Emergence d’une image nouvelle de la femme et de l’amour
Les poètes furent ainsi sans doute les témoins sinon les instigateurs de « l’émergence d’une nouvelle vision de la femme et de l’amour » en Occident. Eric Brogniet souligne comment la thématique amoureuse parcourt la poésie – voire la littérature – française, et pourquoi pas européenne, depuis le XIe siècle, « ce dont témoigne entre autres Le Fou d’Elsa, où Aragon revisite tout l’héritage arabo-andalou et remonte aux sources de la poésie arabe de l’amour, le Majnoun Leila. »[22] .
Si les premières chansons du premier troubadour Guillaume d’Aquitaine traitent des femmes selon une sensualité sans retenue, dans un langage très cru convenant sans doute à son temps mieux qu’au nôtre, Charles Sallefranque note que déjà à son retour de Syrie, puis plus tard après un séjour en Andalousie, sa poésie se renouvelle.
« L’amour se revêt tout à coup, dans ses vers, de noblesse et de pureté ; l’entrelacement de ses rimes se modifie et paraît calqué sur celui des poèmes andalous de type melhoun qu’on appelle zejels (…) »[23] .
On ne peut expliquer ceci uniquement par une soudaine et nouvelle passion amoureuse – ce dont il était coutumier – pour sa dame de Châtellerault, mais surtout par le fait qu’il avait connu et adopté ce qui s’appellera plus tard l’amour courtois, devenu en Espagne un thème populaire. Des femmes occupaient alors dans les taïfas [24] une place élevée : en témoignent la position de la princesse Ouallada et son Salon littéraire à la Cour de Cordoue dont son amant-poète Ibn Zaïdoun assura largement la renommée, ou encore l’amour de l’émir poète de Séville Mutamid pour son épouse qui elle-même écrivait des vers ainsi que leur fille. Aussi n’est-il pas, selon Charles Sallefranque
« exagéré de dire que les espèces de cours d’amour qui vont se réunir autour des grandes dames de la France d’Oc et de la France d’Oïl ont eu leurs modèles à Séville et à Malaga, à Cordoue et à Grenade[25] ».
La poésie des troubadours emprunte à leur ancêtre Guillaume « la plupart de leurs thèmes, l’entrelacement de leurs rythmes et de leurs rimes, la disposition de leurs refrains et jusqu’au détail de leurs strophes » [26] . Elle va se transmettre aux trouvères, de la langue d’oc à la langue d’oïl, de même que l’idéal de la fin’amor et l’institution des cours d’amour qui codifiaient l’amour courtois et auxquelles participa Chrétien de Troyes à la demande de la princesse de Champagne, fille d’Aliénor et de Louis VII.
Si la fin’amor trouve sa source littéraire et thématique dans Le collier de la colombe d’Ibn Hazm, celui-ci ayant repris et poursuivi la quête poétique de l’Irakien Ibn Dawûd, auteur du Kitâb az-Zahra – le Livre de la fleur – elle s’était largement répandue chez les poètes arabo-andalous auxquels les troubadours ont eu accès. L’amour y est vu comme puissance, voire comme une foi religieusement accordée à la Dame. C’est la présence de l’être aimé, homme ou femme, qui est recherchée, bien plus que sa possession et, dans un environnement surtout dédié à la virilité, la femme en est la première bénéficiaire. L’obéissance lui est due.
Ainsi Abd er-Rahman IV calife de Cordoue écrit, à propos de son mariage avec sa cousine Habiba :
« J’ai stipulé comme condition que je la servirai comme un esclave, et j’ai conduit vers elle mon âme comme ma dot d’amour ».[27]
La chasteté est le gage de la dévotion de l’amant, qui le plus souvent parle de sa bien-aimée au masculin, la nommant son maître et son seigneur – Mawlaya, Sayyidi – sans doute pour mieux garder le secret d’une inclination dont l’ébruitement risquerait de nuire à la réputation de la Dame, mais surtout de lui ôter en la publiant la grâce qui l’auréole : il ne s’agit pas tant de cacher l’inavouable que de préserver la part de mystère sans lequel la lumière perd son éclat.
Aussi l’amant et sa dame doivent-ils se garder des indiscrets – conseilleurs, délateurs, rivaux… qui se nommeront raqib, wasi en arabe, gardador ou lauzengier en occitan. Les souverains eux-mêmes craignent les jaloux.
La prudence et la courtoisie imposent de ne pas nommer la dame mais de n’user que d’un pseudonyme, souvent masculin – coutume qui s’imposait déjà dans la civilisation nomade comme dans des cultures antiques.
Dans une société à dominante mâle, soumise à des lois morales qui lui sont contraires et dans un climat social qui, en dépit d’exceptions, confère aux femmes une place d’infériorité et de soumission, l’amour devient paradoxalement un thème poétique de la littérature romane, sous le rayonnement de la poésie arabo-andalouse. Il relève d’autres règles, imposant le respect de la dame, voire son adulation.
La distance initiale qu’il impose est porteuse de désir, « fin et moteur de l’expérience amoureuse » [28] , dans une exaltation à la fois affective, esthétique, poétique – la joy des troubadours. Les relations charnelles ne sont pas interdites [29]. La chasteté est toutefois largement recommandée, non pas tellement par crainte du péché, mais pour répondre à la ferveur amoureuse, à une haute idée de l’amour.
Dans sa transhumance vers le nord de la France, l’amour courtois change de visage tout en conservant la plupart de ses caractéristiques : avec Chrétien de Troyes la fin’amor s’inscrit plutôt « dans le cadre chrétien et social du mariage, le désignant comme la voie de l’accomplissement éthique fondamental et indispensable à la perfection individuelle » [30].
