« Si nous voulons définir (la société jahiliyya) de manière objective, dit Sayyid Qutb, c'est, dirons-nous, toute société qui n'est pas au service de Dieu et de Dieu seul » (Ma'alim fi at-Tarîq)
Nous proposons ici la première partie d'une étude déjà ancienne (publiée en 1994) et réalisée par le chercheur Mohammed EL AYADI (m. 2013). Elle se proposait de plonger aux sources des théoriciens des courants dits islamistes pour en dégager les idées fondamentales. Ce sont ces mêmes idées qui constituent de nos jours les racines du discours d'une organisation comme Daesh, d'où l'étonnante actualité de ce texte.
Il convient tout de même de se remémorer que Sayyid Qutb écrivit son oeuvre majeure, « Fî zilâl al-qur'ân » (À l'ombre du Coran), d'où il tira l'opuscule Ma'alim fi at-Tarîq (Les jalons sur la route), en grande partie pendant les années qu'il passa en prison sous le pouvoir nassérien, avant d'être exécuté en 1966.
Cette première partie traite de la Jahiliyya .
Retrouver la seconde partie ici.
Contrairement à l'image de l'Islam chez les Occidentaux qui a fait l'objet d'études sérieuses dont quelques unes ont marqué la recherche sur l'islam en Occident [1], la vision que les Musulmans ont de l'Occident est, peu connue et les travaux savants sont pratiquement inexistants dans ce domaine. La présente communication n'a ni la prétention, ni les moyens de combler cette lacune. Son ambition se limite à tracer les contours de l'image [2] de l'Occident dans un discours spécifique qu'on pourrait qualifier d'islamiste, non pas parce qu'il est essentiellement le fait des théoriciens des courants dits islamistes, mais parce qu'il utilise une grille religieuse dans sa représentation de l'autre. L'utilisation de cette grille n'est évidemment pas la propriété exclusive des militants islamistes ; elle est aussi utilisée par les religieux indépendants et, également, par des écrivains et intellectuels appartenant parfois même à des courants considérés comme « laïques »
L'image dont il s'agit ici est une image profondément ancrée dans l'imaginaire populaire du fait d'un long et constant travail des discours religieux sur la formation de cet imaginaire. Les militants et les théoriciens islamistes sont dans ce domaine les héritiers d'une longue tradition qui inscrit la position du Musulman à l'égard de l'autre dans le cadre de fa vision originelle de l'islam primitif à l'égard des anciens infidèles. Les Oulémas classiques ont de tout temps œuvré à garder vivante cette vision des choses dans l'esprit des Musulmans et les nouveaux clercs œuvrent aujourd'hui à l'actualiser et à l'adapter aux nouvelles donnes du monde moderne.
L'image dont il s'agit ici est une image profondément ancrée dans l'imaginaire populaire du fait d'un long et constant travail des discours religieux sur la formation de cet imaginaire. Les militants et les théoriciens islamistes sont dans ce domaine les héritiers d'une longue tradition qui inscrit la position du Musulman à l'égard de l'autre dans le cadre de fa vision originelle de l'islam primitif à l'égard des anciens infidèles. Les Oulémas classiques ont de tout temps œuvré à garder vivante cette vision des choses dans l'esprit des Musulmans et les nouveaux clercs œuvrent aujourd'hui à l'actualiser et à l'adapter aux nouvelles donnes du monde moderne.
Récapitulation des thèmes dominants dans l'imaginaire islamiste sur l'Occident
Lisons, pour commencer, un texte écrit sur l'Occident par Sayyid Qutb, le célèbre théoricien des Frères musulmans égyptiens dans les années 50, actuel maître à penser des courants activistes de l'islamisme contemporain.
« Nous étions une minorité nous réclamant de l'islam en Amérique au cours des années que j'y ai passées. Certains prenaient une position défensive de justification de leur islam. Mais moi, c'était tout le contraire, je suivais une position offensive contre cette ignorance Jahiliyya moderne et occidentale avec des croyances religieuses bafouillantes et des situations sociales, économiques, morales désastreuses. Toutes les représentations des « hypostases » de la Trinité, du Péché original, de la Rédemption ne font que du mal à la raison et à la conscience ! Et ce capitalisme d'accumulation, de monopoles, d'intérêts usuriers, tout d'avidité ! Et cet individualisme égoïste qui empêche toute solidarité spontanée autre que celle à laquelle obligent les lois ! Cette vue matérialiste minable, desséchée, de la vie ! Cette liberté bestiale qu'on nomme la mixité, ce marché d'esclaves nommé « émancipation de la femme », ces ruses et anxiétés d'un système de mariages et de divorces si contraire à la vie naturelle ! Cette discrimination raciale si forte et si féroce ! etc. En comparaison, quelle raison, quelle hauteur de vue, quelle humanité, en Islam [3]!».
