Dans ce livre de confession, les personnages qui gravitent autour d'Ibn Ḥazm, ce sont des Andalous qu'il a connus et fréquentés : princes, ministres, savants, étudiants dont il nous conte les diverses histoires d'amour. Presque à chaque page de sa prose, parsemée d'une poésie claire et naturelle, se font jour la vérité psychologique, la justesse de l'observation, et la finesse de la réflexion. Fidèle aux méthodes de l'adab, Ibn Ḥazm cherche à éduquer tout en distrayant le lecteur. Les anecdotes servent à illustrer un exposé abstrait; elles se mêlent aux citations du Coran et du ḥadīṯ inspirées par la profonde culture de l'auteur.
Rachel Arié
Cet article a déjà fait l'objet d'une publication dans la Revue de l'Occident musulman et de la Méditerranée, n°40, 1985. Al-Andalus - Culture et société. pp. 75-89 sous licence Creative Commons (BY NC ND).
Parmi la douzaine des écrits d'Ibn Ḥazm qui nous sont parvenus, l'un des plus attachants est son œuvre de jeunesse, le Ṭawq al-ḥamāma fī l-Ulfa wa l-Ullāf. Dans ce Collier de la Colombe, véritable traité sur l'amour et les amants, Ibn Ḥazm a développé sa conception de l'amour. Assurément ce sujet n'était pas nouveau dans la littérature arabe. Plus d'un siècle auparavant, al-Ǧāḥiẓ avait déjà composé dans l'Orient ʿabbāside un petit traité sur l'amour et les femmes intitulé Fī l-ʿišq wa-l-nisāʾ. Au Xe siècle, on trouve ce même thème dans l'une des épîtres des Iẖwān al-ṣafāʾ. Presque à la même époque, al-Masʿūdī en traite aussi dans ses Murūǧ al-ḏahab. Mais Ibn Ḥazm a su donner un tour original à ce code d'Amour qui renferme des éléments autobiographiques marqués au sceau de la sincérité. L'auteur nous y parle de ce qu'il a vécu et éprouvé en lui-même. Dans ce livre de confession, les personnages qui gravitent autour d'Ibn Ḥazm, ce sont des Andalous qu'il a connus et fréquentés : princes, ministres, savants, étudiants dont il nous conte les diverses histoires d'amour. Presque à chaque page de sa prose, parsemée d'une poésie claire et naturelle, se font jour la vérité psychologique, la justesse de l'observation, et la finesse de la réflexion. Fidèle aux méthodes de l'adab, Ibn Ḥazm cherche à éduquer tout en distrayant le lecteur. Les anecdotes servent à illustrer un exposé abstrait; elles se mêlent aux citations du Coran et du ḥadīṯ inspirées par la profonde culture de l'auteur.
Le texte du Ṭawq al-ḥamāma a été édité par D. K. Pétrof à Leyde en 1914; plusieurs traductions en langues européennes ont paru de 1931 à 1952 (2). Voici comment Léon Bercher (in Avant-Propos, p.XIII) qui a traduit le Ṭawq en français en 1949 définit le plan général de l'ouvrage : «C'est à la demande d'un ami d'Almeria, venu lui faire visite dans sa résidence de Jativa (Province de Valence), qu'Ibn Ḥazm composa ce petit traité sur l'amour, les circonstances dans lesquelles il naît, les vicissitudes qu'il traverse et le comportement qu'il impose aux amants». Peu de temps après, en relisant le Collier de la Colombe, Evariste Lévi-Provençal (1950, pp.335-375) a attiré l'attention sur les détails que fournit le Ṭawq al-ḥamāma sur la civilisation cordouane aux derniers jours du califat umayyade. Avec sa prescience coutumière, il a noté que ce petit livre, écrit en 1022, «développe tout au long de ses pages une théorie d'idéalisme érotique» qui s'adapte fort exactement à celle que l'on peut dégager de l'étude comparative de certains troubadours du Midi de la France dont la poésie lyrique fleurit des premières années du XIIe siècle à la fin du XIIIe siècle (E. Lévi-Provençal, 1948, p.293).