La poésie n’a sans doute pas totalement transformé les mœurs. La fin’amor et les cours d’amour étaient le fait de classes favorisées et instruites. Elle a cependant donné aux sociétés occidentales un idéal « sans lequel toute civilisation régresse ou est impossible ». En effet, écrit E. Brogniet
« (…) la femme, surtout, il est vrai, dans les classes élevées, joua entre le VIIIe et le XVe siècle un rôle social et culturel non négligeable, contribuant notablement à la « civilisation des mœurs ». L’amour courtois représente un idéal à atteindre. Si la réalité sociale, l’existence des classes, l’usage courant et les mœurs du temps ont été ou sont encore éloignés de cet idéal, il n’empêche que l’action civilisatrice, de tous temps, a besoin d’un horizon culturel, d’une « ligne claire » pour que la société se transforme progressivement. »[31]
Cette transformation est à mettre en partie – il ne faut pas exclure des mouvements parallèles, semblables et contraires issus d’horizons divers qui la structureront dans son évolution – au crédit des échanges interculturels et au rayonnement de la poésie arabo-andalouse. Elle va, et c’est un paradoxe quand on pense aux préjugés concernant le monde musulman parcourant l’actuelle société occidentale, permettre une « action structurante et civilisatrice au cœur du monde occidental à un moment clé de son Histoire » et montrer « que l'influence du monde arabe sur celle-ci n'a pas été anodine »[32] en lui insufflant une idée de l’amour et le respect de la femme.
La poésie a su la transmettre, sans doute dans la mesure où le poète possède la capacité de saisir ce qui échappe à la majorité des hommes enlisés dans la poursuite des biens matériels, d’éveiller à l’être de ce qui est, quand son rythme et ses mots vont susciter l’écoute et la mémoire.
L’amour et ses divagations
La fin’amor a sans doute été d’abord un thème littéraire, qui va toucher un public par l’expérience qu’en ont les hommes et les femmes, la poésie inspirant ensuite une forme idéale des relations qui les unissent, dans ses mots comme dans son rythme. Elle répond à des usages qui s’intègrent dans le monde féodal tout en le mettant en question : l’Aimé(e) est suzerain par rapport à l’Amant-vassal.
Cela persistera dans la littérature française, dont on a pu dire que la passion n’intéresse un public que si elle est malheureuse.
Dans le même temps, si les Chansons de Guillaume avaient choqué la Papauté comme le feront ensuite celles de la plupart des troubadours, si Perceval va devoir apprendre à respecter les femmes et les liens conjugaux ou les commandements de l’Eglise , il n’en demeure pas moins que l’amour apparaît comme une force de transgression, à la fois des règles de vie en société et de la morale prêchée par l’Eglise. Il impose son propre code, que les Cours d’amour tenteront de mettre au clair.
L’Arabo-andalou Ibn Hazm l’avait discerné : dans Le Collier de la colombe, après avoir chanté l’amour, il expose en effet comment il est nécessaire d’en réglementer l’accomplissement, selon l’éthique musulmane, et d’en punir sévèrement les débordements[36].
C’est bien la légende d’un amour, transgressif s’il en est, qui a ému l’Europe depuis plus d’un millénaire et nourri sa littérature comme la musique et les arts divers. Pourtant il ne fut sans doute pas à proprement parler amour courtois.
Il semble que le récit d’origine celte des amours de Tristan et Iseut ait commencé à se répandre par l’intermédiaire des bardes dès le IXe siècle, et que le ‘premier troubadour’ en ait eu connaissance, avant d’être écrit par Béroul puis Thomas d’Angleterre en langue romane au XIIe dans l’esprit de courtoisie, puis encore en différentes versions et langues. Il trouve à la fin du XIXe siècle son expression contemporaine en français avec le Roman de Tristan et Yseut de Joseph Bédier qui reprend les anciens manuscrits.
L’aura de merveilleux qui l’entoure, les exploits accomplis par Tristan pour le Roi, les obstacles qui se multiplient sur le chemin des amants, leur relation interdite, malgré l’amour total qui les unit jusqu’à excuser leurs mensonges – puisqu’ils ont bu accidentellement le philtre qui ne leur était pas destiné, mais au futur couple d’Iseut avec le roi Marc – tout cela pourrait faire pencher en faveur de la fin’amor.
Pourtant il n’en est rien, même si leur roman s’inscrit dans cet environnement littéraire, déjà dans la mesure où leur passion est fatale, hors de tout choix personnel puisque conditionnée par une erreur et par la magie, ce qui rend réciproque leur relation – voire égalitaire, non-féodale. Iseut n’a pas à être conquise car elle est vaincue, d’emblée, et les exploits de Tristan la concernent peu, sauf quand elle craint pour sa vie ou celle de son amant. Les prouesses qu’il exécute ne sont que manifestations de sa vassalité par rapport au Roi, voire de son ambition d’héritier possible du Trône. Elles peuvent même aller à son encontre quand, avant de rencontrer en Irlande la future reine il est vrai, il combat et tue son frère le Morholt pour libérer la Cornouaille de ses exigences.
Contrairement à tous les codes de la chevalerie, Tristan trahit son Roi en commettant l’adultère avec son épouse qu’il avait pour mission de ramener à la Cour. Il le trompe pour la rejoindre ou la disculper comme lui-même – quand par exemple il se déguise en mendiant afin de faire passer un gué à Iseut qui pourra ensuite jurer de sa fidélité à Marc par subterfuge[37] et éviter ainsi le jugement de l’Eglise auquel elle était soumise en raison des lois et de la jalousie du Roi. Par leurs ruses, par la liberté laissée à leur désir non maîtrisé, le couple d’amants enfreint sous l’effet de leur passion toutes les règles de l’amour courtois comme celles qui structurent la société.
