Les cahiers de l'Islam
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Cédric Baylocq
Cédric Baylocq est anthropologue, chercheur associé au LAM (IEP de Bordeaux) et au CISMOC... En savoir plus sur cet auteur
Vendredi 17 Avril 2020

Djihad fikri [*], note de lecture critique De l’idéologie islamique française. Eloge d’une insoumission à la modernité d’Aït Yahya Aïssam. (2/2)



Rejet de la laïcité, de la démocratie, du soufisme, du néo-réformisme, de tout ce qui est censé incarner la modernité occidentale, affirmation de la précellence de la loi de Dieu, des hadiths et du fiqh comme sources normatives (quoique très peu convoqués dans cet ouvrage)… quelles options de vie reste-t-il aux musulmans de France, à l’issue de la lecture de ce brûlot ? [...].

Nous publions cette note de lecture conjointement avec le carnet de recherche "Contre-discours radical ". Par ailleurs, cette note et l'ouvrage sur lequel elle porte sont l'objet d'une discussion sur le facebook group Le Débat Continu (LDC).

Voir la première partie de la note de lecture.



    Par Cédric Baylocq S.,
anthropologue, chercheur associé au LAM (IEP de Bordeaux) et au CISMOC (Université Catholique de Louvain)
https://cbaylocq.academia.edu/

Résumé

     Le projet de cet ouvrage dense (559 p.) est de produire une critique « islamique » de la laïcité, de la démocratie, et de la modernité considérées comme « religions séculières », exiger des musulmans qu’ils n’y adhèrent pas (sans quoi ils commettraient le péché d’« associationisme », shîrk), et défendre une version « identitaire » (selon les mots de l’auteur) de l’islam. Cet ouvrage développe et argumente la majorité des critiques salafistes à l’encontre de la (post)modernité occidentale (conçue comme un tout homogène), du soufisme ou du réformisme - qu’il soit libéral ou de tendance conservatrice (celui des Frères Musulmans ou de ses avatars). Le niveau de langue est soutenu, le style dense, parfois imprécateur, sardonique et virulent.

    C'est un des premiers essais polémique et apologétique de tendance salafiste en langue française, compendium d’une pensée réactionnaire violemment antilaïque et antidémocratique (mais également antisoufie, anti-réformiste et anti-« salafisme séculier »). Il puise en outre dans une vaste littérature antimoderne, antilaïque et antidémocratique non-musulmane, citant pêle-mêle des auteurs catholiques traditionnalistes contemporains (Jean Marc Berthou, Maxence Hecquard), des idéologues de la droite extrême (Alain de Benoist, le GRECE), des philosophes marxistes (Alain Badiou, Jean-Paul Sartre), jusqu’à des auteurs moins clivants (Soljenitsyne) qui sont convoqués pour renforcer la critique dudit matérialisme occidental. Il s’appuie également sur un certain nombre de chercheurs en sciences humaines qu’il cite dans la perspective de renforcer son argument.

      Même s’il brasse des idées assez communément répandues dans les courants musulmans fondamentalistes, l’auteur le fait avec plus de précisions théoriques et d’efforts argumentatifs que la prédication salafiste classique. Il défend au final un même rejet de l’environnement non-musulman. Il constitue ainsi l’un des premiers compendiums de la pensée réactionnaire de sensibilité salafiste publié directement en langue française, alors que ce sont des traductions de l’arabe au français d’ouvrages d’oulémas salafistes –ou plus précisément wahhabites– qui dominent ce marché du livre islamique francophone. Son audience potentielle paraît toutefois relativement limitée par rapport aux best-sellers de la prédication salafiste ou de la critique islamique de la modernité: c’est qu’il ne ressortit pas strictement à ces deux domaines.

6-Quatrième partie : un takfirisme non-djihadiste (contre le soufisme, le frérisme, le néo-réformisme et ledit « salafisme séculier »).