En effet, la conception élevée de l'amour exprimée dans le Ṭawq se fait jour dès le XIe siècle chez bon nombre de poètes andalous et bientôt, de l'autre côté des Pyrénées, les troubadours, à la fois poètes et musiciens, vont chanter l'amour courtois, cette amitié amoureuse, cette servitude volontaire à l'égard de la dame. Disposition strophique, amour idéal et amour charnel sont des éléments qui se retrouvent au Bas Moyen Age, à la fois dans l'érotique andalouse et dans l'érotique occitane. On ne saurait omettre de rappeler que les expéditions françaises en Espagne ont souvent été considérées comme l'occasion de fructueux échanges, de brassages culturels : tant de seigneurs aquitains et, à leur suite, de troubadours, ont séjourné outre-monts dès la fin du XIe siècle. Aussi ne peut-on manquer d'être séduit par les arguments qu'ont accumulés les tenants de la thèse selon laquelle une influence andalouse se serait exercée sur les troubadours. Attachés à l'origine latine de la poésie occitane, les médiévistes ne se sont pas laissés convaincre. Il n'entre point dans notre dessein d'évoquer ici cette question si souvent débattue des rapports qui ont pu exister entre la lyrique arabe et la lyrique provençale (3).
Notre propos se bornera à dresser un parallèle entre l'idéal andalou qui se dégage du Collier de la Colombe et l'érotique occitane. Disons tout d'abord quelques mots sur les représentants les plus célèbres de la poésie des troubadours. La première étape est illustrée par les chansons d'un grand seigneur, Guillaume IX, comte de Poitiers et duc d'Aquitaine, né en 1071 et mort en 1127. Une note sensuelle se mêle dans cette œuvre à la dépendance amoureuse, librement consentie.
Entre 1130 et 1150, une deuxième étape est marquée par les figures d'un jongleur gascon, Cercamon, d'un chanteur et soudoyer gascon, Marcabru, et du seigneur de Blaye, Jaufré Rudel. On trouve chez ces poètes la même aspiration, profonde et sincère à la courtoisie. La doctrine de l'amour courtois a achevé de se constituer au cours d'une troisième étape, entre 1150 et 1250 environ, c'est-à-dire dans la période allant de la génération de Bernard de Ventadour qui incarne le type parfait du troubadour à celle d'Uc de Saint-Cire (4).
Définition de l'amour chez Iba Hazm et les troubadours.
Ibn Ḥazm prend soin de préciser que «l'amour n'est point condamné par la religion, ni prohibé par la Loi car les cœurs sont dans la main d'Allāh, Puissant et Grand» (Le Collier du Pigeon, p.13)(5). Il cite les souverains umayyades d'Espagne qui furent amoureux. L'amour, écrit-il en vers, «est pour moi aussi vital que la respiration, et j'ai remis à mon œil les rênes de mon coursier». On a longuement disserté sur l'amour car l'on n'est pas d'accord sur la nature de l'amour. Mon opinion, dit Ibn Ḥazm, «est que c'est une conjonction des diverses parties des âmes, parties qui sont divisées entre les diverses créatures, conjonction qui s'opère dans leur élément originel le plus haut». Il poursuit ainsi : «L'amour est quelque chose qui se trouve dans l'âme elle-même»; l'amour est, à coup sûr, «un état de complaisance spirituelle, de fusion des âmes» (ibid., pp.15-16, p.21). Cet amour qui accapare les êtres est expliqué par les affinités de différentes sortes entre les âmes; l'élan spontané vers ce qu'il y a de plus élevé donne à l'érotique d'Ibn Ḥazm un caractère platonicien; nous y relevons l'écho du Banquet de Platon.