L’empreinte des différentes cultures régionales a peut-être dévoyé la fin’amor, lui a tout au moins donné une autre forme d’expression, en subvertissant les valeurs courtoises et féodales.
La légende appartient cependant à une forme de mythologie des sociétés de l’Occident européen. Peut-être affleure-t-il dans cet engouement un fantasme d’insoumission trouvant dans la fiction de ces amants la possibilité de se déployer sans dommages... Mais leur amour émeut d’autant plus qu’il est voué à la mort : s’ils ont pu échapper aux épreuves imposées par l’époux royal et les rivaux de Tristan, par le temps qui ne les épargne pas, ils échoueront devant la jalousie de la femme, pâle double d’Iseut la Blonde, que Tristan a fini par épouser en Bretagne où il est exilé et que, dit-on, il n’a jamais touchée. Il mourra du mensonge dont elle le trompera, lui laissant croire que son ancienne amante n’a pas répondu à son appel pour le guérir – et celle-ci ne lui survivra pas.
Leur mort sauve-t-elle l’amour ? La fatalité d’une passion est-elle son viatique ? Certaines versions de la légende racontent que le roi Marc leur accorda un pardon définitif à ce moment et les fit enterrer côte à côte…
Une autre histoire d’amour, réelle celle-là, a défrayé la chronique de ce même XIIe siècle en France pour devenir légende et hanter poésie et littérature. Pierre Abélard, philosophe et théologien, enseignant déjà réputé dans le monde roman, clerc promis à une carrière ecclésiastique brillante, décide de séduire la jeune Héloïse dont le savoir, exceptionnel chez une femme à l’époque, lui doit une renommée jusqu’en dehors de Paris. Il propose à son oncle chanoine de lui donner des leçons, ce qui est accepté. L’un et l’autre s’écrivent d’abord – en un latin raffiné. Le dessein d’Abélard réussit et le piège. La passion naît entre eux et déploie toute son ardeur. S’ensuivront des échanges intellectuels intenses de professeur à disciple dans lesquels chacun s’inspire des pensées et de l’érudition de l’autre, mêlés à leurs transports amoureux.
Héloïse épouse l’ambition d’Abélard , son maître, se soumet à lui sans perdre de sa grandeur. Elevée dans un milieu d’Eglise elle défend l’amour libre puis, contrainte de l’épouser secrètement quand le scandale éclate , accepte non sans douleur, pour lui obéir, d’entrer au couvent et de prendre le voile, alors qu’il devient lui-même moine, et sera poursuivi jusqu’à sa mort, voire condamné par les tribunaux ecclésiastiques pour des idées jugées hérétiques.
Après des années de silence et avoir eu connaissance du livre où il expose leur relation et les calamités qui l’ont accablé, elle lui écrit – toujours en latin. Lettres d’amour et de reproches d’abord, d’un grand raffinement littéraire , qui peu à peu, au fil des réponses attentives et tempérées d’Abélard se transformeront en épitres d’échanges intellectuels, théologiques, demandes de conseils pour gérer les religieuses dont elle est responsable …
Il en ressort une certaine conception morale privilégiant l’intention de l’acte sur sa conformité à la loi, et une volonté de faire évoluer le statut des femmes par l’éducation, à laquelle l’un et l’autre participent : Héloïse demande que les religieuses puissent être informées, instruites au même titre que les moines ; qu’elles puissent avoir accès aux textes sacrés ; qu’elles disposent de règles religieuses égalitaires mais non pas identiques aux leurs, de conditions de vie plus souples. Abélard y agrée . Et l’on serait tenté de dire que le visage de l’amoureuse soumise à son amant-époux ne cache pas mais accompagne la lumière d’une quête de savoir, de partage, de justice, dégagée de toute hypocrisie . Figure que ne dédaigne pas, de loin s’en faut, son époux.
Celui-ci insiste cependant sur le rôle dévolu aux femmes : la femme est d’un haut mérite, elle dispose d’une grâce divine spéciale et peut dépasser l’homme en spiritualité malgré sa faiblesse et bien qu’elle soit foncièrement pécheresse, à l’instar d’Eve, instigatrice du péché d’Adam. Une condition s’impose : qu’elle préserve sa virginité, ou si, devenue veuve, elle se garde du remariage et se retire au couvent sans faillir à la morale. En dernier ressort si, étant mariée, elle reste soumise à son époux et à sa fonction maternelle.
Au fil des lettres qu’ils échangent, le ton d’Abélard, d’abord réservé, se fait plus doux. Il accepte ce rôle de conseiller qu’Héloïse lui demande d’assumer dans la mesure où la passion du passé s’est apaisée et où, bien qu’elle soit entrée au couvent sans vocation et y ait toujours gardé vivant le souvenir de son amour, elle l’a dépassé tout en en faisant une clarté qui la guide dans sa vie spirituelle.
Est-il encore pertinent de chercher dans leur histoire devenue légendaire les éléments d’amour courtois qui parcourent le siècle et la littérature de l’époque, même si l’un et l’autre ont écrit des poèmes – latins – pour les goliards[45] dans leur jeunesse, si Héloïse s’incline devant Abélard, si elle s’efforce pour lui à une obéissance et à une fidélité qui la grandissent, si leur relation se poursuit dans une amitié[46] qu’elle prônait déjà dans ses premières lettres ?
L’image de la femme éperdument amoureuse est celle qui a marqué la légende. Cependant un poète en a deviné la portée spirituelle pour l’exalter. Rainer Maria Rilke a senti que les femmes qui aiment totalement à l’instar d’Héloïse effacent leur ego sans perdre leur fermeté, s’oublient plutôt que les hommes dans leur passion, dépassée sans avoir besoin de la répudier.
