Dans la foulée des attentats de Bruxelles de ce 22 mars, le Ministre wallon Paul Furlan annonce un décret « révolutionnaire » visant à mettre de l’ordre dans les mosquées situées en Région Wallonne. Parmi les objectifs, figure en bonne place la recherche de transparence quant à leurs modalités de financement. Objets de fantasmes, celles-ci préoccupent décideurs politiques et journalistes, car elles seraient responsables de toutes les influences idéologiques et de la dérive de pans des communautés musulmanes. Le réel étant toujours plus complexe, il est impératif de réduire la grande confusion qui règne à ce sujet pour que l’action politique puisse s’orienter de manière efficace. Nous présentons ici un essai de typologie du « cash islamique », pertinente bien au-delà des frontières de la Wallonie.
Après avoir dressé un panorama des sources de financement des lieux de culte musulmans de Wallonie dans la première partie, l'auteur présente ici de nouvelles pistes de financement qui pourrait permettre à l'Islam belge de s'autonomiser.
© DR/ MaxPPP Image d'illustration
2. Quelles pistes de financements endogènes pour les institutions religieuses islamiques européennes ?
Comme nous avons pu le voir, les méthodes de levées de fonds et de financement des mosquées en Europe sont multiples et souvent combinées pour pouvoir rassembler les sommes nécessaires à l’élaboration du projets, mais aussi à son entretien dans la durée ainsi qu’à la rémunération des imâms et autres employés qui pourraient être amenés à rejoindre le projet. Les influences idéologiques n’y sont pas nécessairement linéaires (le financement de "telle source" m'implique pas nécessairement "telle influence"). Au contraire, aujourd’hui, si l'on considère le relatif cloisonnement des réseaux dans leur volonté de préserver leur accès privilégié à certaines sources de financement [1], celui-ci servira à confirmer voire renforcer l’idéologie préalable des porteurs de projets en leur offrant des moyens supplémentaires de diffusion (par exemple passer d’une salle de prière minable d’une capacité de 150 personnes à une salle de prière de qualité d’une capacité de 1000 personnes, qui matérialise ainsi la projection de la puissance d’un discours), plutôt que d’influencer un projet existant qui se radicaliserait suite à l’injection d’un financement particulier. Il est évident que l’on ne peut exclure ce genre de développement, mais cela ne semble pas être le « pattern » que nous avons pu plus observer sur le terrain.
Quelles solutions développer dès lors pour autonomiser l’islam belge, ou plus largement européen, des sources étrangères de financement, sachant que cela ne permettra pas de résoudre l’ensemble de la problématique de la diffusion de discours très conservateurs voire radicaux ?
En effet, si les porteurs de projet sont eux-mêmes à la source de l’influx de capitaux idéologiquement orientés, plutôt que récepteurs passifs de ces derniers qui les forceraient à s’aligner sur l’idéologie des donateurs, il est fondamental de travailler, en amont et en parallèle sur ces discours. Cela peut se faire par la formation des imâms (voir les travaux de la Commission Marcourt en Belgique, ou la formation des imâms à l’Université de Vienne en Autriche), ainsi qu’au travers d’un rôle beaucoup plus actif des organisations représentatives ou des organismes chargés de l’organisation du temporel du culte musulman (Exécutif des Musulmans de Belgique, Conseil Français du Culte Musulman, Muslim Council of Britain …) en matière de contrôle intracommunautaire des discours diffusés dans les salles de prières et les mosquées ainsi que de l’orientation idéologique des porteurs de projet. Les modalités pratiques de ce type de contrôle interne pourront faire l’objet d’un article ultérieur.
Rappelons encore qu’il ne suffit pas de décider de mettre fin à des flux de financements externes plus ou moins transparents quant à leur provenance : encore faut-il prévoir des sources alternatives de financement endogène pour éviter de se contenter de rendre seulement plus complexe l’accès au cash pour les porteurs de projet. Cela ne fera en effet qu’augmenter la proportion de financements « obscurs » pour les projets de mosquées, à rebours des objectifs initiaux.
Enfin, il faut aussi prendre en compte la nécessaire dimension non-discriminatoire de toute politique, ce qui supposerait la mise sur pieds de mesures similaires pour les autres communautés convictionnelles, or il semblerait qu’un des principaux opposants à l’interdiction des financements transnationaux pour les communautés cultuelles est le Vatican, un acteur diplomatique qui ne peut être négligé.