Chez les troubadours, l'amour courtois est une sympathie amoureuse qui tend à l'identification de deux âmes nobles et à leur union. D'aucuns y ont vu une sorte de sublimation, de spiritualisation de l'élan élémentaire (H. Davenson, 1961, p.147). Les troubadours de 1150 insistent sur la nature toute spirituelle de l'amour. Alors que la passion est démesurée, l'amour courtois suit certaines règles. La cortezia, pour se réaliser pleinement, exige de l'homme qu'il se comporte selon un code en faisant preuve de «mesure» (mezura), soit une manière de se conduire, un savoir-vivre qui est un devoir social important. L'homme doit aussi respecter les exigences de jovens, soit une somme de qualités morales, de générosité et de libéralité (M. Lazar, 1964, pp.27, 28, 30, 33). Pour Ibn Ḥazm, l'amour entraîne une transformation :
«L'amour fait voir à l'homme sous de riantes couleurs ce qui lui répugnait naguère. Il lui fait paraître aisé ce qui lui semblait difficile. Il va jusqu'à transformer les caractères innés et les dispositions naturelles» (Le Collier..., p.29).
Chez les troubadours, l'amour améliore le caractère. A quarante-trois ans, Guillaume IX, en s'éprenant de la Dame de Châtellerault, évite ce qui est commun; le Don Juan cynique devient vertueux.
«Tout joyeux d'une joie d'amour,
Plus profond je m'y veux plonger,
Et puisque veux parfaite joie,
Tous mes efforts ferai porter
Vers la parfaite entre les dames,
La plus belle à voir et entendre» (G. Ribemont-Dessaigries, Les Troubadours, 1946, p.44).
Et Bernard de Ventadour chante :
«Celui qui aime et ne s'améliore point a certainement un cœur méchant et misérable» (Chansons d'amour, éd. Lazar, 1966, chanson 6, vers 17-18).
L'amour exerce sur les amants une véritable emprise. C'est «un mal accablant», pour Ibn Ḥazm :
«C'est une maladie dont le malade se délecte, un tourment qu'il désire. Quiconque en est atteint ne souhaite pas de guérir; qui en souffre n'en veut pas être délivré» (Le Collier..., p.29).
Ibn Ḥazm a rencontré un jeune homme de ses connaissances qu'il tenait pour un malade ne voulant pas se défaire de son mal tellement il s'était «empétré dans les rets de l'amour» (ibid., p. 17). Pour Bernard de Ventadouf, l'amour est une prison (Chansons d'amour, 1, v. 22; 36, v.51; 37, v. 45).
Pour Ibn Ḥazm et les troubadours, la passion est un feu qui consume. L'amant a été comparé par le penseur cordouan à un papillon que le feu a brulé (Le Collier..., p.35). Bernard de Ventadour assure qu'il vit aussi douloureusement que «celui qui se meurt parmi les flammes» (Chansons d'amour, 12, v.65). La passion engage la personnalité, emplit le cœur d'angoisse; la souffrance amoureuse est» toutefois, empreinte d'ttrie douce saveur. Ce côté fatal de l'amour, Ibn Ḥazm l'explique dans le cadre de sa définition. Si on est malheureux en amour, c'est que l'âme de l'être aimé ne répond pas à l'appel de son autre moitié parce qu'elle est environnée d'obstacles qui l'empêchent de voir clair (Le Collier..., p.21). Jaufré Rudel n'a d'autre désir «sinon de cet amour lointain» qui absorbe tout son être. Cercamon chante l'amour qui en ses rets l'a pris et ne lui a donné que «les tortures et l'angoisse»; il estime que
«Rien n'a fait si difficile prix
Que l'objet de mon seul désir,
Et rien n'excite mon espoir
Que ce que je ne puis avoir» (in G. Ribémont-Dessaignes, pp.54 et 58).
L'attente exaspère le troubadour, le pousse à créer et à être pur. Ce qui fait le charme des chansons de Bernard de Ventadour, c'est la mélancolie qui s'empare de lui par suite de la dureté de la dame qui le torture. L'amour contenu lie pousse Vers une quête de l'idéal.
La dame, l'amant et les autres.
Dans l'amour courtois s'impose une trilogie : la dame, l'amant et les autres.
Le canon de la beauté féminine était représenté dans la poésie de l'Orient musulman et dans celle d'al-Andalus par la brune, à l'abondante chevelure noire. Au XIe siècle, les Hispano-Musulmans ont vanté dans leurs vers la femme au long cou svelte et aux cheveux courts (6). Ibn Ḥazm, pour sa part, connaît un véritable engouement pour les blondes.