    La quatrième partie, plus composite que les précédentes, commence par une critique virulente du soufisme, se poursuit par une critique des approches réformistes, une courte théorie du pouvoir en islam (celle de l'auteur), et se termine par une critique dudit « salafisme séculier », accusé par l’auteur de dévier des sources islamiques authentiques. Le fil conducteur en est l’anathème, sous la forme d’un takfirisme plus ou moins soft (l’excommunication n’étant pas prononcée explicitement).
 
    Le soufisme y est affublé de toute une série de qualificatifs dépréciatifs tels que « maraboutique » (p. 329, 340) ou « innovateur » (p. 345, 362, 364 et passim.). Il est conçu comme « l’une des causes structurelles qui retarde le renouveau civilisationnel islamique » (p. 333). Abdennour Bidar est décrit comme le chantre de ce « soufisme innovateur », bien qu’il ait pourtant confessé à de nombreuses reprises avoir quitté la voie guénonienne (sachant qu’Aït Yahya cite René Guénon et reprend à son compte sa critique de la modernité, comme nous l’avons vu plus haut) depuis fort longtemps et se situe désormais plutôt sur le terrain de la critique rationaliste et de la réforme libérale (de l’islam). L’artiste Abdelmalik est lui aussi la cible de l’auteur, dans une veine qui confine au racisme. Il est affublé des sobriquets de « Tintin au Congo » (p. 360), « gentil africain néo-muz de service » (p. 362), « tirailleur congolais » et « Omar Bongo national » (p. 370) dispensant un « grand sourire banania » (ibid.), et fait même l’objet d’une comparaison avec « le nègre domestique » (ibid.) tel que caractérisé dans un célèbre discours de Malcom X. L’émir Abdelkader est décrit comme étant passé « du statut du moudjahid résistant à celui de soufi franc-maçon et collaborateur francophile » (dans note b. de p. C., p. 372), quand tous les travaux d’historiens français comme maghrébins montrent que c’est après avoir livré bataille pendant des années, à la suite d’une évaluation minutieuse des forces de libération encore disponibles, qu’il dût se résoudre à déposer les armes et s’exiler pour éviter de plus grandes pertes humaines et parce qu’il y fût contraint par l’armée coloniale française. La spiritualité soufie est blâmée au motif que « la mondialisation séculière et ses avatars peuvent s’(en) accommoder » (p. 365), à l’instar du bouddhisme, du shintoïsme, de la secte de raël et du christianisme, « qui n’ont ni la force, ni la prétention, ni même la volonté de la remettre en cause » (ibid). L’antidote à ladite « mondialisation séculière » apparaît subséquemment ; il s’agit de « l’aspect politique de l’islam » (p. 366).
 
    S’ensuit dans un chapitre ad hoc, une quinzaine de pages consacrées à Tariq Ramadan et plus généralement au « réformisme musulman » (« De l’incohérence des pseudos-réformistes au sujet de la religion démocratie », p. 379 à 395), coupables de " vendre " les notions de citoyenneté aux musulmans et de leur présenter une version par trop méliorative du principe de démocratie. Ils constituent selon l’auteur, à côté du « cheval de Troie du soufisme innovateur » (p. 379), « une porte d’entrée de la sécularisation postchrétienne dans la citadelle Islam » (ibid.). L’image de l’Islam comme citadelle assiégée par la dynamique séculière est récurrente dans l’ouvrage. Même Yusûf al Qaradawhî, président de l’Union Internationale des Oulémas, du Centre Européen de la Fatwa, fondateur de la première université islamique du Qatar en 1977, semble être à classer parmi ces agents sécularisateurs, coupables de ne pas takfiriser la démocratie, si l’on s’intéresse au jeu des citations liminaires. En effet, est mis en exergue en début de chapitre une citation du savant d’origine égyptienne qui explique que la démocratie « n’implique pas le rejet de la souveraineté de Dieu […] mais vise avant tout au rejet de la dictature » (p. 379, non sourcé). A cette citation succède immédiatement un verset du Coran (4, 60), dénonçant le recours à l’arbitrage du « taghoût » (fausse divinité), et visant assez clairement à s’opposer à la citation précédente de Qaradawhî. Le présupposé étant que la démocratie est un taghoût. Cette notion, dans une acception très large (tout ce qui n’est pas ou ne dérive pas de la volonté de Dieu relève du taghôut), est d’ailleurs un marqueur fort de la pensée salafiste et djihadiste. Elle apparaît dans cet ouvrage à plusieurs reprises (voir également p. 406-407 et p. 512).


