Les cahiers de l'Islam
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Mardi 1 Juin 2021

Ibn Hazm et l'amour courtois (2eme partie)



En dehors des développements sur l'amour et des anecdotes profanes, le Collier de la Colombe contient des exposés de théologie musulmane. L'Islam est omniprésent dans l'ouvrage. Ibn Ḥazm y étale son souci de se situer au sein de l'Islam par le recours aux citations du Coran et aux «dits» du Prophète. L'amant prend pour modèle le croyant. La dévotion envers l'être aimé rend meilleur et ennoblit le caractère; l'humilité en amour honore celui qui la pratique, à l'image de l'homme pieux qui s'humilie devant Allah.

Rachel Arié
 
Cet article a déjà fait l'objet d'une publication dans la Revue de l'Occident musulman et de la Méditerranée, n°40, 1985. Al-Andalus - Culture et société. pp. 75-89 sous licence Creative Commons (BY NC ND).

Voir ici la première partie de l'article.

 

La thématique de l'amour courtois.

 
    La thématique de l'amour courtois retiendra maintenant notre attention. En premier lieu, quelles sont les causes de l'amour ? Selon Ibn Ḥazm, l'amour sensuel peut faire naître le véritable amour. Si les rapports charnels correspondent à des dispositions de l'âme, ils «font naître l'affection car les parties sensibles de notre corps sont les voies qui aboutissent aux âmes et qui y mènent». Pour Ibn Ḥazm, l'amour peut éclore à la suite d'une simple description et sans avoir vu l'objet aimé. «Les récits, la description des belles qualités, les informations ont une influence évidente sur l'âme» (Le Collier..., p.53). Parmi les troubadours, Jaufré Rudel s'éprend de la Comtesse de Tripoli, sans l'avoir vue, sur le témoignage des pèlerins d'Antioche qui lui ont dit du bien d'elle. Et il compose sur elle des poésies. Il se croise et prend la mer à cause du désir qu'il a de la voir :
«Amour de terre lointaine,
Tout mon corps a mal de vous,
De baume ne puis trouver
Qui de vous ne se réclame
Par l'attrait de douce amour,
Au verger, sous la courtine
Avec la tant désirée» (Les Troubadours, p.52).

     En second lieu, la naissance de l'amour s'accompagne toujours d'indices, d'après Ibn azm. Ces signes qui révèlent l'amour et trahissent l'amant sont divers : contemplation prolongée de l'être aimé, intérêt manifesté à l'écouter, à être auprès de lui. Plusieurs gestes des amants sont significatifs : ainsi chercher à toucher la main de l'aimé au cours de l'entretien, boire le reste laissé par l'aimé dans sa coupe. Parmi les signes de l'amour (alāmāt al-ubb), on relève le langage des yeux, les allusions par la parole, les égards que l'amant a pour l'aimé, la mémoire qu'il garde de tous ses faits et gestes, la confusion et l'émoi que l'amant montre quand il est soudainement mis en présence de l'aimé, le trouble qui se manifeste chez l'amant quand il entend prononcer le nom de l'aimée (Le Collier..., pp.30-39). Cercamon a bien décrit le trouble qui le saisit devant la dame :
«D'être avec elle tant m'étonne
Que n'ose avouer mon désir
Et quand m'en vais d'elle il me semble
Que perds tout sens et tout savoir» (Les Troubadours, p.58)

     La timidité est également un signe de l'amour. Ibn Ḥazm cite le complexe de timidité qui empêche l'amant d'extérioriser ses sentiments même par allusions. Les choses traînent alors en longueur, l'amour se flétrit et la consolation arrive (Le Collier..., pp.276-277). Cercamon n'ose rien dire à la dame; peut-être avouera-t-il son amour au bout de deux ou trois ans de service amoureux (Les Troubadours, p.59). Autre signe de l'amour : les larmes; elles attestent que l'amour est ardent, sincère. Ainsi s'exprime Ibn Ḥazm en vers :
«La marque du chagrin, c'est un feu qui embrase le cœur,
une larme qui coule et se répand sur les joues.
Si l'être épris cache le secret de son âme, les larmes de l’œil le décèlent et le trahissent.
Quand, des paupières, jaillit le flot des larmes, c'est
que le cœur renferme une passion cruelle» (Le Collier..., p.47).