«Dans mes jeunes années j'ai aimé une esclave blonde et depuis je n'ai plus prisé les brunes, même quand une chevelure brune paraît un visage aussi resplendissant que le soleil ou l'image de la beauté elle-même».
Il évoque ensuite la prédilection des Califes umayyades de Cordoue pour les femmes blondes et ajoute que la femme au cou de cygne n'est pas toujours préférée à celle qui a un cou normal mais que tout cela est affaire de goût personnel. Rares sont les détails physiques chez Ibn Ḥazm. Son esquisse demeure toute conventionnelle lorsqu'il voit dans la lumière de la lune un reflet de l'éclat de sa belle. Il admire la blancheur de la peau, les grains de beauté et les mouches qui parent un visage, la démarche balancée de la femme aimée, sa taille flexible comme un rameau (Le Collier..., p.73-77, 109, 154-155). La bienaimée est ornée de toutes les vertus, comme il ressort d'une histoire qui lui est arrivée personnellement. Epris d'une jeune esclave de seize ans qui avait grandi dans la maison de son père, il a conservé d'elle le souvenir d'une personne
«parfaite par la beauté du visage, par son intelligence, sa chasteté, sa pureté, sa modestie et sa douceur. Elle était très sérieuse, pleine de retenue, profondément sympathique, très pudique, irréprochable, parlant peu; son regard était modeste, elle était très prudente, sans défauts, pleine de gravité; elle était charmante quand elle se détournait, gardait naturellement son quant-à-soi, était agréable à voir quand elle s'éloignait» (ibid., p.283).
Le comportement de l'amant est ainsi défini par Ibn Ḥazm : on voit l'amoureux se détourner ouvertement des personnes présentes sauf de l'être aimé. Il va jusqu'à montrer pour la famille, pour les proches, pour l'entourage immédiat de la femme aimée une affection telle qu'elle surpasse celle qu'il éprouve pour les siens et pour ses amis personnels (Le Collier..., p.45).
Guillaume IX estime qu'il faut être déférent envers tous ceux qui habitent là où demeure son amour. Bernard de Ventadour est d'avis que l'amant doit adopter une attitude affable, même envers le rival ou l'ennemi. L'amant manifeste beaucoup d'égards pour la dame. «Je révère la plus gentille dame du monde», écrit Arnaut Daniel (7). L'amour dépose au cœur de l'amant toutes les vertus. Le parfait amant est tenu de ne jamais rien faire qui soit susceptible de déplaire à la dame. Ses obligations vont des simples égards de politesse aux preuves de dévouement passionné. Les troubadours exigent de l'amant qu'il soit maître de sa passion et de ses instincts, conformément aux règles de l'amour courtois. Devenir un parfait amant suppose tout un travail. Pour mériter cette appellation, il faut se dépouiller de toute vanité masculine. L'amant doit chercher à charmer la dame par son chant afin de lui plaire. Bernard de Ventadour affirme qu'il idolâtre la dame; il lui appartient cœur et corps; il l'invoque et l'adore comme une divinité. Il ajoute :
«je suis redevable à mon amante et de ma valeur et de mon esprit; je lui dois ma douce gaieté et des manières agréables car si je ne l'avais jamais vue, je n'aurais jamais aimé; jamais je n'aurais désiré plaire».
A la suite d'une profonde déception, il arrive que l'amant ait lieu de se plaindre de la dame. Dans ses premières chansons, Guillaume IX déplore l'infidélité des femmes. Bernard de Ventadour est l'objet d'un brusque revirement : déçu, il est heureux de quitter la dame et accuse alors toutes les femmes d'être volages (Chansons d'amour, 17, w. 21-23; 31, w. 33-34).
Sur la scène de l'amour courtois se meuvent des personnages secondaires qui occupent l'arrière-plan.