Extraite d’une côte d’Adam ou émanation de l’âme unique, Eve « désire ardemment reconstituer cette totalité non divisée et très ancienne, et ce désir de totalité est peut-être plus intense chez l’élément partiel que le désir de retrouver l’élément partiel arraché ne l’est chez la totalité » suggère Annemarie Schimmel [47].
Rilke retient quelques noms, parmi lesquels ceux de Mariana Alcoforado la religieuse portugaise dont il traduit les lettres qu’il considère authentiques, de Louise Labbé, d’Héloïse :
L’aura de merveilleux qui l’entoure, les exploits accomplis par Tristan pour le Roi, les obstacles qui se multiplient sur le chemin des amants, leur relation interdite, malgré l’amour total qui les unit jusqu’à excuser leurs mensonges – puisqu’ils ont bu accidentellement le philtre qui ne leur était pas destiné, mais au futur couple d’Iseut avec le roi Marc – tout cela pourrait faire pencher en faveur de la fin’amor.
Pourtant il n’en est rien, même si leur roman s’inscrit dans cet environnement littéraire, déjà dans la mesure où leur passion est fatale, hors de tout choix personnel puisque conditionnée par une erreur et par la magie, ce qui rend réciproque leur relation – voire égalitaire, non-féodale. Iseut n’a pas à être conquise car elle est vaincue, d’emblée, et les exploits de Tristan la concernent peu, sauf quand elle craint pour sa vie ou celle de son amant. Les prouesses qu’il exécute ne sont que manifestations de sa vassalité par rapport au Roi, voire de son ambition d’héritier possible du Trône. Elles peuvent même aller à son encontre quand, avant de rencontrer en Irlande la future reine il est vrai, il combat et tue son frère le Morholt pour libérer la Cornouaille de ses exigences.
Contrairement à tous les codes de la chevalerie, Tristan trahit son Roi en commettant l’adultère avec son épouse qu’il avait pour mission de ramener à la Cour. Il le trompe pour la rejoindre ou la disculper comme lui-même – quand par exemple il se déguise en mendiant afin de faire passer un gué à Iseut qui pourra ensuite jurer de sa fidélité à Marc par subterfuge[37] et éviter ainsi le jugement de l’Eglise auquel elle était soumise en raison des lois et de la jalousie du Roi. Par leurs ruses, par la liberté laissée à leur désir non maîtrisé, le couple d’amants enfreint sous l’effet de leur passion toutes les règles de l’amour courtois comme celles qui structurent la société.
L’empreinte des différentes cultures régionales a peut-être dévoyé la fin’amor, lui a tout au moins donné une autre forme d’expression, en subvertissant les valeurs courtoises et féodales.
La légende appartient cependant à une forme de mythologie des sociétés de l’Occident européen. Peut-être affleure-t-il dans cet engouement un fantasme d’insoumission trouvant dans la fiction de ces amants la possibilité de se déployer sans dommages... Mais leur amour émeut d’autant plus qu’il est voué à la mort : s’ils ont pu échapper aux épreuves imposées par l’époux royal et les rivaux de Tristan, par le temps qui ne les épargne pas, ils échoueront devant la jalousie de la femme, pâle double d’Iseut la Blonde, que Tristan a fini par épouser en Bretagne où il est exilé et que, dit-on, il n’a jamais touchée. Il mourra du mensonge dont elle le trompera, lui laissant croire que son ancienne amante n’a pas répondu à son appel pour le guérir – et celle-ci ne lui survivra pas.
Leur mort sauve-t-elle l’amour ? La fatalité d’une passion est-elle son viatique ? Certaines versions de la légende racontent que le roi Marc leur accorda un pardon définitif à ce moment et les fit enterrer côte à côte…
Une autre histoire d’amour, réelle celle-là, a défrayé la chronique de ce même XIIe siècle en France pour devenir légende et hanter poésie et littérature. Pierre Abélard, philosophe et théologien, enseignant déjà réputé dans le monde roman, clerc promis à une carrière ecclésiastique brillante, décide de séduire la jeune Héloïse dont le savoir, exceptionnel chez une femme à l’époque, lui doit une renommée jusqu’en dehors de Paris. Il propose à son oncle chanoine de lui donner des leçons, ce qui est accepté. L’un et l’autre s’écrivent d’abord – en un latin raffiné. Le dessein d’Abélard réussit et le piège. La passion naît entre eux et déploie toute son ardeur. S’ensuivront des échanges intellectuels intenses de professeur à disciple dans lesquels chacun s’inspire des pensées et de l’érudition de l’autre, mêlés à leurs transports amoureux.
Héloïse épouse l’ambition d’Abélard , son maître, se soumet à lui sans perdre de sa grandeur. Elevée dans un milieu d’Eglise elle défend l’amour libre puis, contrainte de l’épouser secrètement quand le scandale éclate , accepte non sans douleur, pour lui obéir, d’entrer au couvent et de prendre le voile, alors qu’il devient lui-même moine, et sera poursuivi jusqu’à sa mort, voire condamné par les tribunaux ecclésiastiques pour des idées jugées hérétiques.
