Les cahiers de l'Islam
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Mardi 11 Octobre 2016

Dot-Pouillard Nicolas, La Mosaïque éclatée. Une histoire du mouvement national palestinien (1993-2016).



N. Dot-Pouillard s’intéresse à la tension entre nationalisme et islamisme qui traverse le champ politique palestinien. À la suite de son travail sur le Jihad islamique (Alhaj, Dot-Pouillard et Rébillard, 2014), il met en lumière un processus d’hybridation de deux référents (islam/nation palestinienne) au sein des principales formations politiques – gauche exceptée. Si le jihad est clairement une formation islamo-nationaliste, le Hamas, issu de la prédication à l’origine quiétiste des Frères musulmans, a considérablement « palestinisé » son univers de référence. Quant au Fatah, il a fait le chemin inverse, intégrant des référents islamiques à son univers de sens nationaliste.  

 

 

Broché: 255 pages
Editeur : Actes Sud (5 octobre 2016)
Collection : Etudes Palestiniennes
Langue : Français
ISBN-10: 2330070586


 
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Recension

N. Dot-Pouillard le note en préambule : les derniers ouvrages de synthèse sur l’histoire politique des Palestiniens datent des années 1980-1990 (l’auteur cite Gresh, 1983, et Sayigh, 1999, auxquels on peut ajouter Picaudou, 1997). En ce sens, le projet de La Mosaïque éclatée, qui consiste à reprendre le fil de cette histoire sur les vingt dernières années, est particulièrement bienvenu. Cette période est celle du processus de paix et de son échec (1993-2000), de la deuxième Intifada (2000-2005), de la séparation durable entre Gaza et la Cisjordanie du fait de l’affrontement entre Fatah et Hamas (depuis 2007), du blocus et des offensives sanglantes menées par Israël sur l’enclave côtière (2008-2009, 2012, 2014), d’une colonisation exponentielle de la Cisjordanie éloignant toujours un peu plus la possibilité de création d’un État palestinien sur ce territoire.

Mais, alors que le tournant des accords d’autonomie (qui, en 1994, étaient censés aboutir à un règlement global dans les cinq ans) a réorienté les travaux, certes nombreux, des chercheurs sur des approches locales et majoritairement centrées sur les dynamiques politiques à l’œuvre en Israël et dans les Territoires occupées (TO) [1], La Mosaïque éclatée veut aussi renouer avec une histoire globale du mouvement national palestinien. Or cette histoire demeure transnationale : en l’absence d’aboutissement du processus de paix, le territoire du mouvement national palestinien continue d’englober, au delà des TO et de la Palestine de 1948 (Israël dans ses frontières reconnues par le droit international), l’espace « en archipel » (p.105) des camps de réfugiés de Syrie, du Liban et de Jordanie – qui furent le théâtre de la « révolution palestinienne » portée par l’OLP dans les années 1960-1970. Ainsi l’ouvrage consacre-t-il de nombreux développements aux événements de Yarmouk (ce camp martyr de la banlieue de Damas, théâtre en 2012-2015 d’un long siège mené par l’armée syrienne et de combats inter-palestiniens), ou encore aux dynamiques politiques à l’œuvre dans les camps de réfugiés du Liban.

Élargissant la focale et renouant les fils de cette histoire nationale « transnationalisée », N. Dot-Pouillard n’en prend pas moins acte du fait que, au cours de cette séquence historique ouverte en 1993, le nationalisme palestinien est traversé par une crise profonde. Alors que le perspective d’un État souverain demeure un rêve lointain, les accords d’autonomie, donnant naissance à l’Autorité palestinienne (AP), ont bel et bien clos une page : celle d’une lutte de libération aux composantes certes multiples, mais unies derrière une perspective commune. Ils ont constitué une « fin de partie », fermant « une certaine séquence historique de décolonisation » (p. 16), au cours de laquelle un imaginaire révolutionnaire et tiers-mondiste traversait l’ensemble du champ politique palestinien. La Mosaïque éclatée cherche dès lors à rendre compte de la période 1993-2016 comme d’une nouvelle séquence historique, dominée par la fragmentation du mouvement national. Mais pour l’auteur, cette fragmentation doit être lue au regard d’un autre phénomène : celui de la persistance du « nationalisme anticolonial des Palestiniens » (p.18) qui, malgré la division et la crise, a fait preuve au cours des vingt dernières années d’une forte capacité de résilience.

