À travers les différents chapitres, l’auteur analyse avec finesse et citations à l’appui l’évolution de la figure du sceau des prophètes dans des œuvres marquantes de l’époque médiévale, moderne et contemporaine. Nedim Gürsel exploite d’abord une littérature européenne, d’inspiration chrétienne, marquée, à l’époque médiévale, par un rejet du Prophète vers le domaine des faux prophètes, et, à l’époque moderne, par un attrait croissant pour l’Orient mystique. Les auteurs de culture et/ou de confession musulmane(s) sont à l’honneur dans les derniers chapitres qui traitent de la littérature contemporaine.
Enki Baptiste
Université Lumière Lyon 2
Cette recension a déjà fait l'objet d'une publication dans la Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée , 147 | octobre 2020 sous licence Creative Commons (BY NC SA).
Par Enki Baptiste
Cet ouvrage de Nedim Gürsel, auteur turc installé à Paris et chercheur en littérature au CNRS, est un essai plus qu’un véritable ouvrage de recherche [1]. En s’attaquant à la figure du Prophète de l’islam et à sa seconde vie dans la littérature, l’auteur ouvre un dossier brûlant, avec un ton qui se veut d’emblée militant. L’objectif est d’appréhender un personnage sacré de la tradition musulmane dont le nom, bien plus que l’histoire si mal connue, a voyagé sous le calame d’auteurs d’Orient et d’Occident.
À travers les différents chapitres, l’auteur analyse avec finesse et citations à l’appui l’évolution de la figure du sceau des prophètes dans des œuvres marquantes de l’époque médiévale, moderne et contemporaine. Nedim Gürsel exploite d’abord une littérature européenne, d’inspiration chrétienne, marquée, à l’époque médiévale, par un rejet du Prophète vers le domaine des faux prophètes, et, à l’époque moderne, par un attrait croissant pour l’Orient mystique. Les auteurs de culture et/ou de confession musulmane(s) sont à l’honneur dans les derniers chapitres qui traitent de la littérature contemporaine.
Cet ouvrage est une belle rétrospective sur une littérature pléthorique, souvent méconnue. Nedim Gürsel tort le cou avec brio à des idées reçues sur la perception de l’islam en milieu européen à l’époque moderne. Les passages sur Voltaire ou Lamartine sont ainsi d’une vraie richesse car l’auteur montre la complexité du rapport des auteurs à cette religion proclamant sceller la prophétie. Le premier cité ne cache pas son admiration pour la beauté du texte coranique, lorsque le second, sensible à l’unicité du message de Muḥammad, considère l’islam comme un « christianisme purifié » (p.92). En outre, Goethe, dans l’un de ses recueils de poésie, fait montre d’un orientalisme savant et d’un intérêt sincère pour cet Orient fantasmé. Muḥammad n’est pas considéré comme un prophète, mais porte un message dans lequel puise l’auteur allemand, dont les vers de poésie enserrent des citations coraniques.
Sur les textes du xixe et du xxe siècles, une analyse plus approfondie des sources fait parfois défaut. Les chapitres perdent progressivement en saveur à mesure qu’ils se réduisent à une forme de catalogage d’ouvrages sur le Prophète dans lesquels l’auteur se contente de brosser des résumés circonstanciés de leur contenu sans entrer dans le détail de leur projet littéraire.
On pourra regretter l’absence d’un chapitre consacré à la nahḍa et à ses auteurs, ces derniers n’ayant pas manqué d’exploiter le potentiel historique des figures sacrées de l’islam dans leurs écrits. Les ouvrages de Zurjī Zaydān ou de Khalīl Jibrān auraient ainsi mérité quelques lignes. Les polémiques autour des écrits de Zaydān, du fait de l’obédience chrétienne de ce dernier, témoignent du processus d’intégration des personnages des débuts de l’islam dans la littérature de fiction arabe. Leur analyse aurait constitué un excellent préliminaire aux chapitres traitant des œuvres des auteurs musulmans de la période contemporaine.
Cela dit, le propos manque parfois de profondeur historique. L’auteur n’est pas historien, mais jusqu’à l’époque moderne au moins, puis sur le cas Rushdie, il revient, dans les grandes lignes, sur la toile de fond qui a présidé à la composition de l’ouvrage. Le rapport des auteurs à la religion islamique et à l’Orient est ainsi abordé, permettant souvent de mieux saisir leur propos littéraire. Cela donne parfois l’impression que cet arrière-plan social, religieux et/ou politique à l’époque contemporaine ne comptait plus guère. L’histoire personnelle de Driss Chraïbi, résumée en quelques lignes dans une note de bas de page aurait ainsi mérité d’être mise en relation avec la place de Muḥammad dans les écrits de l’auteur. On y apprend, en effet, qu’après avoir suivi un enseignement religieux, le Marocain renia l’islam avant d’y revenir, considérant le Coran comme « une force » ou comme « quelque chose de phénoménal » (n.2, p. 162).