Après des années de silence et avoir eu connaissance du livre où il expose leur relation et les calamités qui l’ont accablé, elle lui écrit – toujours en latin. Lettres d’amour et de reproches d’abord, d’un grand raffinement littéraire , qui peu à peu, au fil des réponses attentives et tempérées d’Abélard se transformeront en épitres d’échanges intellectuels, théologiques, demandes de conseils pour gérer les religieuses dont elle est responsable …
Il en ressort une certaine conception morale privilégiant l’intention de l’acte sur sa conformité à la loi, et une volonté de faire évoluer le statut des femmes par l’éducation, à laquelle l’un et l’autre participent : Héloïse demande que les religieuses puissent être informées, instruites au même titre que les moines ; qu’elles puissent avoir accès aux textes sacrés ; qu’elles disposent de règles religieuses égalitaires mais non pas identiques aux leurs, de conditions de vie plus souples. Abélard y agrée . Et l’on serait tenté de dire que le visage de l’amoureuse soumise à son amant-époux ne cache pas mais accompagne la lumière d’une quête de savoir, de partage, de justice, dégagée de toute hypocrisie . Figure que ne dédaigne pas, de loin s’en faut, son époux.
Celui-ci insiste cependant sur le rôle dévolu aux femmes : la femme est d’un haut mérite, elle dispose d’une grâce divine spéciale et peut dépasser l’homme en spiritualité malgré sa faiblesse et bien qu’elle soit foncièrement pécheresse, à l’instar d’Eve, instigatrice du péché d’Adam. Une condition s’impose : qu’elle préserve sa virginité, ou si, devenue veuve, elle se garde du remariage et se retire au couvent sans faillir à la morale. En dernier ressort si, étant mariée, elle reste soumise à son époux et à sa fonction maternelle.
Au fil des lettres qu’ils échangent, le ton d’Abélard, d’abord réservé, se fait plus doux. Il accepte ce rôle de conseiller qu’Héloïse lui demande d’assumer dans la mesure où la passion du passé s’est apaisée et où, bien qu’elle soit entrée au couvent sans vocation et y ait toujours gardé vivant le souvenir de son amour, elle l’a dépassé tout en en faisant une clarté qui la guide dans sa vie spirituelle.
Est-il encore pertinent de chercher dans leur histoire devenue légendaire les éléments d’amour courtois qui parcourent le siècle et la littérature de l’époque, même si l’un et l’autre ont écrit des poèmes – latins – pour les goliards[45] dans leur jeunesse, si Héloïse s’incline devant Abélard, si elle s’efforce pour lui à une obéissance et à une fidélité qui la grandissent, si leur relation se poursuit dans une amitié[46] qu’elle prônait déjà dans ses premières lettres ?
L’image de la femme éperdument amoureuse est celle qui a marqué la légende. Cependant un poète en a deviné la portée spirituelle pour l’exalter. Rainer Maria Rilke a senti que les femmes qui aiment totalement à l’instar d’Héloïse effacent leur ego sans perdre leur fermeté, s’oublient plutôt que les hommes dans leur passion, dépassée sans avoir besoin de la répudier.
Extraite d’une côte d’Adam ou émanation de l’âme unique, Eve « désire ardemment reconstituer cette totalité non divisée et très ancienne, et ce désir de totalité est peut-être plus intense chez l’élément partiel que le désir de retrouver l’élément partiel arraché ne l’est chez la totalité » suggère Annemarie Schimmel [47].
Rilke retient quelques noms, parmi lesquels ceux de Mariana Alcoforado la religieuse portugaise dont il traduit les lettres qu’il considère authentiques, de Louise Labbé, d’Héloïse :
« Autour de celles qui aiment il n’est que sécurité. (…) Elles se jettent à la poursuite de celui qu’elles ont perdu, mais dès les premiers pas, elles l’ont dépassé, et il n’y a plus devant elles que Dieu »[48].
Philippe Jaccottet souligne à quel point le poète ressentait une profonde nostalgie de l’amour courtois, dans lequel il reconnaissait « une horreur des désillusions de la chair » [49] , sans doute aussi une vénération de la femme, et relève qu’à ses yeux, l’amour ne s’accomplissait totalement que lorsque
« nous n’avons plus besoin de cette invite pour faire irruption de tout notre cœur dans un amour à qui suffise le signe d’une direction.[50] »
Bien qu’il ait lu des poètes arabes et se soit intéressé à la culture de l’islam, Rilke n’évoque pas les amours de Qays et Layla, dont l’histoire inspire la poésie arabe d’Orient et d’Occident comme elle oriente vers la voie de l’Amour divin dans le monde musulman, vers la migration de l’âme et la libération de la parole poétique.
Références
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[22] Brogniet, Eric, op. cit. p. 1. On peut aussi évoquer un des derniers troubadours, en France, auteur, compositeur, interprète, Georges Brassens (1921-1981)
[23] Sallefranque, Charles, « Périples de l’amour en Orient et en Occident. Les origines arabes de l’amour courtois », L’Islam et l’Occident, op. cit. p. 94
[24] Petites royautés musulmanes.
[25] Sallefranque, Charles, op. cit. p. 96
[26] Idem, p.
[27] Cité par Sallefranque, Charles, op. cit. p. 97
[28] Labère, Nelly, Littératures du Moyen Âge, PUF, 2009, p. 144
[29] Elles peuvent l’être pour des raisons éthiques, en particulier chez un poète comme Ibn Hazm. Mais Guillaume IX n’hésite pas à scandaliser l’Eglise romaine par sa conduite et ce qu’il en relate. Et on verra que les mythes amoureux occidentaux ignorent souvent cette interdiction, ou du moins la transgressent. Mais relèvent-ils de l’amour courtois ? Ou bien l’amour courtois n’a-t-il pas pris de l’autonomie par rapport à son modèle arabe ?
