pas d’ailleurs cette réalité primordiale et lumineuse que le Mawlid (fête de la naissance du Prophète) commémore ?

L’histoire de la dévotion au Prophète, indissociable de toute histoire de la spiritualité en islam, montre que, polarisant de son vivant les relations d’amour et de vénération de ses compagnons et des gens de sa Maison, le Prophète est resté présent à la vie de sa communauté, notamment par « la prière sur lui ». Cette dernière prend à partir surtout du xiie siècle une ampleur jusque-là inégalée, tant en Orient qu’en Occident musulman, et présente la forme la plus populaire aujourd’hui et la plus généralisée de dévotion au Prophète. Celui-ci demeure au cœur des attentes mondaines des musulmans, et surtout de leur espérance eschatologique, comme en témoigne l’imposante production de panégyriques en son honneur (madā’iḥ nabawiyya) et de mawlidiyyāt, célébrant sa naissance. Dans l’article « Commémoration de la naissance du Prophète »), D. Gril retrace rapidement l’histoire de la célébration du Mawlid, dans l’Égypte fatimide d’abord, où l’on commémore non pas un mawlid mais quatre, voire cinq : celui du Prophète et des Ahl al-Bayt (les Gens de la Maison prophétique). Des prémices de commémoration, de jour et non de nuit, apparaissent à La Mecque même, au dernier quart du xiie siècle, au témoignage du voyageur andalou Ibn Jubayr résidant, alors, dans la ville sainte. On s’accorde généralement à considérer que la première célébration officielle et festive dans le monde sunnite, dont l’historien Ibn Khallikān nous a laissé une description désormais célèbre (p. 254), eût lieu en 1211 à Irbil en Irak. L’auteur souligne également le rôle de l’Occident musulman dans la commémoration de la naissance du Prophète, notamment de la ville de Sabta (Ceuta), lieu des premières célébrations dans cette partie du monde musulman, sous l’impulsion de la dynastie au pouvoir dans la cité, les ‘Azafī. La célébration du Mawlid « contribue, écrit l’auteur, à faire de l’amour du Prophète et de la recherche de son intercession, un des éléments de la foi musulmane les plus intensément vécus par toutes les couches de la population » (p. 260). L’essor du Mawlid, auquel le soufisme et toute la prophétologie qu’il développa, ont fortement contribué (p. 258-260), intervient dans un contexte marqué par un besoin de cohésion intérieure, accru par la disparition du califat abbasside en 1258. Certes, l’apparition du wahhabisme au xviiie siècle et l’extension de ses idées dans les milieux réformistes à partir de la fin du xixe siècle, qui ont contesté la légitimité de cette fête non canonique (p. 261), en écho aux thèses défendues, sans grand succès, quelques siècles plus tôt, par Ibn Taymiyya (m. 1328), ont porté un coup aux célébrations. Malgré l’opposition et la condamnation qu’elles continuent de rencontrer de la part de mouvements d’obédience salafiste et wahhabite, ces célébrations, dont on avait un peu hâtivement prédit la disparition, connaissent aujourd’hui un regain de vigueur et entraînent parfois dans leur sillage, en raison notamment d’enjeux économiques, politiques et identitaires, des mouvements connus pour y être réfractaires. Au-delà des célébrations elles-mêmes, la figure du Prophète et la dévotion à sa personne assument une fonction intégrative qui, jusque-là, n’a pas suffisamment retenu l’attention.