    Les larmes entraînent chez les troubadours la pâleur et l'amaigrissement de l'amant. «De l'eau qui coule de mes yeux», écrit Bernard de Ventadour, «j'écris plus de cent saluts, que j'envoie à la meilleure et à la plus belle». Arnaut de Mareuil ne fait que parler de ses pleurs (A. Jeanroy, 1934, II, p. 103).
     Les souffrances de l'amant sont également morales. Il endure toutes sortes de tourments. Ibn Ḥazm fait état de l'affliction qui s'empare de l'amant, des gémissements qui s'exhalent d'un cœur désespéré (Le Collier..., p.44-45). Bernard de Ventadour dit que l'amour le tient en balance comme la nef sur l'onde et déclare qu'il souffre plus que Tristan :
«Si grand'peine d'amour 
N'eut Tristan l'amoureux 
Qui dut souffrir maintes douleurs 
De par Yseut la blonde» (Les Troubadours, p.94).

     La femme apparaît indissolublement liée à ce qui fait la beauté de la nature. En homme du XIe siècle andalou, Ibn Ḥazm a situé les amants dans un cadre agreste. Voici les vers qu'il a composés à ce sujet, dans le genre des rawiyyāt ou poésie des jardins (8).
«Nous avons été heureux dans le décor fleuri d'un jardin éclatant. Des ondées l'avaient arrosé et, par sa riche floraison, il en rendait grâces au Ciel.
Il semble que la pluie, les nuages et le jardin embaumé soient respectivement des larmes, des paupières et une joue incarnadine» (Le Collier..., p.43).
     Chez les troubadours, l'évocation du cadre fleuri est quasi obligatoire dans la poésie amoureuse. Si haut que l'on remonte, ce poncif apparaît déjà dans deux des trois chansons courtoises de Guillaume IX, dans les vers de Rudel, de Peire d'Auvergne. Chez Bernard de Ventadour, la proportion est assez forte. La belle saison de Pâques apporte, selon lui, «avec la fraîche verdure, feuilles et fleurs de couleurs variées; aussi tous les amoureux sont gais et chantent» (Chansons d'amour, 17, w. 1-8). Les mois d'avril et mai apportent avec eux le bonheur. Même éloigné de la dame, le poète trouve la consolation dans le chant des oiseaux et la renaissance de la nature, qui lui transmettent symboliquement espoir et gaîté. Voici ce que dit Bernard de Ventadour :
«Lorsque l'herbe fraîche et les feuilles paraissent, que la fleur bourgeonne sur la branche, et que le rossignol élève sa voix haute et claire et entonne son chant, j'ai joie de lui, et j'ai joie de la fleur, et joie de moi-même. Et plus grande encore, de ma dame» (ibid, 20, vv. 1-8).
     Parmi les thèmes de l'amour courtois, il en est de fort caractéristiques. Nous mettrons au premier plan la force d'amour. Voici la définition qu'en donne Ibn Ḥazm :
«L'amour a un pouvoir qui s'exerce sur les hommes, une souveraineté décisive, une autorité incontestée, des lois qu'on n'enfreint pas, un empire inviolable, une tyrannie inéluctable, une domination absolue» (Le Collier..., p.69).

