Les cahiers de l'Islam
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Omar Merzoug
Omar Merzoug est journaliste et collabore régulièrement avec différents journaux algériens dont Le... En savoir plus sur cet auteur
Dimanche 22 Mai 2016

Jésus dans le Coran, entretien avec Jérôme Prieur et Gérard Mordillat



Cinéastes et écrivains, Jérôme Prieur et Gérard Mordillat ont réalisé la série télévisée mondialement connue de « Corpus Christi ». Si je me suis adressé à eux, c’est que, dans la continuité de cette série, ils en viennent à aborder la figure du Christ telle qu’elle est proposée par le Coran. Ce qui suscite questions, inquiétudes et indignations de l’autre côté de la Méditerranée. C’est Jérôme Prieur qui s’exprime au nom du duo.
 

Cet entretien est publié avec l'aimable autorisation de son auteur.

 

Mordillat & Prieur © John Foley
Mordillat & Prieur © John Foley

Omar MerzougMa première question est somme toute naturelle, comment en êtes-vous venus à vous intéresser puis à écrire sur la figure du Christ telle qu’elle est proposée par le Coran ?
 
Jérôme Prieur :  C’est le résultat d’un long travail entrepris depuis maintenant vingt ans. Avec Gérard Mordillat, nous avons commencé par réaliser une série télévisée, diffusée par Arte, sous le titre de « Corpus Christi », dont le succès en France a été tel qu’elle a été suivie par deux autres grandes séries, « L’Origine du christianisme » puis « L’Apocalypse », consacrée à la christianisation de l’empire romain, tout cela sur un laps de temps assez long, très long par rapport aux pratiques de la télévision, parce que ce ne sont pas des choses qui s’improvisent évidemment - d’autant plus que nous avons prolongé ces séries par des livres, trois essais parus aux éditions du Seuil. A la fin des débats qui se sont succédés dès la sortie de la première série « Corpus Christi », en 1997-98, un spectateur nous demandait toujours : « Alors maintenant, quand est-ce vous allez vous intéresser à l’Islam ? ». Cette question ne procédait pas toujours nécessairement d’une bonne intention ; elle sous-entendait : « Après vous être attaqués au christianisme, quand est-ce que vous allez vous occuper de l’islam ? ». Notre réponse était toujours la même : « Probablement jamais ». Et cela pour deux raisons, d’abord parce que l’Islam et le Coran n’appartiennent pas à notre culture (à nous individus, Gérard Mordillat et moi ).

D’autre part, nous étions persuadés que, s’il y avait certainement quelques chercheurs de culture musulmane qui développaient une pensée historique ou critique sur la formation et l’histoire du Coran, il y avait fort à parier qu’ils étaient rares et qu’en plus ils n’accepteraient pas de s’exprimer publiquement, comme l’ont fait les chercheurs filmés pour nos séries sur l’histoire des débuts du christianisme. Pourtant à force d’opposer ce refus, un beau jour nous en sommes arrivés là, à concevoir la série « Jésus et l’islam » !

Pourquoi ? Non pas pour rejoindre une espèce d’actualité, ce n’était pas notre souci, même si nous sommes bien conscients que le rapport à l’islam est crucial dans nos sociétés occidentales, en France particulièrement, mais lorsque nous avons eu l’intuition que les débuts de l’islam conservaient sans doute les dernières lueurs de la queue de la comète judéo-chrétienne, le terme de réflexion théologique du courant le plus marginalisé du christianisme des premiers temps, et que la figure coranique de Jésus n’était pas du tout un élément étranger, allogène à cette vaste histoire qui avait commencé vers l’an 30 de notre ère pour se conclure au VI-VIIème siècle… Nous savions bien que la crucifixion de Jésus apparaissait dans le Coran et que Jésus était le dernier prophète avant le Prophète, mais nous apercevoir que la figure de «’Issa », Jésus, jouait un rôle si considérable dans le Coran, a été le point de départ de notre enquête dans les textes. La dimension exceptionnelle de Jésus, surnaturelle même, nous ne l’avions pas mesurée. L’hypothèse de travail selon laquelle sa place particulière témoignerait de la survivance en Arabie du rameau judéo-chrétien, le rameau perdu du christianisme des origines, le rameau le plus fidèle au courant chrétien du judaïsme, était encouragée par le fait que l’on pouvait identifier ses derniers traces dans le Coran à travers la présence des nazaréens. Ce nom, en effet, est celui qui désigne les « chrétiens » dans le Coran, or il reprend une dénomination qui apparaît déjà dans les Evangiles et dans les Actes des apôtres pour désigner certains des disciples de Jésus… Ainsi en sommes-nous venus à nous intéresser à travers la présence de Jésus dans le Coran et à partir d’autres traces, notamment à l’occasion du portrait éminent de Marie, à la question des origines juives et chrétiennes de l’islam, finalement aux points de croisements et de divergences entre les trois monothéismes.