L’auteur étant aussi un spécialiste de la mystique akbarienne, il était tout naturel que le recueil réuni ici fasse une place à la figure prophétique chez Ibn ‘Arabī et ses continuateurs et interprètes. L’article consacré au « Hadith dans l’œuvre d’Ibn ‘Arabī » montre la place accordée par ce dernier aux sources scripturaires ; le hadith est la science religieuse sur laquelle le célèbre mystique andalou a le plus écrit et qu’il a le plus étudiée, rappelle D. Gril, dans un contexte marqué, aussi bien dans l’Orient ayyūbide que dans le Maghreb almohade, par la faveur particulière accordée à l’enseignement et à l’étude du hadith. L’auteur montre notamment que pour Ibn ‘Arabī, l’importance de la chaîne de transmission ne se limite pas à son rôle d’authentification, elle met en présence d’un être sacré, le Prophète, ou un Compagnon (p. 269) [7]. L’auteur des Futūḥât [8] accorde, d’autre part, au hadith « le statut de parole révélée » (p. 282), donc une « autorité quasi identique à celle du Coran en matière de qualification légale et un traitement comparable à celui du Livre en matière d’exégèse » ; enfin, il fait « de la vision directe du Prophète l’idéal d’une transmission parfaite » (p. 289) [9]. La vision du Prophète à l’état de veille, bien que réservée à une élite spirituelle, jouera aux siècles ultérieurs, un rôle important, non seulement dans l’authentification d’une tradition ou dans son exégèse, mais dans la réalisation spirituelle elle-même et dans la fondation des voies.

Le dernier article du recueil s’intéresse à l’impact de l’œuvre d’Ibn ‘Arabī, et plus généralement de sa prophétologie sur un ouvrage de Muḥammad b. Ja‘far al-Kattānī (m. 1927), célèbre savant et maître spirituel de la famille idrisside des Kattānī de Fès, le Jilā’ al-qulūb (« le polissage des cœurs ») ; al-Kattānī entend y répondre au débat entre les ulamā’ et maîtres du soufisme : la science du Prophète embrasse-t-elle toute chose ? Quelle est la nature de cette science et quelle est la réalité du Prophète ? L’article montre que l’œuvre des Kattānī s’inscrit dans une longue tradition de vénération du Prophète dont la perpétuation, dans un contexte dominé par le wahhabisme et le rationalisme réformiste, donne « la mesure de l’importance du soufisme dans les courants spirituels, intellectuels, politiques et sociaux qui ont traversé le monde arabe et musulman dans ce temps charnière que fut le xixe siècle » (p. 321).

Il serait bien trop long ici de rendre compte de toute la richesse de ce volume, de la densité et de la complexité de la matière brassée par l’auteur et de tous les apports qu’il constitue à notre connaissance, à la fois, des sources scripturaires de l’islam et de sa spiritualité ; D. Gril passe d’ailleurs souvent des premières à la seconde, et du prophète au saint, deux « êtres marqués, chacun à leur niveau, par l’élection divine et la providence » (p. 167). En effet, en relisant ce recueil d’articles, on ne peut manquer d’être frappé par le fondement scripturaire de la figure prophétique à l’œuvre dans la spiritualité islamique, aussi bien dans sa production doctrinale que dans la littérature hagiographique, et dans la vénération dont, très tôt, les soufis ont entouré la personne du Prophète. Les modèles de sainteté, la notion de lieutenance divine sur Terre, la figure du maître spirituel, la typologie même des karāmāt (prodiges des saints), une théologie de l’espérance élaborée autour des saints, bref, toute cette armature doctrinale dont s’est dotée, au fil des siècles, la spiritualité islamique, est fortement ancrée dans la tradition scripturaire de cette religion et dans cette sequela prophetae (ittibā‘ al-nabī) à laquelle le texte coranique invite les croyants (Cor. 3, 31). Cela ne veut pas pour autant dire que cette vénération est un phénomène qui échappe à l’histoire ; bien au contraire, c’est dans celle-ci qu’elle a pris corps et a connu infléchissements, tournants, contestations, réfutations et défense ; toutes choses dont l’histoire de la dévotion au Prophète, une histoire qui reste encore à écrire, rend aisément compte. Elle témoigne, entre autres, de la centralité, plus on avance dans le temps, acquise par la figure prophétique au sein de la doctrine spirituelle de l’islam et de la piété des musulmans. Comme le suggèrent le titre et le sous-titre du livre, de toutes les figures du Prophète, celle de « serviteur de Dieu » a particulièrement polarisé les maîtres soufis, qui voient dans l’état de servitude (‘ubūdiyya), la perfection de la réalisation spirituelle.