[30] Labère, Nelly, op. cit. p. 177
[31] Brogniet, Eric, op. cit. p. 15. Les préjugés ont persisté jusqu’à ce jour. Un préfacier, Pierre Delorme, écrivait dans une présentation des Lettres de la religieuse portugaise, NOE, 1963, qu’il ne pouvait croire à l’authenticité de ces lettres si elles étaient attribuées à Mariana Alcoforado dans la mesure où les femmes portugaises du XVIIe siècle n’étaient pas instruites et où elles ne pouvaient être atteintes par la passion. « Elles semblent, en réalité, figées dans de profondes habitudes ancestrales d’effacement et de résignation. Qui ne connaît en effet la tristesse assez désespérée des fados (…) et ce fatalisme que les amours portugaises ont hérité de la conquête maure ? ». p. 23 Il en accuse l’influence du clergé catholique mais surtout « les séquelles de la civilisation arabe ». p. 22
[32] Brogniet, Eric, idem
[33] Il faut souligner que si la Chevalerie fut une institution d’abord militaire en France avant d’être gagnée par des valeurs autres que la bravoure – d’où l’évolution des chansons de geste – ce ne fut pas le cas en Arabie où c’est un esprit qui domine, indépendamment de toute institution. Voir Boutros-Ghali, Wacyf, La tradition chevaleresque des Arabes, EDDIF Casablanca, 1996 (1ère édition Plon-Nourrit et Cie, 1919) et Al-Sulami, Futuwah. Traité de chevalerie soufie, traduit, introduit et annoté par F. Skali, Albin Michel, 1989
[34] Il sera excommunié provisoirement en 1115 pour avoir abandonné sa seconde épouse – l’ancienne reine d’Aragon – en faveur de sa dame de Châtellerault, la ‘Maubergeonne’, mariée à l’un de ses vassaux, et avoir jeté son dévolu sur des biens appartenant à la Papauté. Il se rachètera plus tard par des dons à l’Eglise, et peut-être par sa participation à des guerres contre les Musulmans en Espagne autour de 1123.
[35] Devant tous les débordements amoureux qui provoquent des conflits et servent les rivalités politiques, l’Eglise va, lors du IVe concile de Latran en 1215, faire du mariage en vue de la procréation un sacrement indissoluble sauf par la mort d’un des époux, et consacrer la soumission de l’épouse à son mari. Elle s’appuyait jusque là sur une parabole évangélique faisant dire à Jésus que les époux forment une seule chair et sur la Première épitre aux Corinthiens de Saint Paul. Mais l’union n’avait pas valeur sacrée. Il faudra attendre le concile de Trente en 1563 pour que l’Eglise admette aussi la ‘réjouissance mutuelle’ du couple dans le mariage.
[36] Ibn Hazm écrit : « Sache que l’amour est souverain sur les hommes, et qu’il tranche sans appel. Il est à la fois prince, juge et glaive, Ses ordres ne souffrent pas d’objection, ses lois ne tolèrent pas la rébellion. On n’envahit pas son empire, l’obéissance ne s’y marchande pas, on ne s’y dérobe pas à son devoir. Il défait ce qui était lié, dénoue ce qui était tressé, libère ce qui était gelé, renverse ce qui était établi, s’invite dans les logements du cœur et y autorise l’interdit ». De l’amour et des amants, op. cit. p. 63
[37] Elle jure n’avoir jamais eu entre les jambes que son époux et le passeur qui l’a portée sur son dos de l’autre côté du gué, se dégageant ainsi à la fois d’un mensonge et d’un aveu qui l’auraient fait échouer dans l’épreuve du feu. Elle souhaite alors échapper aux difficultés de son aventure amoureuse sans toutefois y renoncer.
[38] Elle refuse qu’il gâche son avenir ecclésiastique d’enseignant pour subvenir aux besoins d’une famille. Elle veut être son amie, « sa prostituée plutôt que son épouse ».
[39] Le chanoine ayant fini par surprendre leur liaison devenue publique, puis un enfant étant né, Abélard se voit contraint au mariage qu’il essaie de garder secret pour sauver sa carrière, en accord avec Héloïse, puis l’oblige à se réfugier (pour la protéger dit-on aussi) au couvent d’Argenteuil où il la rejoint parfois en cachette. Le chanoine furieux de ces machinations se venge en faisant châtrer Abélard par des sbires, à la consternation générale, et celui-ci se voit obligé de se retirer dans un monastère où il continuera sa mission intellectuelle en théologie. Porteur d’une pensée originale à l’époque et d’un droit moderne dans l’Eglise, partisan d’une confrontation des textes sacrés avec la philosophie et de l’éducation des femmes, il participe à la querelle des universaux et sera condamné pour hérésie à deux reprises, en 1121 et en 1140. Un ouvrage controversé est brûlé en 1123.
[40] Lettres d’Abélard et d’Héloïse, traduction nouvelle d’après le texte de Victor Cousin, précédée d’une introduction par Octave Gréard, 2ème édition, Paris, Garnier Frères, Libraires-Editeurs, 1875. Egalement Mews, Constant J., « Les lettres d’amour perdues et la théologie d’Abélard », Pierre Abélard, Colloque international de Nantes, Presses Universitaires de Rennes, p. 137 à 159
[41] « Peut-être mettras-tu plus de zèle à t’acquitter de ta dette à l’égard de toutes ces femmes qui se sont données à Dieu, dans la personne de celle qui s’est donnée exclusivement à toi. » Lettres… p. 15-16
[42] Les règles qu’Héloïse a fait accepter pour son couvent, composées par Abélard, ne lui survivront pas.