O.M : Comment vous êtes-vous orienté dans la multitude des chercheurs ? Comment les avez-vous choisis ?
 
J.P : Gérard Mordillat et moi, nous lisons beaucoup. Nous nous donnons rendez-vous dans un petit bureau où nous pouvons nous astreindre à une règle de travail quotidienne. Nous sommes donc assis l’un en face de l’autre et nous nous sommes mis à lire. Puis, en lisant, on s’interrompt, on s’interroge l’un l’autre. Au fur à mesure que nous découvrions un certain nombre de travaux et de débats, nous nous sommes mis à rencontrer des chercheurs en France et à l’étranger, puis à assister à un ou deux colloques. Petit à petit, à force de rencontrer des chercheurs, ces derniers nous ont mis sur la piste d’autres chercheurs et, de proche en proche, ainsi parvenons-nous à nous faire une idée de l’état de la recherche actuelle dans le monde, sans prétendre bien entendu à l’exhaustivité ce serait impossible. Il y a une part de hasard, une part de conjoncture. Nous rencontrons plus de chercheurs que ceux qui apparaissent finalement dans les films, mais tout ce travail de rencontres et d’investigation fait, je crois, la singularité de notre démarche, aussi bien ces dernières années pour l’histoire du christianisme qu’aujourd’hui pour l’histoire de la naissance de l’islam. Nous confrontons des chercheurs qui travaillent dans des cadres différents, des pays différents, des contextes intellectuels différents, des chercheurs qui appartiennent à des disciplines différentes, des exégètes du texte coranique, des spécialistes de l’émergence de l’islam, des historiens de la littérature coranique ou de la tradition musulmane, mais aussi des historiens du christianisme ancien ou des spécialistes de la littérature rabbinique, des épigraphistes, des philologues etc. Ce croisement produit quelque chose de très nouveau, pourquoi ? Parce que les chercheurs ont tendance à discuter entre eux, à l’intérieur même de leur discipline et à considérer qu’un spécialiste des Pères de l’église syriaque n’a rien à apprendre à un spécialiste de la littérature rabbinique ou de l’épigraphie pré-islamique par exemple. Ce croisement produit au contraire des contacts très stimulants, dès lors qu’ils ne sont pas animés par une visée apologétique, mais foncièrement historique.

 

Mordillat & Prieur © John Foley
Mordillat & Prieur © John Foley
O.M : Vous me dites que vous n’aviez pas au préalable mesuré la place exceptionnelle du Christ dans le Coran
 
J.P : Une remarque préalable si vous permettez. J’ai du mal à appeler Jésus « le Christ ». Ce serait comme si je reprenais à mon compte la lecture théologique chrétienne. Jésus est Messie dans le Coran je ne le nie pas, c’est ainsi qu’il est systématiquement nommé, mais quand on dit « le Christ », c’est comme si, implicitement, on adoptait sur lui un point de vue chrétien. Ce que, je le suppose, vous n’êtes pas (rires) ! Nous avons d’ailleurs eu des discussions très animées avec certains chercheurs à ce sujet, puisque la traduction du terme arabe « messie » par le mot « christ » n’est pas du tout fausse, mais christianise irrésistiblement cette désignation de l’un des titres coraniques donnés à Jésus. Sur le fond de votre question je dirais ceci : tout en sachant bien que Jésus était une figure importance du Coran, qu’il était le dernier prophète avant le Prophète de l’islam, nous n’avions pas mesuré sa place tellement singulière, tellement extraordinaire par rapport à celle des autres prophètes bibliques ou arabes mentionnés par le Coran. Jésus ne meurt pas, il nait d’une vierge (comme chez les chrétiens), il est conçu par le souffle de Dieu, il parle dès sa naissance comme Adam. C’est un personnage en rapport très très étroit avec le divin.
 

O.M : La différence essentielle avec le christianisme, mais elle est évidemment considérable, c’est cette idée qu’il n’est pourtant pas « fils de Dieu »
 
