Publié le 7 janvier 2015
Par Jean-Charles Coulon (Chargé de collections pour le domaine arabe à la bibliothèque universitaire des langues et civilisations (Bulac/Inalco) ; secrétaire de rédaction de la revue Arabica) et Heidi Toelle (Professeur émérite de littérature arabe moderne à l’université Paris III Sorbonne-Nouvelle ; directrice de la revue Arabica).
Comment communiquer et créer des ponts quand on ne peut pas échanger ni se comprendre ? Les auteurs de cette tribune dénoncent les conséquences du délaissement de l’enseignement de la langue arabe en France, l’une des langues les plus parlées au monde, et appellent à un tournant politique.
Écouter les élites politiques et certains médias français parler du monde arabe est un spectacle consternant qui en dit long sur l’ignorance et le mépris dont la culture et la civilisation arabes font actuellement l’objet. Ainsi, l’actuel président de la République, François Hollande, rebaptise « Daech » du nom de « Dash », et on se souviendra de l’intervention de Nicolas Sarkozy1, alors ministre de l’intérieur, au cours de laquelle il a qualifié les sunnites d’« ethnie » et s’est avéré incapable de différencier sunnites et chiites. Et ne parlons pas des spécialistes autoproclamé(e)s, bien implanté(e)s dans les médias, qui dénigrent du haut de leur ignorance le travail de chercheurs spécialistes à la compétence internationalement reconnue.
Enfin, les Occidentaux se glorifient d’avoir éliminé des dictateurs laïcs, mais entretiennent les meilleures relations avec les pires dictateurs théocratiques, voire esclavagistes. Aucune réflexion n’est menée sur la politique irresponsable des Occidentaux — dont la France —, alors qu’elle a conduit à la situation catastrophique dans laquelle se trouve actuellement le monde arabe et musulman et a un effet néfaste sur le climat social en France. Ne serait-il pas mieux que conseillers politiques, diplomates et journalistes aient une formation adéquate, voire une connaissance approfondie de la langue, de la culture et de l’histoire du monde arabe et musulman ? Or, quand on examine ce qui se passe au niveau des ministères de l’éducation nationale et de l’enseignement supérieur et de la recherche, on ne peut que déplorer que les choses n’aillent pas dans le bon sens.
En effet, des années 1970 à aujourd’hui, plus il y a d’élèves d’origine arabe en France, et parmi eux d’élèves désireux d’apprendre l’arabe, moins il y a de cours et de professeurs d’arabe dans le secondaire. Ainsi, en 2014, environ 9 000 élèves sur presque 5 millions et demi étudient l’arabe dans le secondaire, soit approximativement 0,16 %. Or, on sait que les élèves qui apprennent l’arabe en France sont en réalité beaucoup plus nombreux : ils l’apprennent donc à la mosquée ou dans des cours privés, ce qui contribue à leur faire identifier l’arabe exclusivement comme une langue religieuse, la langue du Coran, et leur interdit d’en découvrir toutes les autres facettes. Faut-il souligner que l’enseignement de l’arabe dans l’école publique et dans les universités ferait comprendre aux élèves et aux étudiants que l’arabe n’est pas seulement la langue du Coran et des enseignements du Prophète, mais celle d’une culture vieille de plus de 1500 ans qui a, entre autres, produit l’une des plus grandes littératures du monde — encore largement ignorée par les Français — et introduit une partie de la philosophie et des sciences grecques en Europe ?
Il serait donc temps d’inciter les principaux et proviseurs à créer des sections d’arabe. En effet, bon nombre d’entre eux refusent depuis des décennies de le faire par crainte que leur établissement ne se trouve méprisé et associé, dans l’imaginaire collectif, aux zones d’éducation prioritaire (ZEP). Il serait également temps de faire comprendre aux parents d’élèves et aux élèves eux-mêmes, quelle que soit leur origine, l’intérêt de s’ouvrir à une culture autre et d’apprendre à mieux connaître celle dont on est originaire. Ajoutons que l’enseignement de l’arabe dans l’école publique contribuerait certainement à l’ouverture d’esprit des élèves de toutes origines. Enfin, un tel enseignement constituerait une réelle reconnaissance de la culture arabe qui ne se résume pas à la religion, contribuerait sans doute à faire reculer les discriminations dont les Français d’origine arabe et/de confession musulmane sont actuellement victimes, entre autres, lors du recrutement dans le privé, mais aussi, hélas ! dans le secteur public, y compris dans les universités et les bibliothèques universitaires.
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SIGNATAIRES DE LA TRIBUNE
- Sobhi Boustani, professeur de littérature arabe moderne à l’Institut national des langues et civilisations orientales (Inalco) ;
- Pascal Buresi, directeur de recherche au Centre interuniversitaire d’histoire et d’archéologie médiévales du Centre national de la recherche scientifique (CIHAM-UMR 5648/CNRS), directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales (Ehess), directeur de l’Institut d’études de l’islam et des sociétés du monde musulman (IISMM) ;
- Chihab Dghim, docteur ès lettres en littérature arabe, qualifié au poste de maître de conférence, au chômage ;
- Brigitte Foulon, maître de conférences de littérature classique habilitée à diriger des recherches à l’université de Paris III-Sorbonne Nouvelle ;
- Jean-Claude Garcin, professeur honoraire d’histoire de l’islam médiéval à l’université d’Aix-Marseille ;
- Marie-Aimée Germanos, maître de conférence en linguistique à l’Inalco ;
- Pierre Guichard, professeur émérite d’histoire de l’islam médiéval à l’université de Lyon II-Lumière ;
- Kadhim Jihad Hassan, écrivain et traducteur, professeur de littérature arabe et comparée à l’Inalco ;
- Pierre Lory, directeur d’étude en islamologie à l’École pratique des hautes études (EPHE) ;
- Catherine Mayeur-Jaouen, professeur d’histoire contemporaine à l’Inalco, présidente du groupement d’intérêt scientifique (GIS) Moyen-Orient et mondes musulmans ;
- Christian Müller, directeur de recherche (CNRS) et responsable de la section arabe de l’Institut de recherche et d’histoire des textes (IHRT).
JEAN-CHARLES COULON
Chargé de collections pour le domaine arabe à la bibliothèque universitaire des langues et civilisations (Bulac/Inalco) ; secrétaire de rédaction de la revue Arabica.
HEIDI TOELLE
Professeur émérite de littérature arabe moderne à l’université Paris III Sorbonne-Nouvelle ; directrice de la revue Arabica.