      La pâleur du front, la tristesse pensive, le tremblement pareil à celui de la feuille au vent traduisent chez le troubadour l'emprise de l'amour. Bernard de Ventadour est dans un état d'hébétude tel qu'il est tout prêt, en plein hiver, à marcher sous la froide bise, en chemise; les frimas lui semblent des fleurs printanières (A. Jeanroy, 1934, II, 104).
     Le désir est à rattacher à la force d'amour. Le désir de rencontre hante tout être amoureux. Quand les amants se confondent dans un même amour, se nouent des liens épistolaires; Ibn
Ḥazm a consacré un court chapitre à la correspondance.
«L'arrivée de la lettre entre les mains de l'aimé, quand l'amant apprend qu'il l'a reçue et lue, constitue une rare jouissance pour l'amant et équivaut pour lui à la vue de l'objet de sa flamme» (Le Collier..., pp.84-87).
    Pour nous donner une preuve de l'intensité de l'amour, Ibn Ḥazm nous raconte une anecdote où un amant se coupe à la main avec son couteau. Du sang qui en coule, il se sert pour écrire toute la missive (ibid., pp.86-87). Les troubadours exaltent le long désir qui essaie de perpétuer l'éternel rêve de voir la dame ou de la posséder. Le sire de Blaye, Jaufré Rudel, dont le seul désir est de rencontrer la Comtesse de Tripoli, s'exprime ainsi en ses vers :
«Je vais courbé par le désir
Sans que chants ni fleurs d'aubépine
Me soient plus que glace d'hiver.
Que le Seigneur, certes, je crois,
Me fera voir l'amour lointain» (Les Troubadours, p.53).
     La discrétion est une des règles essentielles de l'amour courtois. Ibn Ḥazm l'observe strictement et ne nous révèle pas les noms des personnes qu'il a connues et dont il nous rapporte les aventures. Ibn Ḥazm est d'avis que l'amant doit garder son secret, éviter de se trahir par la pâleur, le regard ou les larmes. La discrétion est souvent motivée dans la société cordouane par le désir de l'amant d'éviter les conséquences de la divulgation de son secret lorsque l'être aimé est d'un rang illustre (Le Collier..., pp.96-97). L'indiscrétion peut entraîner la fin de l'amour. Au chapitre de la garde du secret succède le chapitre de la divulgation du secret. En pareille occurrence, l'amour l'emporte sur la pudeur et le besoin de le proclamer supprime toute retenue. Ibn Ḥazm pense que ce comportement provoque l'antipathie de l'être aimé et que c'est là un manque de diplomatie de la part de l'amant. (Le Collier..., p. 102-103). Chez les troubadours, la discrétion est la première marque de respect envers la dame : pour mieux l'honorer, il faut lui vouer une passion secrète, toute intérieure. La discrétion est nécessaire à l'amour, surtout quand il est adultère. Il appartient à l'amant de dissimuler son trouble lorsqu'il est observé. L'amour courtois ne peut vivre que dans le secret; le divulguer comme le font les lauzengiers, c'est le tuer; aussi les bavardages de ces médisants perfides sont-ils redoutables. Le parfait amant, en tout cas, doit faire preuve d'une discrétion absolue. «Notre amour ne sera jamais divulgué par moi, soyez-en bien certaine,» déclare Bernard de Ventadour à sa dame. (Chansons d'Amour, 16, vv. 47-48).

    Chez Ibn
Ḥazm, comme chez les poètes andalous du XIe siècle, le nom de la bienaimée demeure caché dans les récits dont il émaille Le Collier de la Colombe. La discrétion se manifeste dans l'emploi du masculin pour évoquer la bien-aimée; celle-ci est appelée sayyidī, «mon seigneur» ou bien mawlāya «mon maître» (Le Collier..., pp. 119-121, 132-133, 156-157, 170-171, 248-249, 258-259). Le senhal ou attribution d'un nom supposé à la dame est fréquent dans l'érotique occitane. Guillaume IX appelle parfois sa dame midons «mon seigneur» et la désigne par un senhal masculine : Bon Vezi (9). Chez Bernard de Ventadour, le senhal Beau-Voir cache le nom de l'épouse du comte de Toulouse Raymond V (Chansons d'Amour, 9, v. 41). Raimbaut de Vaqueyras qui composa de belles chansons en Provence à la fin du XIIe siècle fit de brûlantes déclarations d'amour à Beau Cavalier (Les Troubadours, p. 179).

     Le thème de la soumission à la dame est une pièce maîtresse sur l'échiquier de l'amour courtois. Cette soumission amoureuse remontait dans la poésie érotique arabe à la période pré-islamique. Ibn Ḥazm, héritier de la tradition orientale, vante la toute-puissance de l'amour :
«En amour, s'humilier n'est point blâmable; en amour, l'homme le plus fier se soumet» (Le Collier..., pp.106-107).
«Qu'on n'aille pas me dire, poursuit Ibn
azm, que, pour un amant, supporter les humiliations que lui inflige l'aimé, c'est de la bassesse d'âme. Ce serait une erreur... Les injures de l'aimé, ses duretés à l'égard de l'amant ne sont nullement déshonorantes et ne constituent point un affront durable à travers les générations» (ibid., p.109).

Il n'existe pas, aux dires d'Ibn Ḥazm, de scène plus délicieuse et plus aimable que celle où un amant humilié, soumis et implorant, demande le pardon de son amante. Il déclare notamment :
«J'ai foulé les tapis des Califes, assisté aux réunions des rois; mais jamais je n'y ai constaté une vénération mêlée de crainte qui puisse se comparer à celle que manifeste l'amant a l'égard de son aimé... J'ai vu l'autorité exercée par les Vizirs, connu les satisfactions qu'éprouvent les hommes d'Etat, mais je n'ai jamais vu épanouissement plus intense, plus vif contentement de son sort que celui d'un amant qui est sûr de posséder le coeur de son aimé... J'ai vu comment les gens s'excusaient en présence des souverains;... leur comportement était moins humble que celui d'un amant éperdu en présence de son aimé courroucé, transporté de colère et plein de dureté» (ibid., pp. 182-183).