J.P : Bien entendu cette différence est considérable. C’est bien pour cela que Jésus est au carrefour d’un débat très polémique. Polémique avec les Juifs qui refusent de voir que Jésus, l’un d’entre eux, est le messie ; polémique avec les chrétiens qui reconnaissent Jésus comme le messie, mais qui ont transformé Jésus en Fils de Dieu. Jésus est donc un enjeu capital dans la définition de l’identité musulmane, dans les tensions et les batailles théologiques avec les deux autres monothéismes existants aux VIe-VIIème siècles, le christianisme et le judaïsme (qu’il faudrait d’ailleurs mettre au pluriel tellement il y a de divergences et de rivalités internes, contrairement à ce l’on imagine aujourd’hui). En tout cas, la figure coranique de Jésus n’est pas périphérique si j’ose dire, elle cristallise un débat capital au sein même du monothéisme qui permet de disqualifier théologiquement les Juifs comme les chrétiens, tout en leur reconnaissant un rôle éminent dans le cheminement vers la connaissance du vrai Dieu. Je parle là du point de vue de l’histoire de la théologie, et non du point de vue de la réalité sociologique. Cela a une actualité, cela permet aujourd’hui de montrer à un certain nombre de gens, en France comme en Allemagne, que cette histoire qui semble lointaine à certains est une histoire commune : elle nous appartient aux uns et aux autres, que l’on soit incroyant ou croyant, athée, musulman, juif, chrétien… Il est urgent de montrer à un public ignorant l’islam à quel point les liens, les passerelles, les points communs, les noeuds entre les deux autres formes du monothéisme sont nombreux, à quel point nous sommes pris dans une histoire commune. Elle a été conflictuelle et elle l’est toujours, mais dire et redire sans cesse à des spectateurs d’aujourd’hui qu’Abraham, Moise, Jésus, Mahomet font partie de la même histoire, cela a un effet je crois bouleversant au sens étymologique du mot, un effet très salvateur, et je crois que c’est ce qui s’est passé avec la succès de notre série de films lors de la première diffusion sur Arte.
 

O.M : C’est assurément une bonne idée de montrer à toutes sortes de téléspectateurs les points communs comme vous dites qui soudent les trois monothéismes, mais comment expliquer qu’avec toute la tradition orientaliste occidentale et sa massive production littéraire, depuis mettons cent ans, les lycéens, les étudiants, l’honnête homme ignorent ce que vous entreprenez de leur montrer ?
 
J.P : Je crois que l’étudiant comme l’honnête homme ne sait aujourd’hui que presque rien de l’histoire des grandes religions. Cette ignorance ne touche donc pas spécialement l’islam. L’étudiant ou l’honnête homme n’en sait pas beaucoup plus sur le christianisme (et moins encore sur le judaïsme). L’étudiant ou l’honnête homme - on devrait ajouter l’honnête femme - sait ce qui est de l’ordre du catéchisme, c’est-à-dire un certain nombre d’idées simplistes, de raccourcis faciles à diffuser qui permettent de distinguer ou d’opposer aisément les choses, d’enlever la complexité et la richesse des textes primitifs. On vit sur un fond de méconnaissance de l’histoire des religions qui est considérable, dans lequel les religieux ont une part de responsabilité, mais c’est aussi la tendance même de l’école laïque en France. J’ai eu des enfants qui ont fait leur scolarité au sein de l’école publique, l’école laïque a progressivement considéré que ce qui ressortait du religieux ne devait être traité que par les religions de telle ou telle confession. L’histoire du judaïsme relèverait ainsi des rabbins, celle du christianisme des curés, celle de l’islam des imams, et cela a fait beaucoup de dégâts en réalité. Il faut distinguer ce qui est de l’ordre de l’histoire, ce que l’on peut en dire, et ce qui est de l’ordre de la foi. Evidemment ce qui est de l’ordre de la foi concerne le croyant ou les clercs chargés de commenter ou d’interpréter les textes fondateurs de la religion à laquelle on appartient, mais cela ne doit pas empêcher le travail de l’historien ou le regard du lecteur. Ainsi la question de l’apparition de l’islam est-elle aussi une question très importante sur un plan historique et aujourd’hui sur le plan politique. Ce qui est vital, c’est de remettre les textes religieux dans leur époque, dans leurs débats et leurs perspectives, dans leur cadre de pensée, dans leur structures de langage et de pensée d’origine, parce que si on détache les textes religieux de tout contexte historique, de toute histoire, quelles que soient les difficultés pour y parvenir (et elles sont sûrement plus grandes pour l’islam que pour le christianisme), on n’y comprend rien, on arrive à des aberrations, à des interprétations complètement radicalisées qui sont tout à fait nocive. C’est le cas dans l’islam à l’heure actuelle, inutile de le souligner, mais il faut bien rappeler que ça l’a été ou ça l’est encore pour le christianisme ou pour le judaïsme.
 

Mordillat & Prieur © John Foley
Mordillat & Prieur © John Foley
O.M : Comment expliquer la nette séparation entre le monde des chercheurs (islamologues, historiens, etc) qui travaillent dans un perspective de type science des religions et les milliers, voire les millions de croyants qui n’ ont cure de la recherche historique ? Est-ce qu’il faut tenter de jeter des passerelles entre ces deux mondes, est-ce que votre série puis votre livre peuvent y contribuer ?
 