Dès lors, nous souhaiterions proposer à la réflexion des autorités et des instances communautaires musulmanes les pistes suivantes :
1) Relancer, dans les pays où cela n’est pas d’application, le débat sur les impôts philosophiquement dédicacés. On pourrait même envisager, comme c’est désormais le cas en Hongrie, d’indiquer pour quelle association (ici quelle mosquée, église, temple, synagogue reconnue) le citoyen contributeur souhaiterait-il dédicacer un pourcentage de son impôt déterminé par la loi. Cela permettrait de générer une somme plus ou moins significative qui serait conservée dans un portefeuille spécifique à chaque lieu de culte, auprès de l’administration fiscale ou transférée au ministère adéquat. Les porteurs du projet pourraient y avoir accès sur bases de devis, de plans d’investissement étayés par des documents comptables en bonne et due forme.
2) Les mosquées reconnues dépendant des Provinces (sauf à Bruxelles où elles dépendent de la Région) pour ce qui relève de la compensation du déficit opérationnel, il serait possible de changer la règle de financement, à savoir passer d’une compensation de déficit opérationnel ex-post à des financements de travaux d’entretien ex-ante sur base d’un plan d’investissement tenant compte des revenus de la communauté islamique locale, le tout sous la supervision d’un comité ad-hoc composé de membres de l’administration provinciale/régionale et d’un représentant de l’EMB.
3) Dans le cas où l’Etat est actionnaire unique ou majoritaire d’une banque (telle que Belfius, en Belgique), il pourrait mettre à disposition des communautés religieuses, en particulier musulmanes, des lignes de crédits à 0% et des facilités de paiement qui pourraient leur permettre d’investir de manière durable dans le bâti et leurs projets de développement sans devoir attendre de réunir l’ensemble de la somme nécessaire au commencement des travaux, ce qui peut parfois prendre une à deux décennies.
4) Mettre sur pied des formations et un accompagnement spécifiques pour aider les responsables de projets cultuels à développer un business plan et à gérer un projet commercial dont l’objectif serait de générer des ressources stables pour leur projet. Les monastères se sont mis à fabriquer du fromage et de la bière (et se contentent désormais de toucher des royalties) pour devenir soutenables dans le long terme. Investir dans le développement des talents et des compétences des porteurs de projets cultuels pour les soutenir dans la mise sur pied de projets commerciaux similaires est indispensable pour relocaliser les financements – tout en contribuant à la fabrique sociale (création d’emploi, circuits courts…).
5) Les musulmans étant tenus de payer un « impôt sur la fortune » (zakât al-mâl, cf. supra), on pourrait envisager la mise sur pied d’une fondation publique qui aurait pour mission de collecter la zakât des musulmans de Belgique avec pour mission de réinvestir les sommes collectées pour des projets cultuels dans un premier temps. La proposition pourra paraître choquante pour certains, pourtant un certain nombre de pays islamiques rendent obligatoires le versement de la zakât (Arabie Saoudite, Lybie, Malaisie, Pakistan…), même si ils en délèguent la collecte et la gestion à des fondations ou structures similaires. L’islam étant désormais la deuxième religion d’un nombre important de pays européens, on pourrait considérer qu’il ne serait pas illégitime que ces Etats prennent un rôle plus actif dans la gestion des « impôts religieux » d’une partie de leurs concitoyens, dès lors que ce n’est pas une pratique exceptionnelle au sein d’un nombre d’Etats à majorité musulmane et que, historiquement, la collecte de la zakât a longtemps été considérée comme une prérogative étatique (même si sujette à un certain degré de délégation à des acteurs privés).
2) Les mosquées reconnues dépendant des Provinces (sauf à Bruxelles où elles dépendent de la Région) pour ce qui relève de la compensation du déficit opérationnel, il serait possible de changer la règle de financement, à savoir passer d’une compensation de déficit opérationnel ex-post à des financements de travaux d’entretien ex-ante sur base d’un plan d’investissement tenant compte des revenus de la communauté islamique locale, le tout sous la supervision d’un comité ad-hoc composé de membres de l’administration provinciale/régionale et d’un représentant de l’EMB.