[43] Elle écrit en forme de salutation d’une de ses lettres : « À son maître ou plutôt à son père ; à son époux, ou plutôt à son frère ; sa servante, ou plutôt sa fille ; son épouse, ou plutôt sa sœur ; à Abélard, Héloïse. » idem, p. 16
[44] « Trêve aux éloges ! répond-elle avec une étrange véhémence à Abélard, qui avait essayé de flatter sa peine, en lui faisant chrétiennement entrevoir la récompense de ses mérites : on vante ma sagesse ; c’est qu’on ne connaît pas mon hypocrisie ; on porte au compte de la vertu la chasteté de la chair, comme si la vertu était l’affaire du corps et non celle de l’âme ! si je suis glorifiée parmi les hommes, je n’ai aucun mérite devant Dieu qui sonde les cœurs et les reins, et qui voit ce qui est caché. L’éloge venant de vous est d’autant plus dangereux qu’il me séduit et m’enivre… Non je ne cherche pas la couronne de la victoire… Dans quelque coin du ciel que Dieu me donne une place, il aura bien assez fait pour moi. » idem, p. 17
[45] Les goliards sont des clercs itinérants, entre les XIIe et XIIIe siècles, connus pour écrire, en latin, des chansons à boire et d’amour (Carmina Burana de Carl Orff par exemple), comme des poèmes satiriques qu’ils chantent et mettent parfois en scène dans le but de ridiculiser l’Eglise, la Noblesse, l’hypocrisie sociale. Ils se retrouvent souvent excommuniés.
[46] amicitia : au sens que lui donne Cicéron, c’est-à-dire comme qualité intérieure d’un individu, loin de toute recherche d’intérêt.
[47] Schimmel, Annemarie, L’Islam au féminin, la femme dans la spiritualité musulmane, traduit de l’allemand par Sabine Thiel, Albin Michel, 2000, p. 128. En fait, Annemarie Schimmel évoque l’image biblique mais non coranique d’Eve tirée d’une côte d’Adam, donc partie de celui-ci.
[48] Rilke, Rainer Maria, Les cahiers de Malte Laurids Brigge, in Œuvres I Prose, Seuil 1972, 2ème édition établie et présentée par Paul de Man, p. 700
[49] Jaccottet, Philippe, Rilke, Seuil, 2006, p. 73
[50] S.W.VI, p. 924/5 cité par Philippe Jaccottet, op. cit. p. 71
[22] Brogniet, Eric, op. cit. p. 1. On peut aussi évoquer un des derniers troubadours, en France, auteur, compositeur, interprète, Georges Brassens (1921-1981)
[23] Sallefranque, Charles, « Périples de l’amour en Orient et en Occident. Les origines arabes de l’amour courtois », L’Islam et l’Occident, op. cit. p. 94
[24] Petites royautés musulmanes.
[25] Sallefranque, Charles, op. cit. p. 96
[26] Idem, p.
[27] Cité par Sallefranque, Charles, op. cit. p. 97
[28] Labère, Nelly, Littératures du Moyen Âge, PUF, 2009, p. 144
[29] Elles peuvent l’être pour des raisons éthiques, en particulier chez un poète comme Ibn Hazm. Mais Guillaume IX n’hésite pas à scandaliser l’Eglise romaine par sa conduite et ce qu’il en relate. Et on verra que les mythes amoureux occidentaux ignorent souvent cette interdiction, ou du moins la transgressent. Mais relèvent-ils de l’amour courtois ? Ou bien l’amour courtois n’a-t-il pas pris de l’autonomie par rapport à son modèle arabe ?
[30] Labère, Nelly, op. cit. p. 177
[31] Brogniet, Eric, op. cit. p. 15. Les préjugés ont persisté jusqu’à ce jour. Un préfacier, Pierre Delorme, écrivait dans une présentation des Lettres de la religieuse portugaise, NOE, 1963, qu’il ne pouvait croire à l’authenticité de ces lettres si elles étaient attribuées à Mariana Alcoforado dans la mesure où les femmes portugaises du XVIIe siècle n’étaient pas instruites et où elles ne pouvaient être atteintes par la passion. « Elles semblent, en réalité, figées dans de profondes habitudes ancestrales d’effacement et de résignation. Qui ne connaît en effet la tristesse assez désespérée des fados (…) et ce fatalisme que les amours portugaises ont hérité de la conquête maure ? ». p. 23 Il en accuse l’influence du clergé catholique mais surtout « les séquelles de la civilisation arabe ». p. 22
[32] Brogniet, Eric, idem
[33] Il faut souligner que si la Chevalerie fut une institution d’abord militaire en France avant d’être gagnée par des valeurs autres que la bravoure – d’où l’évolution des chansons de geste – ce ne fut pas le cas en Arabie où c’est un esprit qui domine, indépendamment de toute institution. Voir Boutros-Ghali, Wacyf, La tradition chevaleresque des Arabes, EDDIF Casablanca, 1996 (1ère édition Plon-Nourrit et Cie, 1919) et Al-Sulami, Futuwah. Traité de chevalerie soufie, traduit, introduit et annoté par F. Skali, Albin Michel, 1989
[34] Il sera excommunié provisoirement en 1115 pour avoir abandonné sa seconde épouse – l’ancienne reine d’Aragon – en faveur de sa dame de Châtellerault, la ‘Maubergeonne’, mariée à l’un de ses vassaux, et avoir jeté son dévolu sur des biens appartenant à la Papauté. Il se rachètera plus tard par des dons à l’Eglise, et peut-être par sa participation à des guerres contre les Musulmans en Espagne autour de 1123.
[35] Devant tous les débordements amoureux qui provoquent des conflits et servent les rivalités politiques, l’Eglise va, lors du IVe concile de Latran en 1215, faire du mariage en vue de la procréation un sacrement indissoluble sauf par la mort d’un des époux, et consacrer la soumission de l’épouse à son mari. Elle s’appuyait jusque là sur une parabole évangélique faisant dire à Jésus que les époux forment une seule chair et sur la Première épitre aux Corinthiens de Saint Paul. Mais l’union n’avait pas valeur sacrée. Il faudra attendre le concile de Trente en 1563 pour que l’Eglise admette aussi la ‘réjouissance mutuelle’ du couple dans le mariage.