 
Référence électronique

Nelly Amri, « Denis Gril, Le Serviteur de Dieu. La figure de Muhammad en spiritualité musulmane », Bulletin critique des Annales islamologiques [En ligne], 37 | 2023, mis en ligne le 15 mars 2023, consulté le 01 avril 2023.
URL : http://journals.openedition.org/bcai/1556 ; DOI : https://doi.org/10.4000/bcai.1556

Références

_____________________

[1] Co-dirigé par Rachida Chih et Stefan Reichmuth ; voir le site https://prophet.hypotheses.org., Paris, Albin Michel, 1996.

[2] Pour le vol. 1, voir D. Gril, S. Reichmuth and D. Sarmis, eds. The Prophet Between Doctrine, Literature and Arts: Historical Legacies and their Unfolding, Handbook of Oriental Studies, vol. 159/1, Leiden, Brill, 2021, en accès ouvert sur https://brill.com/view/title/60454 ; pour le vol. 2, voir R. Chih, D. Jordan and S. Reichmuth eds. Heirs of the Prophet: Authority and Power, Handbook of Oriental Studies, vol. 159/2, Leiden, Brill, 2021 en accès ouvert sur https://brill.com/view/title/60455 ; pour le vol. 3 (à paraître), voir N. Amri, R. Chih and S. Reichmuth eds, Prophetic Piety: Individual and Collective Manifestations, Handbook of Oriental Studies, vol. 159/3, Leiden, Brill, forthcoming.

[3] « J’étais le serviteur de Dieu et certes le Sceau des prophètes, alors qu’Adam était encore couché dans sa glaise », Ibn Ḥanbal, Musnad, IV, p. 127.

[4] Voir l’ouvrage dirigé par A. Vauchez, Prophète et prophétisme, Paris, Seuil, 2012, dans lequel on peut regretter l’absence de l’islam.

[5] Pour une approche comparée du miracle, confrontant sources hagiographiques chrétiennes et islamiques, voir D. Aigle (éd.), Miracles et Karāma. Hagiographies médiévales comparées 2, Turnhout, Brepols, 2000.

[6] Sur ces ḥilya rehaussées de riches enluminures notamment dans l’empire ottoman, voir Ch. Gruber, « “The Prophet as a Sacred Spring : Late Ottoman Ḥilye Bottles” in D. Gril, S. Reichmuth and D. Sarmis, eds. The Prophet Between Doctrine, Literature and Arts, op. cit., p. 535-582.

[7] Sur cette perception de la chaîne des garants (isnād) comme véhicule de la présence prophétique et support d’une influence spirituelle qui se transmet au fil des générations, voir J. J. Thibon, « Transmission du hadith et modèle prophétique », in N. Amri, R. Chih et D. Gril (dir.), Le Prophète de l’islam, Numéro thématique, Archives de sciences sociales des religions, 178 (avril-juin 2017), p. 71-87. Voir aussi Cl. Addas, « Entre musalsal et silsila, une frontière ténue : Le cas de la muṣāfaḥa et de la mushābaka », Al-Qantara, XLI 1, enero-junio 2020, p. 15-49.

[8] ( Al-Futūḥāt al-Makkiyya, l’œuvre maîtresse d’Ibn ‘Arabī, traduite parfois par les Illuminations de La Mecque ; voir l’ouvrage du même titre, présenté par Michel Chodkiewicz, Paris, Albin Michel, 1997.

[9] ( En islam, selon une tradition attribuée au Prophète, la vision est « une partie de la prophétie » (Le Serviteur de Dieu, p. 96).

Denis Gril, Le Serviteur de Dieu. La figure de Muhammad en spiritualité musulmane

 




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