L'ami secourable est, selon Ibn Ḥazm, un ami dévoué et délicat dans ses propos, incapable de trahir, à l'âme généreuse, toujours prêt à bien conseiller. «Celui qui a pour ami un tel homme ne manquera jamais d'une noble assistance» (Le Collier..., pp.110-121). Il arrive que l'ami sincère se double d'un censeur (ʿāḏil). C'est un ami intime qui n'a plus aucune réticence et dont la bienveillante attitude est préférable à bien des complaisances. Mais c'est une grande calamité que de rencontrer un censeur qui réprimande toujours l'amoureux et ne cesse de le blâmer (Ibid., pp.120-121). Guiraut de Borneil nous présente dans une aube le type parfait de l'ami qui veille sur le poète et la dame durant la nuit (Troubadours, p. 111). Il est doux de pouvoir lui dévoiler son bonheur. Mais l'ami le plus intime s'avère souvent être un bavard. Aussi, après avoir recommandé l'emploi du confident, Guiraut suppute les dangers de cette situation et en vient à conclure que sur trois «compagnons» se trouve en moyenne un «ennuyeux». Une fois que la confiance règne entre les amants, intervient l'envoi du messager (safīr) auquel Ibn Ḥazm a consacré un court chapitre (Le Collier..., pp.88-91). Le messager doit être choisi avec le plus grand soin et recherché parmi les plus ingénieux. Ibn Ḥazm recommande de confier l'envoi des messages à un être discret, fidèle, humble et de bon conseil. Le messager qui ne possède pas ces qualités nuit à celui qui l'envoie. A Cordoue, les amoureux employaient pour cette mission des femmes que leur métier mettait en contact avec les gens : femmes-médecins, tireuses de sang, crieuses publiques, coiffeuses, pleureuses, chanteuses, devineresses, servantes, fileuses, tisseuses (Ibid, p.89-91).
Chez les troubadours, le messager est attendu avec impatience; Bernard de Ventadour écrit :
«Messager, va et cours
Et dis à la plus belle
L'amer chagrin et la douleur
Que j'endure en martyre.» (Les Troubadours, p.95)
Le messager est souvent chargé de transmettre à l'amant le souvenir de la dame. Voici ce que chante un poète anonyme :
«Messager, levé matin
Va-t-en pour un long voyage.
La chanson à mon ami
Porte-la en son pays.» (Ibid., pp.37-38)
Le confident peut être un messager; il est alors le représentant de l'amant et son défenseur en cas d'absence.
Dans al-Andalus, au XIe siècle, les poètes ont fréquemment parlé d'un personnage qui joue dans l'univers courtois le rôle d'un trouble-fête; c'est le raqīb ou observateur (H. Pérès, 1953, pp.418-419). Il s'agit tantôt du maître de la chanteuse qui empêche l'union des amoureux, tantôt du mari jaloux. Aux dires d'Ibn Ḥazm, le raqīb pouvait être un simple curieux, un rival ou un surveillant à la solde du maître. Ibn Ḥazm estime que c'est une des calamités de l'amour. Il raconte à plusieurs reprises comment on déjoue la vigilance des observateurs. Enfin, il met le lecteur en garde contre la séparation provoquée par la présence d'un observateur (Le Collier..., pp. 128-131). Soudoyé par un rival ou un mari, le gardador apparaît souvent dans la lyrique occitane.
Dans la vie amoureuse, le personnage secondaire qui joue le plus grand rôle, c'est le délateur (wāšī), ce calomniateur qui cherche à séparer les amants par ses intrigues (Le Collier..., pp. 134-139). Un contemporain d'Ibn Ḥazm, le Cordouan Ibn Zaydūn, chantre de l'amour, dénonce dans ses poèmes l'action néfaste du wāšī (cité par H. Pérès, 1953, p.420). Ibn Ḥazm distingue deux sortes de délateurs. Le type de la première sorte est celui qui veut seulement provoquer la rupture entre les amants. C'est généralement à l'être aimé qu'il s'adresse et il ne cherche qu'à desservir l'amant par son comportement venimeux. Tantôt le délateur rapporte à l'aimée que l'amour manifesté par l'amant n'est pas véritable. Tantôt le délateur fait croire à l'objet aimé que la passion de l'amant est partagée entre plusieurs êtres. Une telle délation, ajoute Ibn Ḥazm, «brûle comme un feu dévorant». Le type de la seconde sorte de délateurs est celui qui n'a d'autre but que de provoquer la rupture entre les amants pour jouir seul de l'objet aimé et l'accaparer. Le calomniateur ne peut se passer du mensonge. Or, Ibn Ḥazm hait le mensonge. Il réprouve l'attitude du délateur en étayant ses affirmations par le recours aux «dits» du Prophète (Le Collier..., pp. 140- 147).