Les troubadours se déclarent serviteurs de la dame. La règle majeure, pour le parfait amant, est de satisfaire la volonté de la dame, de ne rien faire qui puisse lui déplaire. «Nul ne peut être assuré de triompher de l'amour, s'il ne se soumet en tout en sa volonté», proclame Guillaume DC (Les chansons de Guillaume IX, VII, 26). Bernard de Ventadour célèbre le vasselage d'amour : «Toujours, je voudrai son honneur et son bien, et je serai son homme-lige, son amant et son serf» (Chansons d'Amour, 9, w. 22-23). C'est au cours de cette longue patience que s'épanche la joie exaltante causée par l'amour (joy ou joi) (10). Bernard de Ventadour est dominé par la joie. Gui d'Ussel chante sa dame en ces termes :
«Vous êtes sans pareille Pour me donner la joie» (Les Troubadours, p.152).
La soumission a pour corollaire la fidélité. Ibn Ḥazm déclare que la fidélité est
«d'obligation plus impérieuse pour l'amant que pour l'aimé; c'est pour l'amant une condition plus stricte car c'est de lui que vient l'initiative de l'attachement... L'aimé, au contraire, n'est autre que quelqu'un vers qui l'on est attiré, vers qui l'on se dirige» (Le Collier..., pp.206-207).
Les troubadours sont hantés par l'image de la dame. Uc de Saint-Cire clame :
«Que ferai-je ? Hors de vous je ne puis trouver
Rien, ici-bas, qui me tente ou m'attire.
Que ferai-je, moi, pour qui sont tristesses
Toutes les joies qui de vous ne viennent» (Les Troubadours, p.217).
Peire de Rogiers assure la dame de son attachement. Il ne sait «vouloir qu'Elle» :
«Ne plus vous voir n'est guère de mon gré, Si loin pourtant que je suis encore de vous Mon coeur et ma raison vous demeurent attachés» (ibid, p.89).
Bernard de Ventadour sert la dame avec fidélité, même quand elle est hautaine et montre un visage dur (Chansons d'Amour, 15, vv. 33-36; 44, v. 33).

     Ibn
Ḥazm consacre plusieurs chapitres aux accidents de l'amour. Ces côtés négatifs découlent de sa définition de l'amour. Ainsi,
«l'âme de celui qui n'aime point la personne qui l'aime est entourée de tous côtés par des accidents qui la cachent, par des caractères matériels qui l'obnubilent, en sorte qu'elle n'a pu prendre conscience de la présence de la partie qui était appelée à s'unir à elle dès avant son séjour dans son enveloppe actuelle. Si elle était débarrassée de ces entraves, il n'est pas douteux que cette âme et l'autre auraient part égale à l'union et à l'affliction réciproque» (Le Collier..., pp.20-21).
Les accidents de l'amour les plus courants sont les reproches, l'aversion, l'éloignement, l'inconstance, la froideur. L'impatience est une calamité puisque l'amant ne reçoit pas encore de marques d'amour. Les troubadours affirment que l'amour fait souffrir. Les tourments de l'amour sont incommensurables. Gui d'Ussel exhale sa plainte :
«Ferais bien des chants plus souvent, Mais suis lassé de toujours dire Que me plains d'amour et soupire, Car tous ont coutume d'en faire autant.» (Les Troubadours, p. 158)
Un des accidents de l'amour, le désespoir, comporte toute une gamme de degrés, selon Ibn Ḥazm. Une note de mélancolie perce dans les chansons des troubadours; il y a chez ces poètes lyriques alternance entre l'espoir et le désespoir. Rimbaut de Vaqueyras se lamente :
«Que m'importe hiver et printemps,
Ciel clair et feuilles de futaies,
Car mon succès semble infortune,
Toutes mes joies se font douleur
Et sont tourments tous mes plaisirs,
Et mon espoir me désespère» (Ibid., p. 177)
Chez Ibn azm, un accident fréquent est la consomption. Elle surgit lorsque l'amant doit tenir son amour caché, pour une raison quelconque, ou bien lorsque l'union avec l'être aimé est interdite, soit à cause d'une séparation, soit parce que celui-ci l'évite (Le Collier..., pp.264-271). La lassitude survient chez les troubadours. Après une longue et vaine attente, Bernard de Ventadour donne libre cours à son désenchantement (Chansons d'Amour, 30, vv. 11-12, 39-40; 38, vv. 29-30).