L’ouvrage est incontestablement le fruit de son temps. Il est transgressif car il propose de repousser les frontières des récits canoniques sur le prophète. L’auteur dévoile au lecteur un autre Muḥammad ; un personnage de fiction parfois honoré, souvent utilisé à des fins polémiques, mais toujours porteur d’un message attirant et fascinant. La valeur de cet essai vient surtout de ce qu’il honore une liberté d’expression sans cesse remise en question. Cela n’enlève rien au mérite de Nedim Gürsel qui s’empare d’un sujet particulièrement délicat après avoir pourtant déjà subi un procès dans son pays natal en raison de ses positions vis-à-vis de l’islam.
On pourrait presque espérer un dernier chapitre, dans lequel l’auteur prolonge sa réflexion jusqu’aux caricatures du prophète dans les quotidiens satiriques du xxie siècle. Désormais entrées dans l’histoire à la suite des tragiques attaques de janvier 2015 [2], ces caricatures ne sont que l’aboutissement d’un processus historique de désacralisation et de laïcisation des sociétés occidentales qui pourrait tout à fait trouver une place dans l’ouvrage de Nedim Gürsel tant il constitue un moteur d’inspiration militante pour nombre d’artistes, y compris arabes. Cette seconde vie du Prophète, personnage désormais défié publiquement par la satire acerbe d’artistes rangés au rang d’ennemis absolus de l’islam par les tenants des idéologies islamistes et salafistes, ne peut être ignorée car elle cristallise actuellement les passions. Elle déchire les observateurs de la vie occidentale, qui ne savent plus guère quelle position adopter entre défense des adeptes de l’islam et promotion de la liberté d’expression comme fer de lance des valeurs occidentales. Exhumer cette seconde vie du prophète s’apparente à la mise en abîme historique et critique d’une histoire dont les contours flous ont présidé à sa sacralisation. Aux discours islamistes, faisant valoir un canon unique et condamnant toute pluralité du récit comme un acte de rébellion contre l’autorité du sceau des prophètes, Nedim Gürsel oppose un corpus littéraire au centre duquel se trouve Muḥammad, devenu un personnage de fiction, fruit de l’imagination d’auteurs chrétiens et musulmans.
À travers les différents chapitres, l’auteur analyse avec finesse et citations à l’appui l’évolution de la figure du sceau des prophètes dans des œuvres marquantes de l’époque médiévale, moderne et contemporaine. Nedim Gürsel exploite d’abord une littérature européenne, d’inspiration chrétienne, marquée, à l’époque médiévale, par un rejet du Prophète vers le domaine des faux prophètes, et, à l’époque moderne, par un attrait croissant pour l’Orient mystique. Les auteurs de culture et/ou de confession musulmane(s) sont à l’honneur dans les derniers chapitres qui traitent de la littérature contemporaine.
Cet ouvrage est une belle rétrospective sur une littérature pléthorique, souvent méconnue. Nedim Gürsel tort le cou avec brio à des idées reçues sur la perception de l’islam en milieu européen à l’époque moderne. Les passages sur Voltaire ou Lamartine sont ainsi d’une vraie richesse car l’auteur montre la complexité du rapport des auteurs à cette religion proclamant sceller la prophétie. Le premier cité ne cache pas son admiration pour la beauté du texte coranique, lorsque le second, sensible à l’unicité du message de Muḥammad, considère l’islam comme un « christianisme purifié » (p.92). En outre, Goethe, dans l’un de ses recueils de poésie, fait montre d’un orientalisme savant et d’un intérêt sincère pour cet Orient fantasmé. Muḥammad n’est pas considéré comme un prophète, mais porte un message dans lequel puise l’auteur allemand, dont les vers de poésie enserrent des citations coraniques.
Sur les textes du xixe et du xxe siècles, une analyse plus approfondie des sources fait parfois défaut. Les chapitres perdent progressivement en saveur à mesure qu’ils se réduisent à une forme de catalogage d’ouvrages sur le Prophète dans lesquels l’auteur se contente de brosser des résumés circonstanciés de leur contenu sans entrer dans le détail de leur projet littéraire.
On pourra regretter l’absence d’un chapitre consacré à la nahḍa et à ses auteurs, ces derniers n’ayant pas manqué d’exploiter le potentiel historique des figures sacrées de l’islam dans leurs écrits. Les ouvrages de Zurjī Zaydān ou de Khalīl Jibrān auraient ainsi mérité quelques lignes. Les polémiques autour des écrits de Zaydān, du fait de l’obédience chrétienne de ce dernier, témoignent du processus d’intégration des personnages des débuts de l’islam dans la littérature de fiction arabe. Leur analyse aurait constitué un excellent préliminaire aux chapitres traitant des œuvres des auteurs musulmans de la période contemporaine.