3) Dans le cas où l’Etat est actionnaire unique ou majoritaire d’une banque (telle que Belfius, en Belgique), il pourrait mettre à disposition des communautés religieuses, en particulier musulmanes, des lignes de crédits à 0% et des facilités de paiement qui pourraient leur permettre d’investir de manière durable dans le bâti et leurs projets de développement sans devoir attendre de réunir l’ensemble de la somme nécessaire au commencement des travaux, ce qui peut parfois prendre une à deux décennies.
4) Mettre sur pied des formations et un accompagnement spécifiques pour aider les responsables de projets cultuels à développer un business plan et à gérer un projet commercial dont l’objectif serait de générer des ressources stables pour leur projet. Les monastères se sont mis à fabriquer du fromage et de la bière (et se contentent désormais de toucher des royalties) pour devenir soutenables dans le long terme. Investir dans le développement des talents et des compétences des porteurs de projets cultuels pour les soutenir dans la mise sur pied de projets commerciaux similaires est indispensable pour relocaliser les financements – tout en contribuant à la fabrique sociale (création d’emploi, circuits courts…).
5) Les musulmans étant tenus de payer un « impôt sur la fortune » (zakât al-mâl, cf. supra), on pourrait envisager la mise sur pied d’une fondation publique qui aurait pour mission de collecter la zakât des musulmans de Belgique avec pour mission de réinvestir les sommes collectées pour des projets cultuels dans un premier temps. La proposition pourra paraître choquante pour certains, pourtant un certain nombre de pays islamiques rendent obligatoires le versement de la zakât (Arabie Saoudite, Lybie, Malaisie, Pakistan…), même si ils en délèguent la collecte et la gestion à des fondations ou structures similaires. L’islam étant désormais la deuxième religion d’un nombre important de pays européens, on pourrait considérer qu’il ne serait pas illégitime que ces Etats prennent un rôle plus actif dans la gestion des « impôts religieux » d’une partie de leurs concitoyens, dès lors que ce n’est pas une pratique exceptionnelle au sein d’un nombre d’Etats à majorité musulmane et que, historiquement, la collecte de la zakât a longtemps été considérée comme une prérogative étatique (même si sujette à un certain degré de délégation à des acteurs privés).
Cette liste n’est évidemment pas exhaustive. Elle vise à ouvrir un débat et essayer de fournir quelques pistes de réflexion hors cadre. Signalons à ce propos que nous rejoignons les réserves exprimées par la spécialiste du « halal », Florence Bergeaud-Blackler, sur l’inapplicabilité d’une taxe sur les aliments « halal » qui servirait à financer l’islam de France ou d’autres pays européens.
Chacune de ces pistes devra bien sûr être opérationnalisée en fonction de son contexte national. Il est d’ailleurs vraisemblable qu’il conviendra d’envisager des mix de solutions car aucune ne pourra, à elle seule, répondre aux besoins en terme d’infrastructure et de personnel pour des congrégations en croissance pour un certain nombre d’entre elles. Et ce d’autant plus dans un contexte où un nombre considérable de mosquées vont devoir être rénovées au cours des 15-20 prochaines années pour faire face à l’usure du bâti et répondre aux nouvelles normes de confort, de sécurité et de respect de l’environnement ; voire agrandies ou érigées pour faire face à un public de pratiquant-e-s plus large. L’indépendance financière des pays du Golfe et des pays « d’origine » pour les communautés musulmanes européennes ne se réalisera pas sans efforts ni sans créativité. La bonne nouvelle, c’est que les ressources et les idées sont là. Encore faut-il s’en donner les moyens.
Dr. Michael Privot,
Islamologue
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[1] Ainsi en va-t-il autour de Yûsuf al-Qaradawî, le fameux prêcheur qatari. Au vu de son influence auprès des élites et de l’épaisseur de son carnet d’adresse de généreux donateurs potentiels, son entourage, dont il dépend très largement, a entrepris de « verrouiller » tout accès direct à ce dernier pour s’assurer qu’aucune personne qui ne soit proche de leurs cercles ne puisse accéder à la célébrité. Avec pour effet un contrôle extrêmement serré des bénéficiaires potentiels qui doivent impérativement démontrer leur appartenance proche ou lointaine à leur clique et s’assurer que toute donation obtenue n’aille pas entretenir la concurrence.