Cette dualité entre crise et continuité est au centre de la problématique de l’ouvrage. Le nationalisme palestinien est moribond en tant que mouvement unificateur (« au point que, depuis le début des années 1990, c’est pratiquement cette appellation de mouvement national qui peut être sujet à questionnement » – p. 15), mais il perdure en tant que référent symbolique de façon omniprésente (p. 27). Il apparaît alors comme une forme de protection venant conjurer le spectre d’une « désintégration du social » (p. 210). La fragmentation entre les acteurs du mouvement national est bien le reflet d’un affaiblissement et d’une dépossession (absence de vision et de stratégie, rapport de force défavorable, dépendance vis-à-vis d’acteurs extérieurs) ; mais elle manifeste aussi le maintien d’une forme de pluralisme politique dans un contexte régional de glaciation autoritaire.

Dans l’introduction, cette dualité entre crise et persistance du mouvement national peut sembler un peu circulaire (la crise est relativisée par la persistance, qu’elle remet pourtant en cause) et relativiste (une même réalité peut faire l’objet d’analyses contradictoires). Mais, au fil des chapitres, N. Dot-Pouillard donne une consistance dynamique à sa thèse. Par le biais d’une approche transversale (le propos est organisé autour de quatre expressions de la dissension inter-palestinienne : territoire national ; représentation institutionnelle ; stratégie de lutte ; idéologie), il met en lumière une dynamique complexe faite d’antagonismes, parfois violents, mais qui manifestent aussi le maintien d’un espace politique partagé dans un contexte de crise permanente.

La Mosaïque éclatée rend compte d’une scène politique constituée d’une myriade d’organisations et d’espaces, où se nouent conflits, alliances et recompositions, et surtout au sein de laquelle les lignes de fracture font montre d’une grande plasticité : idéologies poreuses, alliances mouvantes, modes d’action tributaires des micro-séquences historiques (deuxième Intifada, crise syrienne, «
 Intifada des couteaux »). Pour N. Dot-Pouillard, cette plasticité est bien l’un des facteurs de la résilience du mouvement national palestinien.

L’approche mobilisée ici a le mérite – en plus de faire apparaître des lignes de tension fines et complexes entre les mouvements politiques mais aussi en leur sein – de donner des outils pour dépasser les « logiques classificatoires » (Dobry, 2003) qui chercheraient à établir des frontières poreuses entre les organisations sur la base d’une identité idéologique prédéfinie. Au contraire, N. Dot-Pouillard montre que ces identités sont avant tout tributaires de logiques configurationnelles.

La première partie de l’ouvrage est consacrée à la question du territoire national. Partant de la fracture apparue au moment des accords d’Oslo entre partisans de la reconnaissance d’un État israélien sur les frontières de 1967 (essentiellement le Fatah) et les tenants d’un Front du refus formalisé dans le camp de Yarmouk et soutenu par le régime syrien (qui regroupe factions islamistes et factions de gauche), N. Dot-Pouillard fait apparaître la profondeur historique du débat, amorcé dès 1974, portant sur la question des frontières – mais aussi sur la forme d’un hypothétique État palestinien (État « unique », « démocratique », « binational », « civil », « islamique »...). Il remet en cause l’idée d’une fracture entre des « modérés » partisans des accords d’autonomie et des « radicaux » partisans des frontières de 1948. Il montre aussi que les dissensions inter-palestiniennes sur ces questions sont corrélées à un rapport de force avec Israël sans cesse plus défavorable aux Palestiniens et au fait établi que l’AP constitue désormais un embryon d’État : la plupart des factions qui s’opposaient à sa constitution ont fini par entrer, d’une manière ou d’une autre, dans son arène politique (FPLP-FDLP et surtout Hamas).

Le deuxième chapitre, particulièrement stimulant, est consacré à la représentation politique des Palestiniens. Celle-ci est tiraillée entre une AP « proto-étatique » et une OLP marginalisée, mais toujours symboliquement dépositaire de la légitimité du mouvement national. Dans les camps de l’extérieur, cette question du pouvoir est particulièrement sensible et complexe, et N. Dot-Pouillard détaille la constitution de souverainetés entrelacées et concurrentes chez les Palestiniens du Liban. Les instances de représentation sont légion ; elles expriment des rapports de force micro-locaux fortement influencés à la fois par la politique intérieure libanaise et par les tensions au sein de l’AP (ainsi des luttes intestines au sein du Fatah des camps du Liban, qui reflètent l’affrontement entre M. Abbas et M. Dahlan).

La troisième partie, centrée sur le débat concernant les moyens de lutte, se subdivise en réalité en deux questions : celle des modes d’action et celle des alliances régionales. Concernant les modes d’action (usage des armes, recours aux attentats-suicides, appels à une « résistance populaire » pacifique), N. Dot-Pouillard montre qu’aucune faction ne défend une stratégie unique : l’usage de tel ou tel moyen de lutte est tributaire de rapports de force globaux et de flambées de révolte populaire que les partis ne maîtrisent guère.