     Devant la dureté manifestée par l'être aimé à l'amant, celui-ci, pour peu qu'il ait l'âme fière et noble, en vient à la consolation. Parmi les situations représentées dans le Collier de la Colombe, figure la consolation : d'abord, la consolation naturelle qu'on appelle oubli et grâce à laquelle le coeur se libère, puis la consolation artificielle dans laquelle l'âme est soumise à une contrainte. Un homme qui fait montre de courage alors que son coeur est transpercé n'oublie pas mais se souvient et «avale les amères gorgées de la patience», pour reprendre l'expression d'Ibn Ḥazm (Le Collier..., pp.274-275). Une autre cause de consolation, c'est la trahison qu'Ibn Ḥazm condamne lorsqu'elle est le fait des personnes aimées.
«Celui qui se console pour cette raison n'est blâmable en aucun cas, qu'il oublie ou qu'il cherche à prendre son mal en patience» (ibid., p.290-291).
Les troubadours ressentent une vive douleur devant la trahison de leur dame. Peire de Boussignac s'écrie :
«Des dames je me désespère
Jamais en elles n'aurais foi,
Autant d'elles j'avais estime,
Autant je les mépriserai» (Les Troubadours, p.97).

     Autre thème commun à Ibn azm et aux troubadours : la mort. Ibn azm y a consacré un chapitre truffé d'exemples puisés dans les histoires d'amour de ses contemporains. La mort est le malheur naturel qui fait cesser l'amour. Chez les êtres d'une sensibilité extrême, c'est parfois le retour de l'aimé qui tue, à force de joie. Parfois la passion consume l'amant, entraîne la consomption puis la mort. Les troubadours ont fait aux amants une sorte d'obligation de vivre dans une espèce de mort lente, provoquée par la cruauté de la dame. Bernard de Ventadour décrit ainsi son état d'âme :
«Elle m'a tué et par la mort je lui réponds; et je m'en vais puisqu'elle ne me retient pas, malheureux, en exil, je ne sais où» (Chansons d'Amour, 31, v. 53, w. 59-60).

L'idéologie amoureuse chex Ibn Hazm et les troubadours : idéalisme et réalisme.

     Tout en poursuivant notre état de recherches, nous mettrons l'accent sur le mélange d'idéalisme et de réalisme qui constitue la toile de fond sur laquelle s'inscrivent l'idéologie amoureuse d'Ibn Ḥazm et celle des troubadours.

     Le Collier de la Colombe s'achève par deux chapitres moraux : l'un sur la laideur du péché, l'autre sur les mérites de la continence (pp.3 16-409). C'est l'influence
āhirite qui explique l’œuvre. Ibn Ḥazm rappelle constamment qu'en matière de dogme et de loi religieuse, il convient de s'en tenir à la lettre du Coran et du adī. Du reste, la conception de l'amour développée tout au long du Ṭawq al-amāma relève de la tradition orientale. Dans l'Orient musulman, on accolait à l'amour spiritualise l'épithète de ʿuḏrī du nom d'une tribu bédouine du Nord de l'Arabie dont les membres auraient compté des amants éperdus. Toute une littérature romanesque s'était constituée, à partir du VIIIe siècle, autour de couples inséparables, Qays et Layla, Kuṯayyir et ʿAzza et surtout Ǧamīl et la chaste Buṯayna. Cet amour a été assimilé, il y trois décennies, par le grand arabisant espagnol Emilio Garcia Gomez, à une «perpétuation morbide du désir» (11). Le précurseur de la théorie de l'amour platonique a été un juriste āhirite, Ibn Dāwūd (12), originaire d'Isfahan qui mourut en 294/907. Ce chef d'école qui prit la direction du mouvement āhirite baġdādien, à la mort de son père, Dāwūd b. ʿAlī, nous a laissé un anthologie courtoise, le Kitāb al-Zahra, traduit tour à tour par Livre de la Fleur ou Livre de Vénus (13). On y trouve une cinquantaine de chapitres, chacun étant l'illustration d'une maxime en prose rimée. Dans les dix premiers chapitres est exposée une sorte d'éthique amoureuse; les dix chapitres suivants énoncent les diverses conséquences de la passion et les malheurs qui s'abattent sur les amants : médisants, calomniateurs, exil. Dans la dizaine de chapitres qui suivent, la passion est guettée par des obstacles tels que la consolation, la séparation avec les conséquences qu'elle entraîne. Enfin, il est traité des valeurs éthiques, en particulier celle du secret et de la mort d'amour. L'originalité du Kitāb al-Zahra est d'avoir cherché à dégager une morale courtoise indépendante de la mystique et entièrement basée sur le adī : «Celui qui aime, reste chaste, sait taire son amour et en meurt; celui-là meurt en martyr». Ainsi se présente «la première systématisation de l'amour platonique», selon la réflexion de Louis Massignon. Il s'agit en outre de l'unique source livresque du Ṭawq al-amāma, car Ibn Ḥazm a eu connaissance de l'oeuvre d'Ibn Dāwūd, comme en fait foi un passage du Collier de la Colombe (pp.14-15)(14). En bon āhirite, Ibn Ḥazm, mû par son idéalisme, se prononce pour un amour épuré. Dans les dernières pages de son ouvrage où il loue les hauts mérites de la chasteté, Ibn Ḥazm recommande de freiner l'amour afin de ne pas le dégrader. Toutefois, il ne rejette pas l'amour sensuel; maint passage du Ṭawq l'atteste. La place qu'il réserve dans ce traité sur l'amour aux attraits physiques et aux relations sexuelles n'est pas négligeable. Pour Ibn Ḥazm, la voie des sens mène à l'âme, et c'est par cette voie que s'établissent les unions solides. Le réalisme se donne libre cours dans les anecdotes qui parsèment le Collier de la Colombe, anecdotes souvent obscènes, au langage direct et cru.