[36] Ibn Hazm écrit : « Sache que l’amour est souverain sur les hommes, et qu’il tranche sans appel. Il est à la fois prince, juge et glaive, Ses ordres ne souffrent pas d’objection, ses lois ne tolèrent pas la rébellion. On n’envahit pas son empire, l’obéissance ne s’y marchande pas, on ne s’y dérobe pas à son devoir. Il défait ce qui était lié, dénoue ce qui était tressé, libère ce qui était gelé, renverse ce qui était établi, s’invite dans les logements du cœur et y autorise l’interdit ». De l’amour et des amants, op. cit. p. 63
[37] Elle jure n’avoir jamais eu entre les jambes que son époux et le passeur qui l’a portée sur son dos de l’autre côté du gué, se dégageant ainsi à la fois d’un mensonge et d’un aveu qui l’auraient fait échouer dans l’épreuve du feu. Elle souhaite alors échapper aux difficultés de son aventure amoureuse sans toutefois y renoncer.
[38] Elle refuse qu’il gâche son avenir ecclésiastique d’enseignant pour subvenir aux besoins d’une famille. Elle veut être son amie, « sa prostituée plutôt que son épouse ».
[39] Le chanoine ayant fini par surprendre leur liaison devenue publique, puis un enfant étant né, Abélard se voit contraint au mariage qu’il essaie de garder secret pour sauver sa carrière, en accord avec Héloïse, puis l’oblige à se réfugier (pour la protéger dit-on aussi) au couvent d’Argenteuil où il la rejoint parfois en cachette. Le chanoine furieux de ces machinations se venge en faisant châtrer Abélard par des sbires, à la consternation générale, et celui-ci se voit obligé de se retirer dans un monastère où il continuera sa mission intellectuelle en théologie. Porteur d’une pensée originale à l’époque et d’un droit moderne dans l’Eglise, partisan d’une confrontation des textes sacrés avec la philosophie et de l’éducation des femmes, il participe à la querelle des universaux et sera condamné pour hérésie à deux reprises, en 1121 et en 1140. Un ouvrage controversé est brûlé en 1123.
[40] Lettres d’Abélard et d’Héloïse, traduction nouvelle d’après le texte de Victor Cousin, précédée d’une introduction par Octave Gréard, 2ème édition, Paris, Garnier Frères, Libraires-Editeurs, 1875. Egalement Mews, Constant J., « Les lettres d’amour perdues et la théologie d’Abélard », Pierre Abélard, Colloque international de Nantes, Presses Universitaires de Rennes, p. 137 à 159
[41] « Peut-être mettras-tu plus de zèle à t’acquitter de ta dette à l’égard de toutes ces femmes qui se sont données à Dieu, dans la personne de celle qui s’est donnée exclusivement à toi. » Lettres… p. 15-16
[42] Les règles qu’Héloïse a fait accepter pour son couvent, composées par Abélard, ne lui survivront pas.
[43] Elle écrit en forme de salutation d’une de ses lettres : « À son maître ou plutôt à son père ; à son époux, ou plutôt à son frère ; sa servante, ou plutôt sa fille ; son épouse, ou plutôt sa sœur ; à Abélard, Héloïse. » idem, p. 16
[44] « Trêve aux éloges ! répond-elle avec une étrange véhémence à Abélard, qui avait essayé de flatter sa peine, en lui faisant chrétiennement entrevoir la récompense de ses mérites : on vante ma sagesse ; c’est qu’on ne connaît pas mon hypocrisie ; on porte au compte de la vertu la chasteté de la chair, comme si la vertu était l’affaire du corps et non celle de l’âme ! si je suis glorifiée parmi les hommes, je n’ai aucun mérite devant Dieu qui sonde les cœurs et les reins, et qui voit ce qui est caché. L’éloge venant de vous est d’autant plus dangereux qu’il me séduit et m’enivre… Non je ne cherche pas la couronne de la victoire… Dans quelque coin du ciel que Dieu me donne une place, il aura bien assez fait pour moi. » idem, p. 17
[45] Les goliards sont des clercs itinérants, entre les XIIe et XIIIe siècles, connus pour écrire, en latin, des chansons à boire et d’amour (Carmina Burana de Carl Orff par exemple), comme des poèmes satiriques qu’ils chantent et mettent parfois en scène dans le but de ridiculiser l’Eglise, la Noblesse, l’hypocrisie sociale. Ils se retrouvent souvent excommuniés.
[46] amicitia : au sens que lui donne Cicéron, c’est-à-dire comme qualité intérieure d’un individu, loin de toute recherche d’intérêt.
[47] Schimmel, Annemarie, L’Islam au féminin, la femme dans la spiritualité musulmane, traduit de l’allemand par Sabine Thiel, Albin Michel, 2000, p. 128. En fait, Annemarie Schimmel évoque l’image biblique mais non coranique d’Eve tirée d’une côte d’Adam, donc partie de celui-ci.
[48] Rilke, Rainer Maria, Les cahiers de Malte Laurids Brigge, in Œuvres I Prose, Seuil 1972, 2ème édition établie et présentée par Paul de Man, p. 700
[49] Jaccottet, Philippe, Rilke, Seuil, 2006, p. 73
[50] S.W.VI, p. 924/5 cité par Philippe Jaccottet, op. cit. p. 71
Bayâd dans une maison avec des femmes alors qu'il remet une lettre pour Riyâd. Histoire de Bayâd et Riyâd al andalus wa al maghreb. Histoire d’amour arabe