J.P : Au fond il y a une autre question derrière votre question… C’est la difficulté d’appartenir à une religion vivante et d’en être en même temps l’historien. Ce qui ne veut pas dire qu’appartenir à une religion disqualifie ipso facto la pensée critique de celui qui prétend réfléchir à la formation de sa religion. Cela veut dire que, instinctivement sans doute, il y a chez certains spécialistes des tentatives d’explication qui sont davantage de l’ordre de la foi, de l’ordre du compromis, que de l’ordre de l’analyse du texte lui-même ou de sa contextualisation. Mais je pense que ce travail est en cours aujourd’hui dans le monde musulman malgré les apparences. Il faut toujours avoir présents à l’esprit les processus analogues qui se sont produits jadis pour d’autres religions. Souvenons-nous notamment de l’histoire du christianisme qui est une religion plus ancienne. Tout ce travail d’acceptation de la pensée critique, de la recherche historico-critique, que ce soit à l’intérieur du christianisme ou que ce soit à l’extérieur, il a mis des siècles à être accepté ou simplement toléré. On peut même dire qu’il a fallu attendre le milieu ou à la fin du XXe siècle ! Donc il faut raison garder par rapport à l’histoire de l’islam, cela prend du temps d’accepter que sa propre religion soit interrogée par d’autres et interrogée en dehors d’une perspective religieuse. Mais ne pas interroger un texte sacré dans la perspective religieuse qui est la sienne ne veut pas dire, de mon point de vue, procéder dans un souci de dénigrement, ce n’est pas du tout le sujet ! Cela veut dire qu’un texte peut être envisagé de plusieurs manières, et notamment d’une manière historique ou littéraire, même s’il est pour ses fidèles « parole de Dieu » et donc considéré exclusivement comme un texte religieux. Ces deux approches, indépendantes l’une de l’autre, doivent pouvoir coexister. Le plus difficile c’est de les combiner. Mais ces démarches doivent coexister. Le passage à la modernité est forcément lié à cette acceptation qu’un texte peut être envisagé de différentes manières, par des lectures et des approches différentes.

O.M : Vous m’avez dit tout à l’heure que votre souci majeur n’était pas de croiser l’actualité en faisant ce travail, mais néanmoins à un moment ou à un autre, vous croisez l’actualité, d’abord comment la série d’émissions et le livre qui a suivi ont été reçus ?
 
J.P : Nous nous demandions justement comment notre travail télévisuel et littéraire allaient être reçus. L’impression dominante, me semble-t-il, en France ou dans les pays qui ont pu voir la série et lire le livre, c’est que beaucoup de croyants ou pour un public plus largement de culture musulmane ont ressenti toute la considération intellectuelle portée enfin, sans caricature et simplismes, à l’islam : « on prend notre culture, notre texte, nos traditions, avec respect, avec sérieux ; des érudits qui ne sont pas croyants s’y intéressent mais aussi des croyants qui parlent du Coran en tant qu’historiens ». Et cela eu un effet très pacificateur. Peut-être que je me trompe, il y a eu sûrement des spectateurs qui ont été irrités, mais nous avons eu l’impression que beaucoup nous étaient reconnaissants d’avoir fait ce travail savant, prudent, minutieux, nous qui sommes extérieurs à l’islam, avec des chercheurs de grande valeur qui appartiennent aux différentes tendances de l’islam ou qui sont hors du monde musulman tout en étant d’excellent connaisseurs de son histoire et de ses textes. C’est révélateur, mais les propos critiques les plus virulents nous sont venus, une fois de plus, des cercles catholique les plus intégristes, le plus traditionalistes, qui, dans leurs organes de presse, ont répété grosso modo le même refrain : « On s’attendait au pire avec Prieur et Mordillat, mais cette fois ils ont fait des progrès, même s’ils mélangent tout, ils ne se rendent même pas compte que Jésus dans le Coran est foncièrement différent puisqu’il n’est pas du tout le Fils de Dieu »… Alors que nous ne faisons que le souligner ! Il y a le côté borné, sourd et aveugle, de ceux qui ne veulent pas être mis en question. Bien sûr, ce n’est pas le même Jésus que l’on voit évoluer dans les Evangiles et dans le Coran. Nous n’avons évidemment n’a jamais dit le contraire. Ce que nous avons essayé de mettre en relief ce sont les points de contact mais aussi les lignes de fractures, les novations et les relectures. Comme précédemment pour l’histoire des débuts du christianisme, nous avons entrepris une approche laïque, non religieuse, c’est-à-dire une lecture littéraire, historique, « critique », c’est en aucun cas, une approche de démolition ! C’est au contraire un travail de compréhension et d’exploration des origines, et c’est beaucoup plus passionnant.

Propos recueillis par Omar Merzoug







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