     Dans l'amour courtois des troubadours, on remarque également la coexistence de l'élévation et de la sensualité. Bon connaisseur de l'érotique occitane, René Nelli a jugé que les troubadours ont spiritualisé la passion en dégageant la sensibilité de la sensualité. Tout en cherchant à idéaliser leur amour, ils n'en demeurent pas moins attachés à la personne terrestre de la dame et à l'exaltation charnelle; ils réclament ce que Jaufré Rudel appelait «le présent d'amour». En dépit du langage stéréotypé des troubadours, le réalisme émerge par les détails vivants et revêt des formes parfois brutales. René Nelli est d'avis qu'on ne saurait qualifier l'amour provençal, tel qu'il s'exprime sous sa forme lyrique, ni d'absolument platonique ni de franchement réaliste. On a eu tendance à insister, par exemple, sur les poésies grivoises de Guillaume IX dont les sujets relèvent d'ailleurs d'un vieux folklore misogyne. Or, les mêmes poètes ont pu célébrer tour à tour ou simultanément l'amour le plus pur et le désir le plus «naturaliste», sans renier leur foi enfin 'amors, l'amour fin qui entraîne une sorte d'ascèse purificatrice (R. Nelli, 1963, p. 135, pp. 174-175).

Concordances et divergences dans la théorie de l'amour courtois chez Ibn Hazm et les troubadours.