Ce jugement émane d'une personne qui a connu l'Occident et vécu pendant deux ans aux États-Unis, de 1948 à 1951. Ce texte de Qutb récapitule d'abord les thèmes dominants dans la littérature islamiste sur l'Occident, thèmes familiers que nous pouvons également relever dans les écrits de certains éminents penseurs de l'Islam contemporain ou encore en parcourant les chapitres destinés à démontrer fa supériorité de l'Islam sur l'Occident et ses idéologies dans certains manuels enseignés dans les écoles publiques [4] Le texte résume ensuite l'attitude islamiste à l'égard de la civilisation occidentale. On voit ainsi que l'Occident est synonyme d'ignorance, de déviation, d'errance, d'individualisme, d'égoïsme, de matérialisme, de bestialité, de libertinage, de discrimination et de racisme,etc. En somme Sayyid Qutb confirme l'attitude islamiste à l'égard de fa civilisation occidentale sur les points suivants :
1. La faillite du savoir moderne et la supériorité de l'Islam par rapport à toutes les manifestations de la connaissance humaine en Occident
2. L'incompatibilité entre l'islam et le savoir dit occidental.
3. L'échec total de fa civilisation occidentale et l'incompatibilité de ses valeurs avec la nature humaine.
4. La supériorité du modèle social islamique sur le modèle social occidental.
2. L'incompatibilité entre l'islam et le savoir dit occidental.
3. L'échec total de fa civilisation occidentale et l'incompatibilité de ses valeurs avec la nature humaine.
4. La supériorité du modèle social islamique sur le modèle social occidental.
L'actualisation de la notion de Jahiliyya
Dans son acception classique, le terme Jahiliyya s'applique à la société antéislamique. À travers ce terme, l'historiographie musulmane décrivait le mode de vie des habitants de l'Arabie avant l'avènement de l'islam dans une perspective comparatiste semblable à ceUe de l'ethnologie évolutionniste comparant fa société « civilisée » avec la société « sauvage ». La nouveauté chez Sayyid Qutb consiste dans l'application de cette notion de Jahiliyya à la société humaine contemporaine dans son ensemble, y compris aux sociétés considérées aujourd'hui comme islamiques. La civilisation occidentale vient, bien entendu, en tête de ces sociétés, considérées par Sayyid Qutb comme des sociétés Jahiliyya contemporaines. « Si nous voulons définir (la société jahiliyya) de manière objective, dit Sayyid Qutb, c'est, dirons-nous, toute société qui n'est pas au service de Dieu et de Dieu seul [5] »
L'islam, selon Sayyid Qutb, fait la distinction entre deux types de sociétés : la société islamique et la société Jahiliyya. La première n'a existé que durant une courte période, de 632 à 660, c'est-à-dire au temps du règne du Prophète et de ses quatre successeurs (Abou Bakr, Omar, Ottoman et Ali), alors que la seconde domine aujourd'hui le monde entier. Le principe sur lequel repose cette opposition entre le modèle de l'islam et le modèle occidental consiste, selon Qutb, dans le fait que la société Jahiliyya repose sur le principe de « l'opposition à la domination de Dieu sur la terre et à la caractéristique principale du Divin à savoir la souveraineté de Dieu (al hakimiyya) : elle en investit les hommes... en (leur) permettant de s'arroger indûment le droit d'établir les valeurs, de légiférer, d'élaborer des systèmes, de prendre des positions. Or, s'opposer ainsi à la domination de Dieu, c'est être l'ennemi de ses fidèles [6] ». On oppose donc la société de Dieu à la société des hommes et on considère cette dernière, sous ses différentes formes, comme le résultat d'une perversion originelle substituant le pouvoir des hommes au pouvoir divin. Le résultat de cette perversion, selon Sayyid Qutb, c'est la banqueroute de la civilisation moderne.