 

Tariq Ramadan au Palais de Justice de Paris, le 13 janvier 2020. — © Thomas SAMSON/AFP
Tariq Ramadan au Palais de Justice de Paris, le 13 janvier 2020. — © Thomas SAMSON/AFP
    Le prédicateur suisse, et avec lui donc tous les « néo-réformistes musulmans » (p. 415), seront, plus loin, l’objet du courroux de l’auteur, pour leur usage des sources de l’islam, consistant selon lui à « les faire coïncider avec les exigences de la modernité occidentale postchrétienne à l’intérieur de l’aire musulmane » (p. 437). Une opération qualifiée de « grave » (ibid.)
 
    C’est dans le cadre de ce sous-chapitre qu’Aït Yahya définit ce que recouvre selon lui « le pouvoir en Islam » (p. 397-438), en guise de réponse à ces approches par trop accomodantes à ses yeux. Une série de versets est convoquée pour affirmer la souveraineté du jugement de Dieu sur toutes les autres formes de jugement (par ex. S6, v.62, S.28, v.70 et 88). Le pouvoir absolu revient à Allah (p. 398-399), mais des pouvoirs relatifs en découlent, qui peuvent être délégués, aux oulémas notamment, dans les domaines juridiques et exécutifs. Aucune forme de pouvoir séculier ou ne dérivant pas expressément du corpus islamique n’est reconnue comme légitime. Outre le Coran, il faut noter que la Sunna est désignée comme une source… « divine » (p. 402) par l’auteur. Rappelons que la Sunna est constituée des faits et paroles attribuées au prophète Muhammad. Ceux-ci ont donc ici le statut de révélation divine. C’est à la suite d’une longue citation tirée du Majmu’ al fatawâ d’Ibn Taymiyya (indiquant notamment que « ce qui est obligatoire c’est le khilafah prophétique, conformément à la parole du Prophète ») que la théologie politique de l’auteur apparaît le plus clairement : « Seul est légitime le califat islamique, basé sur le Coran, la Sunna, et le consensus. Le titre de calife est attribué par la shûra des délégués représentant la communauté (ahloul hall wa ‘aqd), qui respectent ses principes constitutionnels et qui appliquent les fondements politiques issus de la théorie du droit musulman » (p. 418). Par là, la souveraineté populaire, et donc la démocratie, sont hérésies, au sens religieux classique.
 
    Ne reculant devant aucune surenchère, l’auteur va consacrer un dernier chapitre (ou sous-partie), toujours dans le cadre de cette quatrième et avant-dernière partie, à ce qu’il nomme « salafisme séculier », (p. 441-486). Celui qui se trouve particulièrement dans son viseur est le « salafisme apolitique » (p. 442), ou celui que les islamologues nomment « quiétiste ou cheikhiste ». Les deux autres strates du salafisme comprenant selon la typologie classique (Wictorowicz, 2006) le salafisme politique et le salafisme djihadiste, on pourrait en déduire que c’est entre l’une de ces deux options que balance le cœur de l’auteur. On sera en mesure de le déterminer par la suite. Car cette sécularisation qu'il rejette menacerait également le salafisme apolitique ou quiétiste. Il reproche surtout à ceux-ci leur stagnation, leur double refus du progrès et de « réformer l’ensemble de la société musulmane » (p. 443).
 