    La théorie de l'amour courtois présente des points de contact entre Ibn Ḥazm et les troubadours. Nous dégagerons donc brièvement les principales concordances. Ibn Ḥazm et les troubadours ont cultivé la lyrique amoureuse. C'est en récitant des vers, fait remarquer le lettré andalou, que l'amant commence à manifester son amour à l'objet de ses vœux. Il y a là un moyen de se faire aimer. Bernard de Ventadour illustre par sa vie et son œuvre ce pouvoir magique de la poésie et de l'amour réunis. La poésie des troubadours est messagère d'amour. Parfois, la chanson, au lieu de s'ouvrir par une évocation du décor printanier, commence par le rappel du don inspirateur de la dame; elle se clôt souvent par une dédicace en vers offerts à la femme aimée. Tant Ibn Ḥazm que les troubadours ont été animés par la sincérité de la passion; ils ont eu la même conception élaborée de l'amour. S'il n'est pas possible de prouver qu'il existe un rapport de filiation entre l'érotique d'Ibn Ḥazm et celle des troubadours, on ne saurait passer sous silence leurs étonnantes ressemblances dans la thématique, notamment dans le surgissement de personnages secondaires et dans la masculinisation honorifique de la dame (15). Les différences de conception entre les deux érotiques apparaissent en des points particuliers. Nous ne laisserons pas d'attirer l'attention sur l'originalité du Collier de la Colombe. Tout en disséquant l'amour, Ibn Ḥazm ne recommande nullement une démarche précise. Assurément il prône la galanterie, la fidélité et même la continence, mais tout est laissé à l'initiative des amants. L'amour est une aventure qui se crée à chaque expérience. Par contre, l'attitude de l'amant à l'égard de sa dame a été soigneusement codifiée en Occitanie. La part d'impulsion s'avère minime dans cet amour qui consiste à observer scrupuleusement un formulaire courtois. Les différences d'expressions et même de sentiments varient peu d'un troubadour à l'autre. Une sorte de monotonie émane parfois de la poésie occitane. D'après les anecdotes que rapporte Ibn Ḥazm, l'énamourement se fait par les sens, surtout par les yeux. Un chapitre du Ṭawq est consacré à ceux qui s'éprennent sur un simple regard (Le Collier..., pp.56-59). Dans cet amour, la beauté joue un rôle primordial. Mais ce sont surtout l'habitude, la fidélité, l'expérience des sens qui affermissent l'amour. On dirait que la femme, une fois aimée, est parée de toutes les qualités. L'être aimé n'est pas nécessairement une femme de condition libre. Les aristocrates andalous, les membres de la āa cordouane dont Ibn Ḥazm narre par le menu les histoires d'amour s'éprennent souvent de femmes de condition servile et l'on se rappelle le rôle joué par la femme-esclave (ǧāriya) dans la poésie hispano-musulmane (H. Pérès, 1953 p.400, p.430). Dans l'amour courtois des Occitans, la femme est choisie; celle à qui l'on offre le service amoureux doit avoir du mérite. Gui d'Ussel précise ainsi sa pensée :
«Mais vous, dame, vous ai choisie
De si grande valeur emplie»
(Les Troubadours, p.151).

    L'amour des troubadours est foncièrement différent de l'amour fatal des anciens qui paralysait la volonté. Il s'agit d'un véritable culte voué à la femme; les rites d'hommage et de courtisement sont bien fixés. Nous sommes quelque peu renseignés sur la situation sociale de plusieurs troubadours. Nous savons que certains appartenaient à la petite chevalerie ou à la classe des marchands; Arnaud de Mareuil était clerc; d'autres étaient issus de famille très modeste comme Guiraut de Borneil et Uc de Saint Cire; Bernard de Ventadour était le fils du fournier du château de Ventadour. Force nous est de constater que la poésie de ces obligés des seigneurs s'est adressée aux femmes légitimes de ceux-ci. La dame des troubadours doit être nécessairement mariée (16). Chez Ibn Ḥazm, au contraire, l'adultère est exclu; il est sévèrement condamné en ce sens que l'amour adultère n'est plus pur. Pour Ibn Ḥazm - nous l'avons vu - l'amour est la rencontre de deux âmes qui, ayant été séparées antérieurement, sont prédestinées à se retrouver. La fornication comporte «une profanation du caractère sacré du harem, une perturbation dans les filiations» et une séparation entre les époux, «telles que tout homme raisonnable ou qui a tant soit peu de qualités morales ne saurait en faire peu de cas» (Le Collier..., p. 365).

    Les deux conceptions sont tout aussi diamétralement opposées en ce qui concerne la jalousie. «Je suis naturellement très jaloux», écrit Ibn Ḥazm pour qui la jalousie est la marque même de l'amour(Ibid., p.325). Elle découle du sens de l'honneur, très aigu chez les Arabes (17). Chez les troubadours, la jalousie laisse l'amour en éveil. Tel troubadour accepte de bon coeur que sa dame soit courtisée par d'autres : «Si ma dame a d'autres soupirants, je ne lui en fais pas pour cela plus mauvais visage» (in A. Jeanroy, 1934, H, p. 112).

     Autre thème accessoire qui témoigne d'une opposition entre Ibn Ḥazm et les troubadours : la mort par amour. Ayant vécu sous les troubles de la fitna et au temps des Mul
ūk al-tawā'if, Ibn Hazm a souvent frôlé la mort. Aussi est-ce sur un ton grave qu'il en parle. La mort est associée à l'amour. Chez les poètes occitans, il s'agit d'un cliché littéraire. L'amant meurt à force de soupir et de douleur. Puisque la dame désespère l'amant par sa rigueur, celui-ci souffre au point d'en mourir. Bernard de Ventadour exprime ce motif amoureux à plusieurs reprises dans ses Chansons : «Je sens une telle tristesse me fendre le cœur que je me meurs et suis sur le point de trépasser» (Chansons d'Amour, 42, vv. 76-77). Sans l'assistance de sa dame, il ne serait pas sauvé. La mort réelle ne vient jamais, du reste. L'amant doit vivre en bonne attente; il continuera à se dévouer à sa dame, même si elle ne l'aime pas et quelque envie qu'il ait de la quitter.
   