L'islam, selon Sayyid Qutb, fait la distinction entre deux types de sociétés : la société islamique et la société Jahiliyya. La première n'a existé que durant une courte période, de 632 à 660, c'est-à-dire au temps du règne du Prophète et de ses quatre successeurs (Abou Bakr, Omar, Ottoman et Ali), alors que la seconde domine aujourd'hui le monde entier. Le principe sur lequel repose cette opposition entre le modèle de l'islam et le modèle occidental consiste, selon Qutb, dans le fait que la société Jahiliyya repose sur le principe de « l'opposition à la domination de Dieu sur la terre et à la caractéristique principale du Divin à savoir la souveraineté de Dieu (al hakimiyya) : elle en investit les hommes... en (leur) permettant de s'arroger indûment le droit d'établir les valeurs, de légiférer, d'élaborer des systèmes, de prendre des positions. Or, s'opposer ainsi à la domination de Dieu, c'est être l'ennemi de ses fidèles [6] ». On oppose donc la société de Dieu à la société des hommes et on considère cette dernière, sous ses différentes formes, comme le résultat d'une perversion originelle substituant le pouvoir des hommes au pouvoir divin. Le résultat de cette perversion, selon Sayyid Qutb, c'est la banqueroute de la civilisation moderne.
« De nos jours, l'humanité est au bord du gouffre (...) à cause de sa faillite dans le domaine des valeurs sous l'égide desquelles l'homme aurait pu vivre harmonieusement et évoluer. » « Telle est l'évidence, confirme Sayyid Qutb, qui ajoute : Considérons le monde occidental, où n'ont plus cours aujourd'hui les « valeurs » qu'il donne en exemple à l'humanité. il ne possède même plus ce par quoi il convainc sa conscience qu'il mérite l'existence, après que sa « démocratie » s'est accomplie par ce qui présente tous les traits d'une banqueroute... [7]»
Abdessalam Yassine, un autre théoricien de l'islamisme contemporain, confirme l'analyse de Sayyid et utilise lui aussi la notion de Jahiliyya pour décrire la société occidentale :
« Il n'y a pas de doute que les sociétés où est née la civilisation matérialiste en réaction contre la religion de l’Église, que ces sociétés qui ont connu la naissance de l'État-Nation comme vérité politique suprême, que ces sociétés qui ont connu les guerres les plus affreuses et qui ont fabriqué les bombes atomiques et tous les outils de l'enfer, il n'y a pas de doute que toutes ces sociétés sont des sociétés jahiliyya [8]. »
Abdessalam Yassine continue l'oeuvre de Qutb et, à la suite de son maître, il participe au travail de réactivation et d'actualisation de certaines notions empruntées à la théologie musulmane classique. Pour Yassine aussi, la notion de Jahiliyya est une notion générale dont l'utilisation ne peut être limitée à la description de la situation de l'Arabie avant l'avènement de l'islam : elle s'applique parfaitement à la société occidentale et à la civilisation moderne que certains Musulmans voudraient suivre comme modèle au lieu et à la place de l'islam, la Jahiliyya étant définie ici en tant que « mixture » (tarkiba) de trois éléments essentiel, tous réunis, selon Yassine, dans les sociétés occidentales modernes, à savoir l'ignorance de Dieu à travers la laïcité, l'esprit clanique à travers les nationalismes, et la violence à travers les guerres et fa répression [9]. La civilisation contemporaine n'est, selon la même description, qu'une nouvelle forme d'idolâtrie wataniyya , basée sur l'athéisme, le nationalisme et la violence ». Sous le vocable de Jahiliyya se présente ainsi chez Yassine l'image d'un Occident décadent et dépourvu de toute valeur digne de l'être humain.
« La civilisation occidentale aujourd'hui est une civilisation dépourvue de toute valeur, sauf de valeurs matérielles pragmatiques comptées en argent et en investissement. .. Le matérialisme est la religion des démocraties occidentales qui ne sont chrétiennes que par le nom comme il est aussi et par principe la religion des socialismes communistes athées. La religion de toutes ces sociétés est la force militaire, l'équilibre stratégique, les intérêts économiques et fa course pour fa domination des centres géo-politiquement importants. Et, à l'intérieur de ces sociétés, l'homme court derrière fa jouissance bestiale, la prostitution et l'homosexualité qui sont devenues des pratiques courantes protégées par la loi. L'homme, au sein de ces sociétés, s'adonne au crime, à la drogue et à « l'art » avec tout ce que le mot art signifie comme images de fuite devant la réalité. Et une fois qu'il a épuisé tout ce que lui donne cette civilisation matérielle comme occasions de jouissance et de sécurité matérielle, l'homme occidental finit par s'adonner avec frénésie au suicide pour oublier le vide et la prospérité animale auxquels la nature humaine répugne [11]. »
La notion de Jahiliyya est fondamentale dans l'édifice théorique des islamistes puisque c'est à partir d'elle que Sayyid Qutb, puis Abdessalam Yassine et leurs disciples en Orient et en Occident musulmans, construisent leur vision de l'Occident. En ramenant celui-ci au modèle de la Jahiliyya antérieure à l'Hégire, les islamistes disciples de Sayyid Qutb préconisent à son égard une attitude semblable à celle qu'eurent le Prophète et ses compagnons à l'égard de la Jahiliyya originelle [12]. « Il est inévitable, dit Yassine, de combattre le monde de la Jahiliyya par la seule arme qui lui fait peur et qu'il déteste : l'islam [13]. » Yassine et les islamistes contemporains font ici encore appel à une notion, classique qu'ils réadaptent aux besoins de leur combat idéologique : le Jihad.