    Sur le plan structurel, c’est la toute-puissance de l’autorité politique (« rois, présidents, émirs »), la subordination des oulémas à ceux-ci et l’interdiction faite aux musulmans (il ne reprend pas à son compte les mots tabous de « citoyens » ou de « peuple ») de toute participation à la chose publique (p. 444) qui sont abhorrées. Il s’érige contre l’utilisation de versets du Coran pour favoriser la soumission des gouvernés à l’ordre établi (p. 445), sans toutefois préciser à quel pays musulman il pense. On pense très fortement à l’Arabie Saoudite. Or tout cela concourt à… « laïciser l’Islam », nous y revenons. Il dresse un parallèle entre ce salafisme inféodé au pouvoir et le gallicanisme (p. 450), sans trop s’embarrasser des différences contextuelles. Il conteste la « fonctionnarisation des oulémas » (p. 454, toujours sans nommer l’Arabie Saoudite) et cite à l’appui quelques hadiths tendant à démontrer que la parole critique contre le pouvoir temporel est permise par le Prophète. Il cite habilement le politologue Rémy Leveau pointant une « des-islamisation institutionnelle et politique » du Yémen, adossée à une forme de relégation des oulémas (p. 460) comme preuve de ce processus de sécularisation n’épargnant pas les sociétés à majorité musulmane.
 
    Ce « salafisme séculier » a l’autoritarisme pour péché originel. Un individualisme sécularisateur serait également à l’œuvre dans ce salafisme-là, qui constituerait selon l’auteur un point commun avec… « l’ultra hétérodoxe Abdennour Bidar qui nie le côté politique et social de l’Islam et combat clairement son orthodoxie et son orthopraxie » (p. 468). Le philosophe français devient ainsi une sorte de proche parent idéologique du salafisme, fût-il "quiétiste". L’« individualisme » à l’œuvre est contraire à l’Islam authentique, à sa dimension intrinsèquement sociale, communautaire et politique, selon l’auteur. Il cite pour ce faire un peu plus d’auteurs que dans la première moitié de cette partie ; aussi bien des chercheurs en sciences humaines (Olivier Roy, Stéphane Lacroix, Pascal Ménoret, Mohammed Ali Adraoui…) que des théologiens traditionnalistes (de nouveau Ibn Taymiyya, Ibn Qayyim, As Suyuti, At Tartoussi), tendant pour les uns à démontrer que le pouvoir comme le clergé saoudiens se sécularisent au moins en partie et pour les autres (références religieuses) que l’ « Islam civilisationnel », originel, « authentique » ne saurait l’accepter.
 
    Les cibles de l’auteur sont donc dans cette partie ledit « soufisme innovateur », « le néo-réformisme musulman » (dont le chef de file est Tariq Ramadan) ainsi que ledit « salafisme séculier », accusés d’un même mouvement de subvertir l’Islam authentique et de contribuer à faire accepter aux musulmans de France et d’ailleurs la démocratie et la sécularisation. S’il apparaît clairement qu’ils s’écartent gravement, selon Aït Yahya, des principes de l’Islam bien compris, il n’appelle pas pour autant à la violence à leur encontre. On pourrait donc parler d’un takfirisme non djihadiste (non explicitement, à tout le moins), pour caractériser la démarche de l’auteur dans cette partie.

7-Cinquième partie : un islam identitaire pour résister à la modernité

    L’ouvrage se conclut sur une cinquième partie qui annonce qu’elle s’emploiera à démontrer la « force et pertinence de l’idéologie islamique » (p. 489), mais l’auteur y consacre en fait son énergie à agonir derechef la modernité, y compris dans la sous-partie intitulée « Notre idéologie islamique et sa méthode » (p. 503). En dehors des dernières pages qui explicitent un peu plus clairement l’orientation idéologique de l’auteur, on n’y trouve rien de neuf par rapport aux arguments développés dans les cinq cent pages précédentes : la laïcité y est invariablement apparentée à une religion, qui plus est contraignante, voire violente, qui oppresse ceux qui veulent croire et pratiquer. Aucune place n’est faite à l’espace de liberté de culte qu’elle suppose et inscrit dans le droit positif.
 