     La question des rapports entre la religion et l'amour traduit également une opposition entre Ibn Ḥazm et les troubadours. Tout en dissertant sur la nature de l'amour et sur son évolution, Ibn Ḥazm ne manque pas d'appuyer sa conception de l'amour sur le verset coranique : «Dieu vous a créés en vous donnant une seule âme», et il ajoute : «Allah a voulu que la cause du repos [que trouverait Adam en son épouse] résidât dans le fait qu'Eve était une partie d'Adam» (Le Collier..., p. 17). En dehors des développements sur l'amour et des anecdotes profanes, le Collier de la Colombe contient des exposés de théologie musulmane. L'Islam est omniprésent dans l'ouvrage. Ibn Ḥazm y étale son souci de se situer au sein de l'Islam par le recours aux citations du Coran et aux «dits» du Prophète. L'amant prend pour modèle le croyant. La dévotion envers l'être aimé rend meilleur et ennoblit le caractère; l'humilité en amour honore celui qui la pratique, à l'image de l'homme pieux qui s'humilie devant Allah. Par contre, l'amour des troubadours est détaché de la morale chrétienne, il a sa propre éthique. L'amour provençal se présente comme le «moyen» de tous les perfectionnements spirituels. L'Eglise le sentit fort bien et se montra hostile dès le début à la poésie courtoise dont elle dénonçait la morale lubrique. Le troubadour Montanhagol eut beau étaler des tendances moralisatrices dans ses chansons qui s'échelonnèrent de 1233 à 1258 et y faire l'éloge de l'amour platonique, l’Eglise continua de jeter l'anathème sur la littérature courtoise. Celle-ci fut solennellement condamnée pour son caractère hérétique par l'évêque de Paris Ernest Tempier en 1277.

     Les quelques observations que nous avons présentées dans cette modeste étude n'avaient d'autre but que de dessiner un bilan de nos recherches et de planter des jalons pour une meilleure connaissance des liens entre Ibn Ḥazm et l'amour courtois.

Notes

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(8) Sur ce thème poétique, voir H. Pérès, 1953, pp.161-166.
(9) Les chansons de Guillaume IX, éd. A. Jeanroy, III, 9; DC, 21-27.
(10) A. Jeanroy définissait ainsi le joy : une «espèce d'exaltation mystique qui a pour cause et objet à la fois la femme aimée et l'amour lui-même».
(11) Voir El Collar de la Paloma, Madrid, 1952, p.41.
(12) Voir l'article «
Ibn Dāwūd» dans E.I.2., III, pp.707-708, par J.-Cl. Vadet.
(13) Sur le
Kitāb al-Zahra, voir L. Massignon, 1975, pp.388-390, et les belles pages de J.-Cl. Vadet sur Ibn Dāwūd et l'amour courtois dans l'esprit courtois en Orient, pp.301-305.
(14) Ibn Hazm y rappelle qu'
Ibn Dāwūd a cité sans la faire sienne la parabole platonicienne selon laquelle les âmes seraient des sphères segmentées.
(15) R. Nelli (1964, p.97) s'est demandé si la coutume de «masculiniser» l'objet aimé, qui s'est établie à partir du XI' siècle, ne serait pas la transposition de la coutume arabe, en vigueur, depuis le X* siècle, en Espagne musulmane.
(16) II fallait aussi que l'amant - le troubadour - fût, en principe, célibataire, car il représentait la «jeunesse». André le Chapelain, dans son livre De Amore, écrit vers 1185, résume toute la pensée amoureuse des troubadours. Il méprise le mariage parce qu'il n'était généralement pas précédé - dans les milieux aristocratiques de son temps - d'un courtisement vraiment libre et sincère, susceptible de créer une communion sentimentale.
(17) Dans son Epître morale (
Kitāb al-alāq wa-l-sivar), Ibn Ḥazm définit la jalousie comme «un sentiment vertueux qui est formé de courage et de justice; l'homme juste, en effet, déteste porter atteinte aux droits sacrés d'autrui et déteste voir autrui porter atteinte à ses droits» (Traduction N. Tomiche, Beyrouth, 1961, p.62).

Bibliographie

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Ibn Hazm et l'amour courtois (2eme partie)






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