Dans l'érotique occitane de 1150, les médisants commencent à jouer un rôle important dans la société courtoise; ils ne songent qu'à divulguer ces amours qui aspirent à la discrétion absolue et, partant, à les condamner à l'échec. Ces lauzengiers, on les trouve dans l’œuvre de Jaufré Rudel, dans les chansons de Cercamon, dans celles de Bernart Marti qui déclare à sa dame : «Je désire tant réussir auprès de vous, avant que notre amour ne soit brisé par les jaloux et par les lauzengiers.» Plusieurs textes font état dans l'érotique des troubadours classiques de 1150 à 1250 environ de ces médisants qui sont souvent des rivaux jaloux (A. Jeanroy, 1934, H, pp.109-112, et R. Nelli, 1963, p.129). Adversaires déclarés de la joie d'autrui qu'ils ne peuvent supporter, les lauzengiers empêchent les amants de s'aimer, sans en tirer profit eux-mêmes. Bernard de Ventadour se plaint de cette «gent perfide et maligne» qui épie les vrais amants. C'est par la jalousie que s'explique leur méchanceté. Aussi la dame ne doit-elle pas se laisser intimider par eux. «J'implore donc la belle en qui j'ai confiance», chante Bernard de Ventadour, «de s'en souvenir et qu'elle ne se laisse changer ni dévier par les rumeurs, afin que je fasse mourir d'envie les ennemis que j'ai» (Chansons d'amour, 3, vv. 30-32, v.40; 5, v.23, v.27). Peu soucieux de la réputation et de l'honneur des dames, les lauzengiers sont des êtres méprisables dont l'objet aimé doit se défier. «Vous devez, dame, me mettre bien au-dessus de ces perfides quémandeurs», dit Gui d'Ussel (A. Jeanroy, 1934, p.112).
Voir la seconde partie ici
Références
(1) Sur Abū Muḥammad ʿAlī b. Aḥmad b. Ṣāʿid Ibn Ḥazm, né à Cordoue en 384/994, mort à Manta Lišām en 456/1064, voir l'important article de R. Arnaldez dans l'E.I.2, III, pp.814-822.
(2) Traductions anglaises de : A.R. Nykl, Paris 1931; A.J. Arberry, Londres 1953; russe de A. Salle, Moscou- Leningrad 1933; allemande de M. Weiseller, Leyde 1941; italienne de F. Gabrieli, Bari 1949; espagnole de E. Garcia Gomez, Madrid 1952.
(3) II existe sur cette question une abondante bibliographie. Bornons-nous à citer A.R. Nykl (1946); l'excellente mise au point d'E. Lévi-Provençal, Poésie arabe d'Espagne et poète d'Europe médiévale, dans Islam d'Occident, Paris 1948, pp.283-304, qu'il convient de compléter par la lecture de P. Le Gentil (1954). Voir aussi l'article de R. Lemay (1966).
(4) Nous avons consulté avec profit les ouvrages classiques d'A. Jeanroy (1927, 1934), et les éditions de textes cités en bibliographie. Voir les numéros spéciaux des Cahiers du Sud (1943, 1947), et l'intéressant livre de R. Nelli (1963). On lira avec intérêt la thèse de doctorat de M. Lazar (1964 et son édition 1966). Voir également l'anthologie de G. Ribémont-Dessaignes (1946).
(5) Nos références au Ṭawq al-ḥamāma se rapportent à l'édition et traduction de L. Bercher.
(6) Sur l'idéal féminin dans la poésie orientale de la période archaïque, voir J.-Cl. Vadet, 1968, p.43. Sur le canon de la beauté féminine en Espagne musulmane, voir H. Pérès 1953, pp.372 et 400.
(7) Voir R. Lavaud, 1910, p.300.
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