    Plus intéressante est en revanche la suite pour comprendre les présupposés de l’auteur. Celui-ci affirme défendre « une vision de l’islam profondément civilisationnel » (p. 503), souhaite renverser la tendance consistant à « réinterpréter nos sources à la lumière du contexte occidental du XIXe siècle », en réinterprétant plutôt le contexte occidental « à la lumière de nos sources » (p. 506). Son ouvrage apparait dans ces pages comme une réaction à la pluralité des interprétations possibles où chacun « peut aller piocher à sa guise dans les sources islamiques ce qui est conforme à sa vision » (p. 504). Ce que lui et le courant dont il est issu font tout autant.

Mouqaddima fi Oussoul at-Tafsir
Mouqaddima fi Oussoul at-Tafsir
    Il prétend reprendre à son compte la méthode d’interprétation des sources et d’extraction de la norme définie par Ibn Taymiyya, qu’il cite de nouveau abondamment. Celle-ci ne peut se faire que dans le cadre de « l’interprétation du Coran par le Coran » (tafsîr al Qor’an bi-l Qor’an), puis via le recours à la Sunna quand les sources de compréhension intracoranique ne sont pas suffisantes, puis par les propos des Compagnons (Ibn Taymiyya, Introduction aux fondements de l’éxégèse coranique, Edition Sabil, 2004, p. 140). Il n’y a pas lieu ici de répondre aux assertions théologico-canoniques de l’auteur, mais on notera simplement que le courant des « Coranistes », qui procède précisément par tafsîr al Qor’an bi-l Qor’an, parvient très souvent à des résultats qui battent en brèche les avis de l’orthodoxie classique et mettent à mal de nombreux hadiths, incompatibles avec le sens de certains versets qu’ils interprètent avec cette méthode (Al Ajamî, 2014, Shahrour, 2009 ou encore Talbi 2016, 2017).
 
L’auteur indique, dans cette dernière partie en forme de conclusion, qu’il peut comprendre les « néo-croisés de la démocratie laïque [qui] prétendent combattre la prétendue islamisation de la France » (p. 514), mais c’est la tentative d’exportation de « leurs religions séculières » qu’il trouve « absolument inadmissible » (ibid.) [8] . Cet ouvrage se dévoile bien à travers ces lignes comme une réaction au processus de sécularisation (or les sociologues du religieux ne sont pas tous d’accord sur la réalité et sur l’étendue de ce processus…), et à la conscience du craquèlement du système de référence classique [9], dont l’Histoire nous a pourtant montré qu’il ne constituait pas la fin des religions, mais plutôt leur reconfiguration. L’auteur craint cette reconfiguration. Ce qu’il présente comme un cri de résistance a plutôt dès lors des accents de chant du cygne.
 
On achèvera de caractériser la démarche de l’auteur en utilisant ses propres mots. Pour lui, « la seule perspective est la résistance et l’offensive, la fermeté intellectuelle et le combat spirituel : une lutte idéologique […] » (p. 516). Il renvoie à la notion de « djihad fikri » (« djihad de la pensée », ibid.) pour traduire « symboliquement » cette lutte idéologique. L’auteur ne souhaiterait pas autre chose que de « protéger [notre] identité, vivre décemment et résister à l’oppression politique et sociale que [nous] subissons » (p. 517), quoiqu’il soit sur un mode beaucoup plus offensif que défensif dans bien d’autres passages de l’ouvrage (cf. ci-dessus).