Concernant la question des alliances régionales, N. Dot-Pouillard montre que l’alignement des partis sur l’une des deux supposées grandes alliances régionales (« axe de la résistance » chiite – Iran, Syrie, Hezbollah – ou camp « pro-occidental » sunnite – Arabie saoudite, EAU, Égypte, Jordanie) a été complexifié par l’irruption des révoltes arabes et qu’il demeure très relatif. N. Dot-Pouillard rend compte des fluctuations diplomatiques du Hamas (entre le pari d’une montée en puissance des Frères musulmans à l’échelle régionale, le soutien à la rébellion syrienne et finalement, l’amorce d’un réalignement dans l’« axe de la résistance »), et surtout de celles, plus complexes et moins connues, d’un Fatah censément aligné sur un axe pro-occidental, mais qui entame parallèlement un rapprochement avec le régime syrien – son ennemi juré d’antan – et déploie ses divisions internes à un niveau géopolitique.

Dans la dernière partie, N. Dot-Pouillard s’intéresse à la tension entre nationalisme et islamisme qui traverse le champ politique palestinien. À la suite de son travail sur le Jihad islamique (Alhaj, Dot-Pouillard et Rébillard, 2014), il met en lumière un processus d’hybridation de deux référents (islam/nation palestinienne) au sein des principales formations politiques – gauche exceptée. Si le jihad est clairement une formation islamo-nationaliste, le Hamas, issu de la prédication à l’origine quiétiste des Frères musulmans, a considérablement « palestinisé » son univers de référence. Quant au Fatah, il a fait le chemin inverse, intégrant des référents islamiques à son univers de sens nationaliste.

Ce chapitre offre également des analyses particulièrement fines sur les rapports entre le Hamas et les mouvements salafistes et sur la recomposition des référents de la gauche palestinienne après la chute de l’URSS.

N. Dot-Pouillard a choisi de limiter l’approche du mouvement national palestinien et de sa crise aux seules organisations politiques, considérant que « cette histoire globale (...) est invariablement une histoire de partis, formations, organisations politiques » (p. 30). On regrettera parfois que ces organisations soient abordées essentiellement au travers d’une analyse programmatique, idéologique et stratégique : les rapports entre les appareils partisans et la mosaïque sociale constituée par la population palestinienne elle-même ne sont que très succinctement évoqués. Or, dans un contexte où la concurrence entre partis ne s’exprime que marginalement dans le cadre d’une compétition électorale, les enjeux liés à leur ancrage social, aux circulations des ressources, aux socialisations militantes ou encore au clientélisme sont majeurs. Les aborder aurait, par exemple, permis de mieux cerner la longévité du Fatah – ce « parti Janus » (p. 155) dénué d’idéologie comme de stratégie claires – au centre du paysage politique palestinien.

La Mosaïque éclatée n’en demeure pas moins un ouvrage très bien documenté et aux analyses stimulantes. Il comporte un glossaire, une chronologie et une bibliographie, qui sont autant d’outils précieux dans la démarche synthétique qui est celle de l’auteur.

Minas Ouchaklian,
Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée [En ligne]
sous Licence Creative Commons Attribution - Pas d’Utilisation Commerciale - Partage dans les Mêmes Conditions 4.0 International.

Bibliographie

________________
[1] Il existe des exceptions, comme Al-Husseini et Signoles (dir.), 2011.


BIBLIOGRAPHIE
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ALHAJ Wissam, DOT-POUILLARD Nicolas et REBILLARD Eugénie, 2014, De la théologie à la libération ? Histoire du Jihad islamique palestinien, Paris, La Découverte.

AL HUSSEINI Jalal, et SIGNOLES Aude (dir.), 2011, Les Palestiniens entre État et diaspora. Le Temps des incertitudes, Paris, iismm/Karthala.

DOBRY Michel, 2003, « La thèse immunitaire face aux fascismes. Pour une critique de la logique classificatoire », in Dobry (dir.), Le Mythe de l’allergie française au fascisme, Paris, Albin Michel.

GRESH Alain, 1983, OLP, Histoire et stratégie, Paris, Spag-Papyrus.

PICAUDOU Nadine, 1997, Les Palestiniens, un siècle d’histoire. Le Drame inachevé, Bruxelles, Complexe.

SAYIGH Yezid, 1999, Armed Struggle and the Search for State: the Palestinian National Movement. 1949-1993, Oxford, Oxford University Press.

Dot-Pouillard Nicolas, La Mosaïque éclatée. Une histoire du mouvement national palestinien (1993-2016).




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