Cela dit, le propos manque parfois de profondeur historique. L’auteur n’est pas historien, mais jusqu’à l’époque moderne au moins, puis sur le cas Rushdie, il revient, dans les grandes lignes, sur la toile de fond qui a présidé à la composition de l’ouvrage. Le rapport des auteurs à la religion islamique et à l’Orient est ainsi abordé, permettant souvent de mieux saisir leur propos littéraire. Cela donne parfois l’impression que cet arrière-plan social, religieux et/ou politique à l’époque contemporaine ne comptait plus guère. L’histoire personnelle de Driss Chraïbi, résumée en quelques lignes dans une note de bas de page aurait ainsi mérité d’être mise en relation avec la place de Muḥammad dans les écrits de l’auteur. On y apprend, en effet, qu’après avoir suivi un enseignement religieux, le Marocain renia l’islam avant d’y revenir, considérant le Coran comme « une force » ou comme « quelque chose de phénoménal » (n.2, p. 162).
L’ouvrage est incontestablement le fruit de son temps. Il est transgressif car il propose de repousser les frontières des récits canoniques sur le prophète. L’auteur dévoile au lecteur un autre Muḥammad ; un personnage de fiction parfois honoré, souvent utilisé à des fins polémiques, mais toujours porteur d’un message attirant et fascinant. La valeur de cet essai vient surtout de ce qu’il honore une liberté d’expression sans cesse remise en question. Cela n’enlève rien au mérite de Nedim Gürsel qui s’empare d’un sujet particulièrement délicat après avoir pourtant déjà subi un procès dans son pays natal en raison de ses positions vis-à-vis de l’islam.
On pourrait presque espérer un dernier chapitre, dans lequel l’auteur prolonge sa réflexion jusqu’aux caricatures du prophète dans les quotidiens satiriques du xxie siècle. Désormais entrées dans l’histoire à la suite des tragiques attaques de janvier 2015 [2], ces caricatures ne sont que l’aboutissement d’un processus historique de désacralisation et de laïcisation des sociétés occidentales qui pourrait tout à fait trouver une place dans l’ouvrage de Nedim Gürsel tant il constitue un moteur d’inspiration militante pour nombre d’artistes, y compris arabes. Cette seconde vie du Prophète, personnage désormais défié publiquement par la satire acerbe d’artistes rangés au rang d’ennemis absolus de l’islam par les tenants des idéologies islamistes et salafistes, ne peut être ignorée car elle cristallise actuellement les passions. Elle déchire les observateurs de la vie occidentale, qui ne savent plus guère quelle position adopter entre défense des adeptes de l’islam et promotion de la liberté d’expression comme fer de lance des valeurs occidentales. Exhumer cette seconde vie du prophète s’apparente à la mise en abîme historique et critique d’une histoire dont les contours flous ont présidé à sa sacralisation. Aux discours islamistes, faisant valoir un canon unique et condamnant toute pluralité du récit comme un acte de rébellion contre l’autorité du sceau des prophètes, Nedim Gürsel oppose un corpus littéraire au centre duquel se trouve Muḥammad, devenu un personnage de fiction, fruit de l’imagination d’auteurs chrétiens et musulmans.
Références
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[1] Nous précisions ici que le texte de cette recension critique a été rédigé avant la parution de l’ouvrage de John Tolan, Mahomet l’Européen. Histoire des représentations du Prophète en Occident, Albin Michel, Paris, 2018. Le contenu des recherches de John Tolan ne sera donc pas utilisé à des fins de comparaison avec le travail de Nedim Gürsel.
[2] Qui avaient été précédées par l’assassinat par égorgement, au début du mois de novembre 2004, du réalisateur néerlandais Theo van Gogh. Ce dernier avait reçu de nombreuses menaces de mort après avoir réalisé un court-métrage intitulé Submission et traitant de la soumission des femmes dans l’islam.
[1] Nous précisions ici que le texte de cette recension critique a été rédigé avant la parution de l’ouvrage de John Tolan, Mahomet l’Européen. Histoire des représentations du Prophète en Occident, Albin Michel, Paris, 2018. Le contenu des recherches de John Tolan ne sera donc pas utilisé à des fins de comparaison avec le travail de Nedim Gürsel.
[2] Qui avaient été précédées par l’assassinat par égorgement, au début du mois de novembre 2004, du réalisateur néerlandais Theo van Gogh. Ce dernier avait reçu de nombreuses menaces de mort après avoir réalisé un court-métrage intitulé Submission et traitant de la soumission des femmes dans l’islam.