Les cahiers de l'Islam
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Dimanche 15 Novembre 2015

Ebrahim Moosa : « Inventer de nouveaux instruments intellectuels »



Ebrahim Moosa
Ebrahim Moosa
Le professeur Ebrahim Moosa travaille actuellement à l'Université Notre Dame (Indiana, Etats-Unis). Originaire d’Afrique du Sud, il fut contraint d’émigrer aux Etats-Unis quand les conditions de travail dans son propre pays se sont fortement détériorées. Au fil des ans, il a beaucoup écrit dans le domaine de la pensée musulmane et sur les intellectuels musulmans contemporains. Il est considéré comme un des meilleurs experts de la recherche contemporaine en sciences islamiques. Dans le présent interview, Ebrahim Moosa parle de la position difficile des intellectuels musulmans, de l’herméneutique musulmane et de la nécessité d’élargir les frontières du discours musulman à la lumière des réalités actuelles.
 
 
                    Bio express
1957 Naissance au Cap (Afrique du Sud). 
1974-1980 Etudes dans une madrasa du nord de l’Inde. 
1987 Prend la tête du Mouvement islamique de Johannesburg. 
1994 Conseiller de Nelson Mandela pour les questions musulmanes.
 1998 Sa maison du Cap est détruite par un attentat. La famille s’exile aux Etats-Unis. 
1999 Professeur à l’université Duke, en Caroline du Nord.
(source : jeuneafrique.com)    


Etudes-Musulmanes : Professeur, vous êtes surtout connu pour le travail que vous avez accompli concernant la pensée musulmane contemporaine et les intellectuels musulmans au vingtième siècle. Malgré les bouleversements considérables qui ont affecté l’ensemble du monde musulman, il apparaît que l’activité intellectuelle concernant l’islam se trouve face à une impasse. Les sociétés musulmanes semblent prises en tenaille entre les “traditionalistes” et les “modernistes” et l’espace où se meut le discours musulman donne l’impression d’être divisé par la même ligne de fracture.

Professeur, pourriez – vous nous expliquer comment et pourquoi nous en sommes arrivés là ?

Dr Ebrahim Moosa : Une partie du problème tient au fait que l’époque du changement et des évolutions chez les réformistes musulmans n’est plus qu’un vague souvenir. Au cours du XXème siècle, les réformistes ont été mis sur un piédestal alors que leurs idées progressistes ont été figées dans des corpus de pensée canoniques aujourd’hui immuables et statiques. Qu’une telle évolution se soit produite n’est pas si surprenant que cela, lorsque l’on constate de quelle manière a évolué l’école moderniste de l’islam dès ses débuts au 19ème siècle avec des personnalités comme Jamal Eddine al-Afghani ou Muhammad Abduh.
Il faut aussi se souvenir que ces penseurs musulmans étaient eux-mêmes pris entre deux traditions : le conservatisme musulman et la modernité sécularisée. Dans leur tentative de moderniser et réformer l’islam, beaucoup de ces penseurs réformistes ont fini par intégrer les valeurs du projet moderniste. En ce sens, de nombreux réformistes tels al-Afghani, Abduh ou Mawdudi se sont largement préoccupés du développement économique et du progrès technique en tentant de rattraper le monde occidental.


Cependant, dans ce processus, beaucoup de ces penseurs ont aussi hérité des préjugés et parti-pris de l’époque moderne. Nombre de leurs travaux et de leurs idées sont marqués par les concepts de modernité, des Lumières, de rationalité et de progrès, influencés par le positivisme. Parce que le projet moderniste occidental était fondé sur un discours colonial, beaucoup de réformistes musulmans du 19ème siècle en vinrent à intérioriser et reproduire ces préjugés. Leurs opinions sur les croyances traditionnelles, les traditions anciennes, le statut des femmes, etc. étaient marquées par ce regard.

Ils sont ainsi devenus des figures hybrides et intermédiaires entre le monde occidental sécularisé et les cercles musulmans conservateurs. Les oulémas conservateurs s’opposèrent à eux parce qu’ils les trouvaient trop occidentalisés, alors qu’au contraire les occidentaux les taxaient d’apologistes de l’Islam. Ceux qui veulent défendre aujourd’hui un projet musulman moderniste ne savent comment s’y prendre pour défendre certaines idées et positions avancées par ces penseurs. Le résultat est qu’une grande partie de ce qu’ils ont dit et écrit est jugé sur ces apparences et leur impulsion en faveur d’une réflexion critique est mise de côté.

Etudes-Musulmanes : Il semble que pour vous le développement de la pensée musulmane a atteint un seuil qui a conduit les individus à se situer dans diverses écoles de pensée aux positions arrêtées. Comment analyseriez-vous la situation actuelle ?

Dr Ebrahim Moosa : Comme je vous le disais, nous sommes maintenant témoins d’un renforcement des cloisonnements au sein du monde intellectuel musulman. Dans la majorité des pays musulmans aujourd’hui, on constate une division croissante entre deux camps : d’un côté les modernistes musulmans qui veulent développer l’islam dans un cadre de vie moderne, et de l’autre les conservateurs musulmans qui souhaitent maintenir la pureté et le caractère sacré du discours musulman en revenant aux sources et à une vie “authentiques”. La réalité est bien évidemment plus complexe : pris entre ces deux camps rivaux, il y a une multitude de groupes, y compris des intellectuels.

Parce que presque tous les pays musulmans du monde ont été à un moment de leur histoire colonisés par l’Occident, le projet de modernisation lui-même est devenu problématique. Il est suspecté par les conservateurs d’être un projet d’occidentalisation. Face à une modernisation rapide dans beaucoup de sociétés musulmanes contemporaines, nous sommes témoins de l’émergence de forces anti-modernistes conduites par des leaders religieux. Ceci est vrai de l’Islam mais aussi des sociétés marquées par d’autres traditions religieuses.

Etudes-Musulmanes : Une telle réaction contre la modernité et contre le processus de modernisation , exprimée en terme de traditionalisme ou une recherche d’authenticité culturelle enracinée dans le passé, n’est certes pas limité au monde musulman. Les mêmes phénomènes sont repérables dans beaucoup d’autres endroits du monde, de l’Afrique à l’Asie, et ceci depuis les années 1960. Mais comment caractériseriez-vous la réaction spécifiquement islamique contre la réalité et le projet de modernité sécularisée ? D’où cela vient-il, et quels en sont les ressorts ?

Dr Ebrahim Moosa : La résistance au projet moderne et à une stimulation vers davantage de modernité qui soit orchestrée par l’Etat est en grande partie fondée sur un discours d’authenticité qui réduit l’Islam à des valeurs positives. Pour ces conservateurs qui placent l’Islam en opposition avec la modernisation, voire avec la modernité elle-même, l’islam serait dôté de toutes sortes de qualités censées faire défaut à la modernité. L’islam est plein de compassion, d’humanité, civilisé, … alors que le projet de modernisation est vu comme séculier, matérialiste, quand il n’est pas carrément diabolique.

Ce type de pensée commence à se répandre parce qu’une grande part de la pensée musulmane traditionnelle est aujourd’hui exprimée sous le mode de ce que j’appelle la ” théologie de l’empire “, qui date de l’époque où la civilisation islamique était à son apogée et où théologiens, chercheurs et docteurs de la loi musulmane voyaient le monde et leur propre statut en termes dialectiques.
 





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