8-Remarques conclusives

    Cet ouvrage cherche à entériner idéologiquement une rupture entre « les musulmans »  et leur environnement laïque. Il se révèle toutefois bien plus compliqué à ingurgiter que la littérature salafiste classique d’édification ou d’inculcation (talqîn) destinée à l’endoctrinement [10]. De fait, le champ de ses lecteurs potentiels paraît réduit. Son cheminement idéologique tortueux ainsi que la multiplication de références empruntées à un répertoire non islamique –fût-ce pour imposer un contenu confessant, apologétique et réactionnaire– le rend donc beaucoup moins aisément abordable au public qui se dirige classiquement vers les petits opuscules salafistes en vente dans les librairies islamiques. En revanche, il est susceptible de renforcer les convictions des individus déjà en situation de rupture (ce que le sociologue cognitiviste Gérald Bronner appelle le « biais de confirmation »), ou de convaincre des indécis facilement influençables.
 
    Rejet de la laïcité, de la démocratie, du soufisme, du néo-réformisme, de tout ce qui est censé incarner la modernité occidentale, affirmation de la précellence de la loi de Dieu, des hadiths et du fiqh comme sources normatives (quoique très peu convoqués dans cet ouvrage)… quelles options de vie reste-t-il aux musulmans de France, à l’issue de la lecture de ce brûlot ? Nous en voyons trois :
 
- l’hijra ou émigration dans un pays à majorité musulmane (mais l’auteur semble lui-même résider en France ou y avoir au moins longtemps résidé, où sa maison d’édition y est enregistrée) ;
 
- le militantisme politico-religieux pour forcer l’Etat à accepter l’extension de la normativité islamique en de nombreux domaines de la vie publique, ce qui ne sera pas accepté par ce même Etat laïque ainsi que par une majorité de sa population –musulmane comprise– et comporterait de surcroit, dans le contexte actuel, un important risque d’exacerbation des relations intercommunautaires ;

- une vie en retrait de ladite société majoritaire, de l’environnement non-musulman, en vase clos, obsédé par la pureté (à l’instar de certaines communautés juives orthodoxes médiévales de l’Europe centrale), hanté par une posture de forteresse assiégée (à l’instar des Amish, notamment) et critiquant la société depuis de cette position.
 
Il n’est pas certain que ces perspectives réjouissent nombre de nos concitoyens français de confession musulmane.

Références

_____________________

[*] « Djihad de la pensée », selon les mots de l’auteur (p.516)..
[8] Et d’affirmer, renvoyant à un imaginaire médiéval, qu’après avoir perdu Jérusalem, c’est « Rome » que ces « néo-croisés » risquent de perdre.
[9] Le blog des éditions Nawa a d’ailleurs posté en novembre 2017 deux articles qui s’inquiètent des réformes entreprises par le Prince Ben Salmane en Arabie Saoudite.
[10] Sur la diffusion du wahhabisme, voir Mouline, 2011
 

Bibliographie

_____________________

AL AJAMÎ, Que dit vraiment le Coran, Editions Zenith, 2011.
SHAHROUR, Muhammad, The Qur'an, Morality and Critical Reason - The Essential, Brill, Leiden, 2009.
MOULINE Nabil, Les clercs de l’islam. Autorité religieuse et pouvoir politique en Arabie Saoudite, XVIIIe – XXIe siècle, PUF, Paris, 2011.
TALBI Muhammad, Méditations sur le Coran : vérité, rationalité, I'jaz scientifique, éd. Mohamed Talbi, Tunis, 2016.
TALBI Muhammad, Dieu est amour : guide du musulman coranique, éd. Nirvana, Tunis, 2017.
WAGEMAKERS Joas, « "The Kafir Religion of the West" - Takfir of Democracy and Democrats by Radical Islamists », in Camilla Adang, Hassan Ansari, Maribel Fierro & Sabine Schmidtke (Eds.), Accusations of Unbelief in Islam - A Diachronic Perspective on Takfir, Leiden, Brill, 2015, p. 327-353.
WIKTOROWICZ Quintan, «Anatomy of the Salafi Movement» (Studies in Conflict and Terrorism, 29-3, 2006, p. 207-239

Djihad fikri [*], note de lecture critique De l’idéologie islamique française. Eloge d’une insoumission à la modernité d’Aït Yahya Aïssam.  (2/2)




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