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Retrouvez ici la seconde partie.
El Ayadi Mohammed. L'image de l'Occident dans le discours islamiste. In: L'Homme et la société, N. 114, 1994. État démocratique ou état confessionnel ? Autour du conflit israël-palestine. pp. 87-99.
Texte sous licence creative commons BY NC ND
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[1]. Voir Jean- Jacques Waardenburg, L'Islam dans le miroir de l'Occident, Paris, Mouton, 1962 ; Maxime Rodinson, La fascination de l'Islam, Paris, Maspero, 1980 ; Micham Djait, L'Europe et l'Islam, Paris, Seuil, 1978 ; Edward Saïd, L'orientalisme, l'Orient créé par l'Occident, Paris, Seuil, 1980 (1978) ; Albert Hourani, Islam in European thought, Cambridge University Press, 1991.
[2]. On entend par image ici la représentation de l'autre dans l'imaginaire populaire de chacune des deux cultures. C'est une image dont on peut déceler les contours dans les propos de l'homme ordinaire comme dans les discours plus élaborés de certains hommes politiques et de certains professionnels.
[3]. Sayyid Qutb, Ma'alimfî at-Tarîq, (« Signes de piste »), Union islamique mondiale, p. 160.
[4]. Voir Mohmmed El Ayadi, «Le modèle social marocain à la lumière du discours scolaire », thèse de doctorat de troisième cycle, Université de la Sorbonne nouvelle - Paris m, 1983.
[5]. Ma'alim fi at-Tarîq, p. 60.
[6]. Ibidem, p. 10.
[7]. Ibidem, p. 5.
[8]. Abdessalam YASSINE, Ai-Islam wa al-qawmiyya al- ilmaniyya (« L'Islam et le nationalitarisme laïc »), Mohammadia, Fédala, 1989, p. 68.
[9]. Ibidem, p. 65-73.
[10]. Ibidem, p. 70-73.
[11]. Ibidem, p. 65-66.
[12]. Voir l'analyse de la stratégie des groupes se réclamant de Sayyid Qutb dans Gilles KÉPEL, Le Prophète et le Pharaon, Paris, La Découverte, 1984.
[13]. Al-Islam wa al kawmiyya al-ilmaniyya, op. cit. p. 73.
[1]. Voir Jean- Jacques Waardenburg, L'Islam dans le miroir de l'Occident, Paris, Mouton, 1962 ; Maxime Rodinson, La fascination de l'Islam, Paris, Maspero, 1980 ; Micham Djait, L'Europe et l'Islam, Paris, Seuil, 1978 ; Edward Saïd, L'orientalisme, l'Orient créé par l'Occident, Paris, Seuil, 1980 (1978) ; Albert Hourani, Islam in European thought, Cambridge University Press, 1991.
[2]. On entend par image ici la représentation de l'autre dans l'imaginaire populaire de chacune des deux cultures. C'est une image dont on peut déceler les contours dans les propos de l'homme ordinaire comme dans les discours plus élaborés de certains hommes politiques et de certains professionnels.
[3]. Sayyid Qutb, Ma'alimfî at-Tarîq, (« Signes de piste »), Union islamique mondiale, p. 160.
[4]. Voir Mohmmed El Ayadi, «Le modèle social marocain à la lumière du discours scolaire », thèse de doctorat de troisième cycle, Université de la Sorbonne nouvelle - Paris m, 1983.
[5]. Ma'alim fi at-Tarîq, p. 60.
[6]. Ibidem, p. 10.
[7]. Ibidem, p. 5.
[8]. Abdessalam YASSINE, Ai-Islam wa al-qawmiyya al- ilmaniyya (« L'Islam et le nationalitarisme laïc »), Mohammadia, Fédala, 1989, p. 68.
[9]. Ibidem, p. 65-73.
[10]. Ibidem, p. 70-73.
[11]. Ibidem, p. 65-66.
[12]. Voir l'analyse de la stratégie des groupes se réclamant de Sayyid Qutb dans Gilles KÉPEL, Le Prophète et le Pharaon, Paris, La Découverte, 1984.
[13]. Al-Islam wa al kawmiyya al-ilmaniyya, op. cit. p. 73.